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KOSCIUSZKO EN AMÉRIQUE.—DICTATEUR EN POLOGNE (1777-1794)

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Kosciuszko, à trente ans, se trouvait avoir tout perdu, sa maîtresse et sa patrie; la première, mariée, malgré elle, à un homme qu’elle n’aimait pas; la seconde, humiliée, violée chaque jour au caprice des agents russes. Spectacle ignoble. Les vrais Polonais ne le pouvaient supporter. L’illustre Pulawski, le chef des dernières résistances, alla se faire tuer en Amérique. Kosciuszko partit, et bien d’autres moins connus.

Voilà le commencement des glorieuses émigrations polonaises. La Providence, dès lors, sembla vouloir chaque jour déraciner la Pologne, et la tirer d’elle-même pour la grandir et la glorifier. Elle l’enleva à ses querelles, intérieures à l’étroite atmosphère où elle étouffait, la répandit dans l’univers. Partout où il y eut de la guerre et de la gloire, partout où la liberté livra ses combats, il y eut du sang polonais. On le retrouve, ce sang, comme un ferment d’héroïsme, dans les fondements vénérés des républiques des deux mondes.

Un Polonais a dit là-dessus une chose ingénieuse et sublime: «Le peuple de Copernik, le peuple qui dans l’astronomie eut l’intrépidité scientifique de lancer pour la première fois la terre dans l’espace, devait mobiliser la patrie, la lancer par toute la terre.»

C’était une belle occasion pour un Polonais que cette guerre d’Amérique. Un grand souffle de jeunesse, un poétique élan de révolution, animaient ces volontaires de toute nation, qui étaient accourus là. Tous étaient très purs encore, beaux de désintéressement et d’innocence. Les La Fayette, les Lameth, les Miranda, les Barras, étaient bien loin de deviner le rôle qu’ils joueraient un jour. Libres encore d’ambition, ils ne voulaient rien pour eux-mêmes, tout pour la liberté du monde!

Kosciuszko fut accueilli par les Français comme un compatriote et un camarade d’école. La Fayette, admirateur de son bouillant courage, ne perdit pas une occasion pour le faire remarquer de Washington. Ingénieur, colonel, enfin général de brigade, Kosciuszko montra, avec l’intrépidité polonaise, une fermeté plus nécessaire encore pour retenir et diriger les milices américaines. Ces soldats agriculteurs voulaient retourner à leurs champs; Kosciuszko dit seulement: «Partez si vous voulez; je reste.» Pas un d’eux n’osa partir.

Il eut plus d’une belle aventure: des blessures d’abord; puis le bonheur de sauver des prisonniers que les Américains voulaient massacrer. Il se constitua aussi le patron et le protecteur d’un orphelin de neuf ans dont le père, brave soldat, venait de périr, et il parvint à faire adopter l’enfant par la République elle-même.

L’Amérique était fondée. La Pologne périssait. Au retour de Kosciuszko, elle touchait à sa crise suprême. Elle faisait un dernier effort pour se transformer sous les yeux, sous la pression terrible des tyrans qui voulaient sa mort. Dans une opération si difficile, qui aurait demandé une complète unité d’action, elle n’agissait pas avec des forces entières; liée par ses ennemis, elle l’était par elle-même, par le préjugé national, favorable aux anciennes institutions sous lesquelles la Pologne a acquis jadis tant de gloire. Les philosophes eux-mêmes (Rousseau, par exemple, dont ils demandèrent les conseils) leur disaient de peu changer.

Cette prudence excessive était l’imprudence même. Dans les temps tellement changés, il fallait un changement d’institutions profond, radical. Par des réformes de détail, extérieures, superficielles, on avertissait l’ennemi, on amenait, on provoquait l’orage, et l’on ne créait aucune force qui pût résister. Une insurrection de la Pologne devant et malgré la Russie, une émancipation du nain sous le pied du géant prêt à l’écraser, c’étaient des choses impossibles, si l’on n’évoquait en cette Pologne une puissance toute nouvelle, la nation elle-même.

Un million de nobles gouvernaient quinze à dix-sept millions de serfs. La bourgeoisie, peu nombreuse, était renfermée dans les villes, lesquelles comptaient pour très peu dans ce grand pays agricole.

Les Polonais, naturellement généreux, et la plupart imbus des idées de la philosophie du siècle, auraient voulu changer cet état de choses. La difficulté de l’affranchissement était celle-ci: c’est que, dans un pays sans industrie on ne pouvait se contenter de dire au serf: «Tu es libre!» on ne pouvait l’émanciper sans lui créer des moyens de vivre. En lui donnant la liberté, il fallait lui donner la terre.

Plusieurs disciples de Rousseau, grands seigneurs, riches abbés, avaient fait dans leurs domaines de vastes essais d’affranchissement. Non contents de libérer le paysan, ils lui distribuaient de la terre, lui bâtissaient même des habitations. Ces exemples auraient pu être imités aisément par les grands propriétaires, mais plus difficilement par la grande masse des nobles, qui, ayant peu de paysans, peu de terre, auraient fait un tel sacrifice, non pas sur leur superflu, mais sur ce qu’ils appelaient leur nécessaire, sur ce qui constituait la vie même du noble; ils n’auraient affranchi le paysan qu’en se rapprochant eux-mêmes de la condition du paysan.

