Читать книгу Résurrection (Roman) - León Tolstoi - Страница 13
VII
ОглавлениеQuand la lecture de l’acte d’accusation fut terminée, le président, après avoir pris l’avis de ses assesseurs, se tourna vers Kartymkine avec une expression qui signifiait: «À présent, nous allons tout savoir de la façon la plus certaine, jusqu’aux moindres détails.»
— Simon Kartymkine! — fit-il en se penchant à gauche.
Simon Kartymkine se leva, releva les manches de son manteau et s’avança de tout son corps sans cesser d’agiter les lèvres.
— Vous êtes accusé d’avoir, le 16 octobre 188…, de connivence avec Euphémie Botchkov et Catherine Maslov. Dérobé dans la valise du marchand Smielkov une somme d’argent lui appartenant, puis de vous être procuré de l’arsenic, et d’avoir engagé Catherine Maslov à le verser dans la boisson du marchand Smielkov, ce qu’elle a fait, et qui a eu pour conséquence la mort de Smielkov.
— Vous reconnaissez-vous coupable? — conclut le président en se penchant à droite.
— C’est impossible, parce que notre métier…
— Vous direz cela plus tard. Vous reconnaissez-vous coupable?
— C’est impossible… J’ai seulement…
— Vous nous direz cela plus tard! Vous reconnaissez-vous coupable! — répéta le président d’une voix calme, mais sévère.
— C’est impossible, parce que…
De nouveau l’huissier se tourna brusquement vers Simon Kartymkine et l’arrêta d’un «chut!» tragique.
Le président, avec une expression qui signifiait que cette partie de l’affaire était terminée, changea son coude de place, et s’adressant à Euphémie Botchkov:
— Euphémie Botchkov, vous êtes accusée d’avoir, le 16 octobre 188…, de connivence avec Simon Kartymkine et Catherine Maslov, dérobé dans la valise du marchand Smielkov une somme d’argent et une bague, puis, ayant partagé entre vous trois le produit du vol, d’avoir fait avaler au marchand Smielkov de l’arsenic, dont il est mort. Vous reconnaissez-vous coupable?
— Je ne suis coupable de rien! — répondit la prévenue d’une voix dure et hardie. — Je ne suis même pas entrée dans la chambre… et puisque cette ordure y est entrée, c’est elle, bien sûr, qui a tout fait.
— Vous nous direz cela plus tard, — fît de nouveau le président de sa voix tranquille et ferme. — Ainsi vous ne vous reconnaissez pas coupable?
— Je n’ai pas pris d’argent, je n’ai pas donné de poison, je ne suis pas entrée dans la chambre! Si j’y étais entrée, j’aurais jeté dehors cette salope!
— Vous ne vous reconnaissez pas coupable?
— Pas du tout!
— Fort bien!
— Catherine Maslov, — dit ensuite le président s’adressant à l’autre prévenue, — vous êtes accusée d’avoir, étant venue dans une chambre de l’Hôtel de Mauritanie avec la clé de la valise du marchand Smielkov, dérobé dans cette valise de l’argent et une bague…
Le président s’interrompit dans sa phrase pour écouter ce que lui disait à l’oreille le juge de gauche, qui lui faisait remarquer qu’une des pièces à conviction notées sur la liste, un flacon, manquait sur la table. «Nous allons voir cela tout à l’heure!» murmura en réponse le président; puis, continuant sa phrase comme une leçon apprise par cœur: — Dérobé dans cette valise de l’argent et une bague, d’avoir partagé le produit du vol avec vos deux complices, puis, étant revenue dans l’hôtel avec le marchand Smielkov, de lui avoir donné à boire de l’eau-de-vie empoisonnée. Vous reconnaissez-vous coupable?
— Je ne suis coupable de rien! — répondit aussitôt l’accusée. — Comme je l’ai dit depuis le commencement, je le dis encore: je n’ai rien pris, rien pris, rien pris, rien du tout! Et la bague, c’est lui-même qui me l’a donnée!
— Vous ne vous reconnaissez pas coupable d’avoir pris les 2.600 roubles? — demanda le président.
— Je n’ai rien pris, rien que les 40 roubles!
— Et d’avoir versé la poudre dans le verre du marchand Smielkov, de cela vous reconnaissez-vous coupable?
— Cela, je l’avoue. Mais je pensais, comme on me l’avait dit, que cette poudre était pour endormir, qu’il n’en sortirait aucun mal. Est-ce que j’aurais été capable d’empoisonner quelqu’un? — ajouta-t-elle en fronçant les sourcils.
— Ainsi vous ne vous reconnaissez pas coupable d’avoir dérobé l’argent et la bague du marchand Smielkov; mais, d’autre part, vous avouez que vous avez versé la poudre?
— Je l’avoue, seulement je croyais que c’était une poudre pour endormir. Je l’ai donnée seulement pour qu’il s’endormît. Et voilà que…
— Fort bien! — interrompit le président, évidemment satisfait des résultats obtenus. — Racontez-nous maintenant comment la chose s’est passée! — poursuivit-il en se renversant dans le fond du fauteuil et en mettant les deux mains sur la table. — Racontez-nous tout ce que vous savez! Un aveu sincère pourra adoucir votre position.
