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IV
SUBLIME GÉNÉROSITÉ DE LA POLOGNE
ОглавлениеL’Europe oublieuse, distraite, semble ne plus savoir le suprême danger qu’elle courut aux derniers temps du Moyen-âge et qui l’en préserva.
L’invasion des Turcs, bien autrement sérieuse que celle des Tartares en Europe, n’était point un déluge d’un jour, qui inonde, ravage et s’écoule. Ces barbares, nullement barbares à la guerre, se présentaient en masses fortes, solides; parmi des nuées de cavalerie s’avançaient leurs redoutables janissaires, la première infanterie du monde. Leur victoire était très probable: victoire hideuse, qui n’eût été nullement celle du mahométisme. Ce monstre d’empire turc, création tout artificielle, très peu mahométane, ne venait point à nous comme une religion, ou comme une race. C’était, on le sait, de vastes razzias d’enfants de toute race qui recrutaient l’armée, le peuple appelé turc, empire immonde, effroyable Sodome, sanguinaire Antéchrist. L’Europe frissonnait aux récits des tortures que les vaincus avaient à attendre, empalés ou sciés en deux.
La Pologne se mit devant l’Europe avec la Hongrie et les Slaves, les Roumains du Danube; elle sauva l’humanité.
Pendant que l’Europe oisive jasait, disputait sur la Grâce, se perdait en subtilités, ces gardiens héroïques la couvraient de leurs lances. Pour que les femmes de France et d’Allemagne filassent tranquillement leur quenouille et les hommes leur théologie, il fallait que le Polonais, le Hongrois, toute leur vie en sentinelle, à deux pas des Barbares, veillassent, le sabre en main. Malheur s’ils s’endormaient! leur corps restait au poste, leur tête s’en allait au camp turc.
Tout homme qui naissait alors en ces pays savait parfaitement qu’il ne mourrait pas dans son lit; qu’il devait sa vie au martyre. Grande situation! de se savoir toujours si près d’arriver devant Dieu! Cela tenait les cœurs très hauts, très libres aussi.—Quoi de plus libre que la mort? Vivants, ils lui appartenaient et ne relevaient que d’elle. On ne gouvernait de tels hommes que par leur propre volonté.
Rien de plus grand que cette république de Pologne. La volonté y faisait tout. C’était comme l’empire des esprits. Ni le roi ni les juges n’ayant de force suffisante pour assurer l’exécution des jugements, il fallait que le condamné se livrât de lui-même, qu’il apportât sa tête.
L’idéal polonais, placé si haut, imposait à la République d’immenses difficultés; la loi y exigeait des citoyens un effort continuel; pour état naturel, ordinaire, elle exigeait d’eux le sublime. Elle les supposait toujours généreux, du moins voulant l’être. Dans le progrès de son histoire, la Pologne semblait marcher vers un gouvernement qui ne s’est pas vu encore en ce monde, un gouvernement de spontanéité, de bonne volonté.
Quel qu’ait été plus tard l’affaissement national, l’orgueil de la noblesse et son esprit d’exclusion, de caste, qui fut un démenti à la générosité antique, il est resté de cet état sublime des premiers temps une tendance chevaleresque, une étonnante disposition au sacrifice, dont nulle nation peut-être n’a donné les mêmes exemples.
Quoi qu’il en coûte à un Français de l’avouer, nous devons dire, pour être juste, que les gouvernements de la France ont tous usé et abusé de l’amitié de la Pologne, de l’héroïque fidélité des Polonais. Ils l’ont mise aux plus rudes épreuves sans en trouver jamais le fond.
Il est indigne que, dans tant de traités, et sous la République même, à Bâle, à Campo-Formio, à Lunéville, la Pologne ne soit pas même mentionnée. Elle versait alors son sang pour nous, à flots; elle créait, sous Dombrowski, ces vaillantes légions polonaises qui partout nous ont secondés, égalant, dépassant parfois les plus vaillants des nôtres.
Le cœur saigne à dire la terrible dépense que Napoléon fit du sang des Polonais. Leur docilité, leur dévouement, leur enthousiasme obstiné pour celui en qui ils voyaient le drapeau de la France, saisissent d’étonnement, arrachent les larmes. Dans les plus tristes entreprises, les plus étrangères à leur cause, il les prodigue sans scrupule; il les embarque pour Saint-Domingue, jette ces hommes du Nord aux climats de feu, emploie au rétablissement de l’esclavage ces soldats de la liberté. Dans la plus injuste des guerres, celle d’Espagne, encore les Polonais. Les Français s’y rebutent, se lassent: les Polonais ne sont pas las encore.
Quelle récompense? La voici: trois fois de suite, en 1807, en 1809, en 1812, Napoléon a empêché la restauration de leur nationalité, qui se faisait d’elle-même.
Vous supposez sans doute que les Polonais, si maltraités, lui ont gardé rancune, qu’ils ont un souvenir amer d’une adoration si mal reconnue, qu’ils en veulent à ce dieu ingrat?... C’est précisément le contraire. Tout au rebours des autres hommes, leur attachement a augmenté par les mauvais traitements. La chute de Napoléon (qui détacha de lui tant d’hommes) lui rallia encore le cœur des Polonais. Sainte-Hélène porta leur fanatisme au comble. La mort, enfin, le mit sur un autel. Vainqueur, c’était pour eux un grand homme; vaincu et captif, un héros; mort, ils en ont fait un messie.
Magnanimes instincts de générosité et de grandeur, héroïques élans du cœur pour aimer qui nous fit souffrir!
Nous avons eu sous les yeux un miracle en ce genre, un fait inouï, prodigieux... et la sueur me vient d’y penser... Le Collège de France a été témoin de cette chose; sa chaire en reste sainte.
Je parle du jour où nous vîmes, où nous entendîmes le grand poète de la Pologne, son illustre représentant par le génie et le cœur, consommer, par-devant la France, l’immolation des plus justes haines, et prononcer sur la Russie des paroles fraternelles.
Les Russes qui étaient là furent foudroyés. Ils attachaient les yeux à la terre.
Pour nous autres Français, ébranlés jusqu’au fond de l’âme, à peine osions-nous regarder l’infortuné auditoire polonais, assis près de nous sur ces bancs. Quelle douleur, quelle misère manquait dans cette foule? Ah! pas une. Le mal du monde était là au complet. Exilés, proscrits, condamnés, vieillards brisés par l’âge, ruines vivantes des vieux temps, des batailles; pauvres femmes âgées sous les habits du peuple, princesses hier, ouvrières aujourd’hui; tout perdu, rang, fortune, le sang, la vie; leurs maris, leurs enfants, enterrés aux champs de bataille, aux mines de Sibérie! Leur vue perçait le cœur!... Quelle force fallait-il, quel sacrifice énorme et quel déchirement pour leur parler ainsi, arracher d’eux l’oubli et la clémence, leur ôter ce qui leur restait, et leur dernier trésor, la haine... Ah! pour risquer ainsi de les blesser encore, une seule chose pouvait enhardir: être de tous le plus blessé.
Cela était écrit et devait arriver. Il n’y a pas à discuter, ni rien à dire ou pour ou contre. Il était écrit et voulu que la Pologne, s’arrachant la Pologne du cœur, perdant la terre de vue, repoussant l’infini des douleurs, des haines et des souvenirs, emporterait, dans son vol au ciel, jusqu’à la Russie elle-même.
C’est le mystère de l’aigle blanc qui laisse pleuvoir son sang, et sauve l’aigle noir.