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V
GÉNIE PROPHÉTIQUE ET POÉTIQUE DE LA POLOGNE
SA LÉGENDE RÉCENTE
ОглавлениеIl y a peu d’années, plusieurs villages de Lithuanie ont témoigné authentiquement et, par-devant les magistrats, affirmé par serment, qu’ils avaient vu distinctement au ciel une grande armée qui parlait de l’Ouest et qui allait au Nord.
C’est le privilège des grandes douleurs, le don que le ciel fait à ceux qui souffrent trop dans le présent, d’anticiper ainsi le temps.
Cette grandeur de cœur, cette magnanimité dont nous parlions, cette douceur pour ses ennemis, méritent bien aussi que, de ces hauts sommets de la nature morale, le regard porte au loin et qu’on voie d’avance les réparations de l’avenir.
Ah! dons du ciel, jamais vous ne fûtes plus nécessaires! jamais vous ne vîntes consoler de plus grandes douleurs!... Faites-leur voir déjà le monde juste et bon que nous aurons un jour.
Cette puissance, plusieurs l’assurent, est dans un homme. Je le crois sans peine, et dans mille! N’y eut-il pas, dans les captivités des Juifs, dans nos Cévennes et ailleurs, des peuples voyants?
Belle justice de Dieu! Ce peuple martelé, scié, en deux, comme fut Isaïe, a pris dans son supplice des ailes prophétiques. Il ne marche plus, mais il vole. Les seuls poèmes sublimes qui aient apparu aux derniers temps sont ces deux cris de la Pologne, la Comédie infernale et la Vision de la nuit de Noël: voix profonde d’un homme qui gémissait sur le vieux monde, et qui, à son insu, tout à coup s’est trouvé prophète.
Ceux qui ont vu encore la funèbre gravure qui représentait Napoléon dans son linceul, couronné de lauriers, mais ayant sous les yeux la carte où la Pologne manque, et s’excusant à Dieu; ceux-là, dis-je, savent à quelle hauteur d’intuition est l’âme polonaise et combien confidente des jugements de l’éternité.
Nul doute que, dans les profondeurs de ce peuple infortuné qui ne peut même gémir, il y ait bien d’autres intuitions sublimes de prophétie et de poésie. Ils les tiennent muettes, en eux, pour leur consolation, pour le remède de l’âme.
La révélation la plus forte de la Pologne en ces derniers temps, sa poésie vivante, son poème humain fut l’homme étrange qui seul, de nos jours, en pleine lumière, hier même, en 1849, est devenu une légende.
Nous l’avons connu ici, cet homme terrible, cet homme-fée qui sans arme chassait des escadrons, les blessait du regard, celui sur qui mollissaient les balles, celui devant qui reculaient les boulets effrayés; nous l’avons connu,—le général Bem.
Ici, il nous parut un homme doux et bon, rien de plus. Il s’occupait infatigablement de méthodes qu’il devait un jour appliquer à l’enseignement des pauvres paysans polonais. La guerre lui était naturelle; il l’avait dans le sang, et il n’en donnait aucun signe. Sa figure, très peu militaire, était triste. Pour être gai, il lui fallait la guerre, des combats, et terribles.
Là, au milieu des balles, il devenait aimable, d’une bonhomie joviale. La pluie de fer, de feu, était son élément; alors il avait l’air de nager dans les roses. Avec cela, humain et doux. Le péril n’éveillait en lui ni haine ni colère; tout au contraire, une gaieté charmante. Personne n’a moins haï ceux qu’il tuait. Aussi est-il resté cher à tous, aux Slaves comme aux Hongrois, comme aux Polonais. Ils le chantent avec les leurs, et se vantent de ce que, lui aussi, il fut Slave; ils montrent avec orgueil les coups dont il les honora.
Cette légende est fondée au cœur des peuples, elle va florissant chaque jour, s’enrichissant de branches nouvelles et de jeunes fleurs. Naguère encore, quand les volontaires de Silésie, que leur cœur poussait au Midi, s’en allaient malgré eux au Nord sous le bâton des Prussiens: «Vous avez beau faire, disaient-ils, Bem aura raison de vous tous. Il vit et il vivra. Les cloches depuis mille ans ne font que l’annoncer. Écoutez-les; n’entendez-vous pas qu’elles disent: Bem! Bem! Bem!... Elles sonnent, et sonneront son nom éternellement.»