La Maslova continuait à fixer le président; mais elle se taisait et rougissait, et l’on voyait qu’elle s’efforçait de vaincre sa timidité.
— Allons! Racontez-nous comment les choses se sont passées!
— Comment elles se sont passées? — fit brusquement la Maslova. — Eh bien! Le marchand est venu un soir dans la maison où je travaillais; il s’est assis près de moi, m’a offert du vin…
Elle se tut de nouveau, comme si elle avait perdu le fil de son récit, ou qu’un autre souvenir lui fût revenu en mémoire.
— Eh bien! Ensuite?
— Quoi, ensuite? Eh bien! Il est resté, et puis il est reparti.
À ce moment le substitut du procureur se souleva à demi, s’appuyant avec affectation sur un de ses coudes.
— Vous désirez poser une question? — demanda le président.
Et, sur la réponse affirmative du substitut, il lui donna à entendre, d’un geste, qu’il pouvait parler.
— La question que je voudrais poser est celle-ci: la prévenue connaissait-elle antérieurement Simon Kartymkine? — demanda solennellement le substitut, sans tourner les yeux vers la Maslova. Puis, la question posée, il serra les lèvres et fronça les sourcils. Le président répéta la question. La Maslova jetait des regards épouvantés sur le substitut.
— Simon? Oui, je le connaissais, — dit-elle.
— Je voudrais savoir encore en quoi consistaient les relations de la prévenue avec Kartymkine. Se voyaient-ils souvent?
— En quoi consistaient nos relations? Il me recommandait aux étrangers de l’hôtel, mais ce n’étaient pas des relations! — répondit la Maslova, promenant un regard inquiet du substitut sur le président, et inversement.
— Je voudrais savoir pourquoi Kartymkine ne recommandait aux étrangers que la Maslova, et non pas d’autres filles! — dit le substitut avec un sourire rusé, et de l’air d’un homme qui tendrait un piège longuement préparé.
— Je ne sais pas! Comment le saurais-je? — répondit la Maslova, regardant autour d’elle avec épouvante. — Il recommandait celles qu’il voulait.
«M’aurait-elle reconnu?» songeait Nekhludov, sur qui les yeux de la prévenue s’étaient arrêtés une seconde; et tout son sang lui affluait au visage. Mais la Maslova ne l’avait pas distingué des autres jurés, et avait vite rejeté ses regards terrifiés sur le substitut.
— Ainsi la prévenue nie qu’elle ait eu aucune relation intime avec Kartymkine? C’est parfait. Je n’ai rien de plus à demander.
Et le substitut, retirant aussitôt son coude de la table, se mit à écrire quelque chose. En réalité, il n’écrivait rien du tout, se bornant à faire repasser sa plume sur les lettres de l’acte d’accusation; mais il avait vu que les procureurs et les avocats, après chaque question posée par eux, notaient toujours dans leurs discours des remarques destinées ensuite à écraser leur adversaire.
Le président qui, pendant ce temps, s’était entretenu tout bas avec le juge en lunettes, se retourna aussitôt vers la prévenue.
— Et que s’est-il passé ensuite? — demanda-t-il, poursuivant son interrogatoire.
— C’était la nuit, — déclara la Maslova, reprenant courage à la pensée qu’elle n’avait plus affaire qu’au seul président. — J’étais remontée dans ma chambre et j’allais me coucher, quand la femme de chambre Berthe vint me dire: «Descends, voilà ton marchand qui est revenu!» Et, moi, je ne voulais pas descendre, mais Madame me l’a ordonné. Et le défunt était là, au salon, en train de faire boire toutes les dames; et puis il voulait commander encore du vin, et voilà qu’il n’avait plus d’argent! Madame n’a pas voulu lui faire crédit. Alors il m’a envoyée dans sa chambre, à l’hôtel. Il m’a dit où était son argent, et combien je devais prendre. Et je suis partie.
Le président continuait à parler tout bas avec son voisin et n’avait pas écouté ce que venait de dire la Maslova; mais, pour prouver qu’il avait cependant tout entendu, il crut devoir répéter ses dernières paroles:
— Vous êtes partie! Et ensuite?
— Je suis arrivée à l’hôtel et j’ai tout fait comme le marchand me l’avait ordonné; j’ai pris quatre billets rouges de dix roubles, — dit la Maslova; et de nouveau elle s’interrompit, comme si une crainte subite l’avait envahie; puis, reprenant: — Je ne suis pas allée seule dans la chambre, poursuivit-elle, j’ai appelé Simon Mikaïlovitch, et elle aussi, ajouta-t-elle en désignant la Botchkova.
— Elle ment! Pour entrer, je ne suis pas entrée! — commença la Botchkova, mais l’huissier l’arrêta.
— C’est en leur présence que j’ai pris les quatre billets rouges.