Donc la réforme sociale impliquait dans la nation une réforme morale plus difficile encore, le sacrifice non du luxe seulement, mais de certaines habitudes d’élégance chevaleresque qui, dans les idées du pays, étaient la noblesse même.

Là était la difficulté. Et c’est pour cela que, au moment où la Pologne ne pouvait être sauvée que par une révolution sociale, elle se contenta d’une réforme politique.

Il faut avouer aussi que le souverain qui se constituait alors le protecteur de la Pologne, le roi de Prusse, n’aurait pas permis une réforme plus radicale. Il autorisait la révolution, à condition qu’elle serait nulle et impuissante.

La nouvelle constitution (3 mai 91) abolissait l’ancien droit anarchique où la résistance d’un seul homme arrêtait une assemblée. Elle admettait les bourgeois aux droits politiques. Elle mettait les paysans sous la protection de la loi. Elle rendait la royauté héréditaire.

Cette faute en entraîna d’autres. On donna l’armée au neveu du roi, un jeune homme sans expérience, et on lui subordonna Kosciuszko. Celui-ci, avec quatre mille hommes, vainquit vingt mille Russes. Mais la perfidie de l’Autriche, qui recueillit les Russes battus; la perfidie de la Prusse, qui abandonna la Pologne, encouragée et compromise par elle, portèrent le coup mortel à ce malheureux pays. Le roi se déshonora, pour éviter le partage, en accédant à la ligue formée, sous l’influence russe, pour les anciennes libertés. Et alors l’ambassadeur russe, terrifiant l’Assemblée, enlevant ses membres les plus courageux pour la Sibérie, enfermant et affamant pendant trois jours le roi et la diète, prit la main du roi demi-mort et lui fit signer le second partage (1793).

Dans l’acte qui le déclara, on annonçait que, en mémoire de cette belle victoire des anciennes lois de la Pologne, on leur érigerait un temple bâti de roc, sous l’égide de la sage Catherine, un temple à la liberté!

Tout l’hiver, les Russes mangeaient la Pologne. Les logements militaires écrasaient le paysan. Ce n’était partout que pillage, pauvres gens battus, des larmes et des cris. L’ambassadeur russe Igelström, en quartier à Varsovie, apprenait aux Polonais ce qu’avaient été les Huns du temps d’Attila. Il faisait piller les uns, arrêter les autres, se moquait de tous. Les ambassadeurs russes qui se succédaient en Pologne avaient, la plupart, une chose intolérable: ils étaient facétieux. Celui qui enleva quatre membres de la diète trouva plaisant d’ajouter: qu’il n’entendait point gêner la liberté des opinions.

Les Russes sentaient bien d’instinct qu’une insurrection couvait. Ils ne pouvaient rien saisir, accusaient au hasard, criaient au jacobinisme. Ils supposaient une influence active de la France, et ils se trompaient. Quelques jacobins vinrent à Varsovie, mais n’eurent que peu d’action. Un Français apporta tout imprimé un pamphlet vif et hardi: Nil desperandum (rien à désespérer encore). Plus tard, la révolution ayant éclaté, on envoya en Turquie et aussi en France. Mais la France elle-même était au bord de l’abîme. Le comité de salut public ne promit rien et dit seulement qu’il ferait ce qu’il pourrait.

La révolution polonaise de 1794 fut tout originale. Elle eut deux éléments populaires: les ouvriers de Varsovie, soulevés, guidés au combat par le cordonnier Kilinski, et les paysans appelés sur les champs de bataille par Kosciuszko.

Nous ne pouvons refuser un mot à cet ouvrier héroïque, qui fut, en réalité, le chef de la vaillante bourgeoisie de Varsovie. Il exerçait dans la ville une influence extraordinaire. Il avait coutume de dire: «J’ai six mille cordonniers à moi, six mille tailleurs et autant de selliers.» Un des ambassadeurs russes, le violent prince Repnin, devant qui tout tremblait de terreur, fait venir un jour Kilinski, et s’indigne de voir un homme calme, qui a l’air de ne rien craindre. «Mais, bourgeois, tu ne sais donc pas devant qui tu parles?» Alors, ouvrant son manteau et montrant ses décorations, ses cordons et ses crachats: «Regarde, malheureux, et tremble!—Des étoiles? dit le cordonnier; j’en vois bien d’autres au ciel, monseigneur, et ne tremble pas.»

C’était un homme simple et pieux autant qu’intrépide. On ne pouvait lui reprocher qu’une chose: marié et père de famille, il gardait un cœur trop facile; ses mœurs n’étaient pas exemplaires. En récompense, le fond de son caractère était d’une extrême bonté. Dans les Mémoires qu’il a écrits, il ne blâme, n’accuse personne; c’est le seul auteur polonais qui ait cette modération. Il semble qu’il ait regret au sang qu’il lui faut répandre. Il évite le mot tuer. Il dira, par exemple, qu’il lui a fallu apaiser un officier russe; puis tranquilliser un Cosaque, et mettre un autre en repos.

