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IX
ENFANCE ET JEUNESSE DE KOSCIUSZKO (1746-1776)

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Le héros de la Pologne n’est pas proprement Polonais; il appartient à cette mystérieuse Lithuanie qui, dans le labyrinthe immense de ses bois et de ses marais, semble une première défense de l’Europe opposée à la Russie. Plusieurs des dons brillants de la Pologne manquent à la Lithuanie; elle en a d’autres plus graves. Les Polonais, relativement, semblent les fils du soleil; les Lithuaniens, ceux de l’ombre. Chez eux commence le grand Nord et les forêts sans limites. Leurs chants très doux ont toute la mélancolie de ce climat. L’âme lithuanienne est rêveuse, mystique, pleine du sentiment de l’infini et du monde à venir.

Le père de Kosciuszko était un musicien passionné, infatigable; il donnait à la musique tout le temps dont il pouvait disposer. C’était un de ces petits gentilshommes, innombrables en ce pays, qui n’ont rien que leur épée, et vivent dans la domesticité des grands, ou de l’exploitation rurale de quelque noble domaine. Client des princes Czartorysky, il avait servi dans un régiment d’artillerie pendant trente années de paix. Retiré, il cultivait un domaine du comte Flemming, beau-père d’un Czartorysky.

Cette famille, qui avait entrepris la tâche difficile de réformer la nation en présence de l’ennemi, et pour ainsi dire sous la main des Russes, cherchait de tous côtés des hommes. Elle n’avait jamais perdu de vue les Kosciuszko; c’est elle qui fit placer le jeune Thadée Kosciuszko, né en 1746, à l’école des cadets, que le roi Stanislas-Auguste venait de fonder à Varsovie.

Kosciuszko y arrivait déjà préparé. Enfant, il était plein d’ardeur, avide d’apprendre, d’agir; il semblait que l’action, toujours ajournée pour le père dans la longue période oisive où s’était écoulée sa vie, s’était comme accumulée, et qu’elle éclatait dans son fils. Affamé d’études dans son désert, il profita des leçons d’un vieil oncle qui avait beaucoup voyagé et qui venait quelques mois par an à la ferme de son père. Il apprit de lui un peu de dessin, de mathématiques, de langue française. En même temps, il lisait tout seul les Hommes illustres de Plutarque, il en faisait des extraits, il s’assimilait le génie héroïque de l’Antiquité.

L’enfant sauvage et studieux, dans sa solitude, avait quelque chose de violent, de fougueux, d’indompté. Ce qui le ramenait à la douceur, lui mettait le mors et la bride, si l’on peut ainsi parler, c’était son amour de la famille, spécialement les égards et la protection chevaleresque qu’il sentait devoir à ses sœurs, deux petites filles très jeunes. De là peut-être la noble et pure tendresse qu’il eut généralement pour la femme, et la prédilection singulière pour les enfants qu’il montra toute sa vie.

Il arriva aux écoles dans un moment triste et dramatique, au moment où la Pologne accepta un roi de la main des Russes. Le vrai roi fut dès lors l’ambassadeur de Russie, le féroce Repnin. On vit celui-ci, sans honte ni pudeur, sans pitié d’un peuple si fier, enlever du milieu de la diète les membres opposants et les envoyer en Russie (1767). Nul doute que ces spectacles n’aient puissamment remué le cœur du jeune Kosciuszko, doublé ses efforts; il avait hâte de servir sa patrie humiliée. Il prolongeait ses études bien avant dans la nuit, se plongeait les pieds dans l’eau froide pour combattre le sommeil. Dure épreuve dans un tel climat. Chaque soir, il avertissait le veilleur qui, toute la nuit, entretenait les feux et chauffait les bâtiments de l’école. Un cordon lié à son bras et circulant dans les corridors le tirait du lit à trois heures.

Chaque année on désignait, sur un examen, quatre élèves voyageurs qui devaient se perfectionner dans les principaux instituts militaires de l’Europe. Kosciuszko fut de ce nombre. Il fut envoyé à l’académie militaire de Versailles, puis à Brest, pour étudier la fortification et la tactique navales. Enfin il passa quelque temps à Paris.

C’était vers 1770, ou à peu près. Jamais, pour les lettres et les arts, la France ne fut plus brillante. La grande période philosophique, ouverte par l’Esprit des lois, continuée par l’Émile, se fermait glorieusement avec la défense de Sirven et de Calas. Par Voltaire et Rousseau, la France avait en quelque sorte le pontificat de l’humanité. Un doux esprit de bienveillance, de philanthropie et de liberté semblait d’ici se répandre en Europe.

L’âme du jeune Polonais s’abreuva profondément à cette coupe, et se pénétra de l’amour des hommes. Il resta le fils de ce temps, le fils de la France d’alors. Les temps terribles qui suivirent, les plus extrêmes nécessités, ses périls, ceux de la patrie, ne purent le faire dévier de la ligne tracée par la philosophie française: humanité et tolérance. Il y resta fidèle aux dépens de la victoire et de la vie.