— Je voudrais savoir si l’accusée, en prenant ces quarante roubles, a vu combien il y avait d’argent dans la valise? — demanda de nouveau le substitut.
— Je n’ai pas compté, j’ai vu qu’il n’y avait que des billets de cent roubles.
— Ainsi la prévenue a vu des billets de cent roubles! Je n’ai rien de plus à demander.
— Et alors vous avez rapporté l’argent? — poursuivit le président en consultant sa montre.
— Je l’ai rapporté.
— Et ensuite?
— Ensuite le marchand m’a de nouveau fait venir dans sa chambre, — dit la Maslova.
— Hé bien! Et comment lui avez-vous donné la poudre? — demanda le président.
— Je l’ai versée dans un verre, et puis il l’a bue.
— Et pourquoi la lui avez-vous donnée?
— Mais pour me délivrer! — dit-elle avec un sourire gêné.
— Comment! Pour vous délivrer? — fit le président, souriant aussi.
— Eh bien, pour me délivrer! Il ne voulait pas me lâcher. Alors je suis sortie dans le corridor et j’ai dit à Simon Mikaïlovitch: «S’il pouvait me laisser partir!»
La Maslova s’arrêta un instant. Puis elle reprit:
— Et Simon Mikaïlovitch m’a dit: «Nous aussi, il nous ennuie. Donnons-lui une poudre pour s’endormir. Et vous pourrez vous en aller!» Et, moi, j’ai cru que c’était une poudre qui ne faisait pas de mal. Je l’ai prise pour la verser dans son verre. Quand je suis rentrée, le marchand était couché dans l’alcôve, et tout de suite il m’a commandé de lui apporter du cognac. Alors j’ai pris sur la table la bouteille de fine champagne, j’ai rempli deux verres, pour moi et pour lui, et dans son verre j’ai versé la poudre, et je la lui ai apportée. Et moi, je croyais que c’était de la poudre pour dormir, et qu’il allait s’endormir; mais à aucun prix je ne lui en aurais donné si j’avais su…
— Eh bien! Comment êtes-vous entrée en possession de la bague? — demanda le président. — Quand vous l’a-t-il donnée?
— Quand je suis arrivée dans sa chambre, je voulais m’en aller, alors il m’a frappée sur la tète, il m’a cassé mon peigne. Je me suis mise à pleurer; et lui, il a retiré sa bague de son doigt et m’en a fait cadeau pour que je ne m’en aille pas.
À cet instant, le substitut se souleva de nouveau et demanda la permission de poser encore quelques questions.
— Je voudrais savoir, — dit-il d’abord, — combien de temps la prévenue est restée dans la chambre du marchand Smielkov?
De nouveau une terreur subite s’empara de la Maslova. Promenant son regard inquiet du substitut sur le président, elle répondit, très vite:
— Je ne me rappelle pas. Un certain temps.
— Ah! Et la prévenue a-t-elle également oublié si, en sortant de chez le marchand Smielkov, elle est entrée quelque autre part, dans l’hôtel?
La Maslova réfléchit un moment.
— Dans la chambre voisine, qui était vide, j’y suis entrée! — répondit-elle.
— Et pourquoi donc y êtes-vous entrée? — demanda le substitut, se retournant tout d’un coup et s’adressant directement à elle.
— C’était pour me rajuster et pour attendre le fiacre.
— Kartymkine est-il entré aussi dans la chambre avec la prévenue, oui ou non?
— Il y est entré aussi.
— Et pourquoi y est-il entré?
— Il y avait encore de la fine champagne dans la bouteille, nous l’avons bue ensemble.
— Et la prévenue a-t-elle parlé de quelque chose avec Simon?
— Je n’ai parlé de rien. Tout ce qu’il y a eu, je l’ai dit! — déclara-t-elle.
— Je n’ai rien de plus à demander, — dit le substitut au président; après quoi il se mit à inscrire précipitamment, dans l’esquisse de son discours, que la prévenue avait avoué elle-même être entrée dans une chambre vide avec son complice.
Un silence suivit.
— Vous n’avez rien de plus à dire?
— Tout ce qu’il y avait, je l’ai dit, — répéta la Maslova. Puis elle soupira et se rassit.
Alors le président nota quelque chose sur ses papiers, écouta une communication que lui faisait à l’oreille un des assesseurs, déclara que la séance serait suspendue pendant vingt minutes, se leva en hâte, et sortit de la salle.
L’assesseur qui lui avait parlé était le jugea à la grande barbe, avec de bons gros yeux: ce magistrat se sentait l’estomac légèrement dérangé, et il avait exprimé le désir de prendre un cordial. C’est à cet effet que le président avait suspendu la séance.
Tout de suite après le président et les juges, les jurés se levèrent également, et se retirèrent dans leur chambre de délibérations, avec l’agréable impression d’avoir déjà accompli une bonne partie de l’œuvre sacrée dont la société les avait chargés.
Nekhludov, aussitôt entré dans la chambre du jury, s’assit devant la fenêtre et se mit à rêver.