Kilinski et les autres patriotes de Varsovie étaient dans la plus vive impatience d’éclater. Un événement précipita la crise. On licenciait l’armée. Le 12 mars, un vieil officier, brave et respectable, Madalinski, déclara qu’il n’obéirait point. Il n’avait que sept cents cavaliers; avec ce petit corps, il traversa hardiment toute la Pologne, culbuta les Prussiens qui s’opposaient à son passage, se jeta dans Cracovie.

L’heure était sonnée. Kosciuszko, alors sorti de Pologne, revient à l’instant; il parvint à Cracovie dans la nuit du 24 mars 1794. Toute la ville était levée, toute la population l’attendait avec des torches, et le conduisit en triomphe. Fête sublime d’enthousiasme, et toutefois d’un effet lugubre! Les vives lumières, fortement contrastées par les ombres, semblaient dire l’éclatante gloire de cette révolution si courte, si tôt replongée dans la nuit... Le peuple pleurait d’enthousiasme, de tendresse pour cet homme, entre tous, héroïque et bon. On criait: «Vive le sauveur!» Ce cri revenait troublé par les profonds échos des vieilles églises où sont enterrés les rois de Pologne; les Sobieski et les Jagellons répondaient de leurs tombeaux.

Kosciuszko fut nommé dictateur. Ses premiers actes furent simples et grands. 1º La levée générale de toute la jeunesse polonaise, sans distinction de classe, de dix-huit à vingt-sept ans. 2º Une proclamation touchante, qui devait aller au fond des cœurs, même des plus égoïstes.

Dix jours s’écoulent à peine. Les Russes viennent livrer bataille aux Polonais (4 avril 1794). Ils avaient six mille hommes, Kosciuszko trois mille et douze cents chevaux. Sur ce petit nombre il n’y avait guère de soldats proprement dits. Les cavaliers étaient les nobles du voisinage. Les fantassins (sauf quelques troupes régulières) étaient de simples paysans armés de leurs faux; la plupart n’avaient jamais entendu des armes à feu. Ces pauvres gens furent bien surpris de voir le dictateur de la Pologne prendre sa place au milieu d’eux, et non dans la cavalerie. Il avait leur costume même, une redingote de toile grise qui ne se distinguait que par quelques brandebourgs noirs.

Ces paysans, mêlés avec quelques troupes réglées, formaient la colonne du centre, conduite par Kosciuszko. Étonnés du bruit d’abord, ils ne le suivirent pas moins, et, d’un irrésistible élan, sans savoir ce qu’ils faisaient, dans leur ignorance héroïque, renversèrent les Russes. La bataille fut gagnée, si bien qu’il leur resta dans les mains douze pièces de canon. L’affaire fut décidée si vite, qu’ils n’eurent pas le temps de perdre du monde; ils n’eurent que cent trente morts et deux cents blessés.

Les vainqueurs, si peu habitués à vaincre, surent à peine qu’ils avaient vaincu. Nombre de brillants cavaliers coururent bride abattue jusqu’à Cracovie, annonçant la perte de la bataille et la mort de Kosciuszko.

Dès le soir de la bataille, et pendant toute la guerre, Kosciuszko mangea au milieu des paysans, et, comme eux, avec une frugalité extraordinaire, se refusant toute chose que la foule n’aurait pu avoir. C’était pour les grands seigneurs, dans ce pays d’aristocratie, un étonnement continuel de voir en Kosciuszko l’humble et respectable image du véritable chef du peuple, s’assimilant à ce peuple, le plus infortuné du monde, et le représentant dans la pauvreté. Oginski, l’auteur des Mémoires, mangeant un jour près de lui, lui voyait boire un petit vin à vil prix, et lui conseillait l’excellent bourgogne qu’Oginski buvait lui-même: «Je n’ai pas le moyen de boire du vin à ce prix», répondit le dictateur.

Cette simplicité de vie était une chose tellement nouvelle et inouïe, qu’elle semblait généralement plus bizarre que touchante. Plusieurs la trouvaient ridicule. Beaucoup ne voulaient y voir qu’une comédie politique, une manière de flatter le peuple; mais le peuple, les paysans même, ne sentaient pas tout d’abord ce qu’il y avait en cela de véritable grandeur.

Kosciuszko, étranger à toute adresse politique, n’avait suivi en ceci que le mouvement de sa grande âme: il lui semblait odieux, au milieu d’une foule si pauvre, de se présenter en roi de théâtre, de faire de pompeux banquets quand ils avaient à peine du pain. Tout son cœur était dans le peuple; comment sa vie eût-elle été étrangère à la sienne? Plus la crise approchait et le jour de mourir ensemble, plus il semblait naturel de vivre ensemble aussi du même pain, à la même table; chaque repas était comme une communion entre le chef et le peuple, une préparation à bien mourir.

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