Il était à Paris au moment du premier partage, quand la Pologne, qui essayait de se réformer elle-même et de prendre une vie meilleure, en fut punie par ses voisins et disséquée vivante. Kosciuszko revint, âgé de vingt-six ans, et reçut en arrivant une inutile épée de capitaine d’artillerie, et des canons pour n’en rien faire. Il n’y avait pas, cependant, à chercher bien loin l’ennemi; il était au cœur de la Pologne. Notre jeune officier se consumait dans ce déplorable repos, voyait très peu le monde. Un jour (en 1776), tout le corps des officiers est invité à un grand bal pour la fête du roi. Kosciuszko s’y rend par devoir. Son cœur y est saisi; une jeune fille s’en empare. Elle l’a gardé jusqu’à la mort.

Sosnowska, c’était son nom, était malheureusement placée, par la naissance et par la fortune, très loin de Kosciuszko. C’était la fille de l’hetman de Lithuanie, Joseph Sosnowski, orgueilleux et puissant seigneur, un de ces vieux Polonais rois sur leurs terres, implacables pour quiconque aurait osé lever les yeux sur leur auguste famille, tels que le vieux palatin qui lia Mazeppa sur un cheval indompté.

Ce fut justement cet orgueil qui ouvrit la porte à Kosciuszko. Envoyé avec le corps où il servait, il habita avec son colonel le château du maréchal. Celui-ci n’imagina pas qu’un jeune homme tellement inférieur se méconnût au point d’aimer sa fille. On le laissa la voir sans cesse, lui parler, lui donner des leçons; il enseigna le français, puis l’amour. Les femmes polonaises, dans un pays si agité, mêlées au mouvement de bonne heure, et du moins entendant toujours parler des grandes affaires du pays, ont un tact remarquable pour apprécier les hommes. Elles les jugent parce qu’elles les font, usant glorieusement de leur empire pour exiger des choses héroïques.

Jamais amour ne fut moins aveugle ni mieux mérité. Ce n’était point un mérite possible, futur, qu’elle aimait; c’était déjà un homme accompli. A trente ans, il était dans la plénitude de ses dons et de ses vertus. Il apparut à Sosnowska ce qu’il était en effet, un héros.

Il n’avait pu rien faire encore, et l’apparence physique n’était point en sa faveur. A en juger par les portraits, il avait le menton saillant, ainsi que les pommettes des joues. Le nez, fortement retroussé, donnait à sa figure quelque chose, non de vulgaire, comme il arrive, mais d’étrange plutôt, de bizarre et de romanesque, d’audacieux, d’aventureux. Nez, menton, bouche, sourcils, tout semblait pointer en avant, comme l’élan du cavalier qui charge; mais en même temps les plans très fermes, très arrêtés, très fins, rappelaient la précision de l’artilleur qui ne charge point au hasard, mais qui vise et atteint le but.

Ses yeux étaient très vifs, hardis et doux: là surtout, on entrevoyait l’excellence du cœur de ce grand homme de guerre. Les anciens héros de la Pologne étaient des saints. Les Turcs, qui ont éprouvé tant de fois l’esprit guerrier de cette race, n’en avaient pas moins remarqué son extrême douceur, sa tendance à tous les amours. Ils appelaient les Slaves les colombes. Cette disposition à aimer éclatait dans toute la personne de Kosciuszko. Nul homme n’a tant aimé la femme, et de la plus pure tendresse. Il aimait singulièrement les enfants, qui tous venaient à lui. Surtout il aimait les pauvres. Il lui était impossible d’en voir sans leur donner; il leur parlait avec égard, avec les plus délicats ménagements de l’égalité.

Dès son enfance, il avait montré ces dispositions charitables. Le douloureux spectacle de l’infortuné paysan de Pologne, deux fois ruiné, et par son maître, et par les logements militaires, les passages continuels de soldats étrangers qui le mangent et le battent, avait blessé profondément son cœur. La pitié, une pitié douloureuse pour les maux de l’humanité, semblait avoir brisé en lui quelques nerfs du cœur, et produit peut-être les seuls défauts qu’on ait pu saisir dans une nature si parfaite.

Ces qualités, ces défauts même faisaient un ensemble adorable, auquel peu de cœurs auraient résisté. Sosnowska en fut si touchée, que, ne doutant pas qu’on ne vît son amant comme elle le voyait, l’égal des rois, elle dit tout à sa mère. Kosciuszko, de son côté, alla se jeter aux pieds du père et les inonda de larmes. Cette confiance réussit mal. Le père la reçut avec tant de mépris, qu’il ne daigna pas même éloigner Kosciuszko: il lui défendit de parler à sa fille, de la regarder.

Celle-ci, exaltée dans sa passion, absolue et audacieuse comme une Polonaise, déclara à Kosciuszko qu’elle voulait être enlevée. Résolution violente! Ce n’était pas seulement quitter sa famille, c’était abandonner une grande fortune, une vie quasi royale, pour suivre un officier obscur, qui même perdrait son grade et probablement sa patrie, poursuivi qu’il allait être par la haine acharnée d’une si grande famille. C’était suivre la misère, l’exil.

Le père sut tout. Mais, par une singularité étrange, qui montre que la vengeance lui était plus chère encore que l’honneur de sa famille, il laissa sortir les amants. Ce ne fut qu’à quelque distance du château qu’une bande d’hommes armés les entoura. Kosciuszko devait périr; il fit face à toute la troupe, l’étonna de son audace, et en fut quitte pour une grave blessure.

Évanoui plusieurs heures, il s’éveille... Elle a disparu; il ne reste rien d’elle, qu’un mouchoir qu’elle a laissé. Il le serre, le met dans son sein; il l’a porté toujours, dans toutes ses batailles, et jusqu’à la fin de sa vie.

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