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VI

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Ainsi se passa toute la soirée, et la nuit arriva. Le médecin alla se coucher, les tantes rentrèrent dans leurs chambres. Nekhludov savait que Matréna Pavlovna, à ce moment, était auprès de ses tantes qu’elle aidait à se déshabiller. Katucha devait être seule, à l’office.

De nouveau, Nekhludov sortit sur le perron. La nuit était sombre, humide, chaude, et tout l’air était rempli de ce brouillard blanc que produit, au printemps, la fonte des neiges. De la rivière, à cent pas de la maison, on entendait venir un bruit étrange: c’était la glace qui craquait.

Nekhludov descendit du perron, et, barbotant dans des mares de neige fondue, il s’avança jusqu’à la fenêtre de l’office. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’il en entendait les battements; sa respiration tantôt s’arrêtait, tantôt s’exhalait en un souffle lourd.

L’office était éclairé de la lueur tremblante d’une petite lampe. Katucha y était seule. Elle était assise près de la table, les yeux fixés dans le vide, devant elle, d’un air pensif. Et longtemps Nekhludov resta à la considérer, curieux de savoir ce qu’elle ferait ensuite. Elle se tint dans la même pose pendant quelques minutes, puis leva les yeux, sourit, fit un signe de tête comme si elle se parlait à elle-même; après quoi, d’un geste saccadé, elle mit ses deux mains sur la table; et de nouveau elle commença à regarder devant elle.

Il restait là à la considérer, écoutant malgré lui et les battements de son cœur et le bruit étrange qui venait de la rivière. Là-bas, en effet, sur la rivière, le même travail se poursuivait sans interruption, dans le brouillard: tantôt quelque chose ronflait, tantôt craquait, tantôt s’éboulait, tantôt résonnait comme un verre qui se brise.

Nekhludov restait devant la fenêtre, épiant sur le visage fatigué et pensif de Katucha les traces de cet autre travail qui se poursuivait en elle; et il avait pitié d’elle, mais, chose singulière, cette pitié ne faisait que le renforcer dans son désir de la posséder. Ce désir, dès cet instant, l’avait envahi tout entier.

Il frappa à la fenêtre. Comme sous l’effet d’un choc électrique, elle frémit de tout son corps, et la terreur se peignit sur ses traits. Puis elle se leva en sursaut, s’élança vers la fenêtre, et colla son visage à la vitre. L’expression de terreur ne disparut pas lorsque, s’étant mis les deux mains au-dessus des yeux pour mieux voir, elle reconnut Nekhludov. Son visage avait une mine sérieuse que jamais encore le jeune homme ne lui avait connue. Elle ne sourit que quand il lui eut souri; et elle ne sourit que par soumission pour lui, car il vit bien que, dans son âme, il n’y avait point de sourire, mais au contraire la seule épouvante.

Il lui fit signe de la main pour l’engager à venir le rejoindre dans la cour. Elle secoua la tête: non, elle ne sortirait pas! Et elle resta devant la fenêtre. Une fois de plus il colla son visage contre la vitre, voulant lui crier de sortir; mais, au même instant, elle se retourna vers la porte. Quelqu’un, évidemment, l’avait appelée.

Nekhludov s’éloigna de la fenêtre. Le brouillard était devenu si épais que, à cinq pas de la maison, on ne voyait pas les fenêtres, ni rien qu’une grande masse sombre, d’où jaillissait la lueur rouge d’une lampe. Sur la rivière, c’était toujours le même ronflement, le même frottement, le même craquement, le même tintement de la glace. À travers le brouillard, soudain, un coq chanta; d’autres lui répondirent dans la cour; d’autres, plus loin, dans la campagne, firent entendre leurs appels alternés, qui finirent par se fondre dans un même grand bruit. Alentour, tout était silencieux: la rivière seule continuait son fracas.

Après avoir fait quelques pas en long et en large, devant la maison, Nekhludov de nouveau se rapprocha de la fenêtre de l’office. À la lumière de la lampe, il vit de nouveau Katucha assise près de la table. Mais à peine s’était-il approché qu’elle leva les yeux vers la fenêtre. Il frappa. Et aussitôt, sans même regarder qui frappait, elle sortit de l’office; et il entendit la porte grincer en s’ouvrant, puis se refermer. Il courut l’attendre devant le perron, et tout de suite, sans lui dire un mot, il l’enlaça de ses bras. Elle se serra contre lui, leva la tête, et offrit ses lèvres à son baiser. Et ils se tinrent debout, devant le coin de la maison, dans un endroit qui se trouvait sec; et toujours Nekhludov sentait grandir en lui l’irrésistible désir de la posséder. Mais soudain ils entendirent une fois de plus grincer la porte; et la voix irritée de Matréna Pavlovna cria, dans la nuit: «Katucha!» Elle s’arracha de ses bras et courut à l’office. Il entendit se fermer le verrou. Puis tout redevint silencieux; la lueur rouge de la lampe s’éteignit. Plus rien que le brouillard et le bruit de la rivière.

Nekhludov s’approcha de la fenêtre: il ne put rien voir. Il frappa: personne ne répondit. Il rentra dans la maison par le grand perron, revint dans sa chambre: mais il ne se coucha point. Une demi-heure après, il ôta ses bottes et s’avança, dans le corridor, jusqu’à la chambre ou couchait Katucha. En passant devant la chambre de Matréna Pavlovna, il entendit que la vieille gouvernante ronflait tranquillement. Déjà il s’apprêtait à poursuivre son chemin, lorsque soudain Matréna Pavlovna se mit à tousser et se retourna sur son lit. Il fit le mort, et cinq minutes s’écoulèrent ainsi. Lorsque de nouveau tout se tut et qu’il entendit de nouveau le ronflement de la vieille, Nekhludov poursuivit son chemin, s’efforçant d’éviter de faire craquer le plancher. Il se trouva enfin devant la porte de Katucha. Aucun bruit de souffle, à l’intérieur: évidemment elle ne dormait pas. Mais à peine eut-il murmuré: «Katucha!» qu’elle s’élança vers la porte, et, d’un ton fâché, à ce qui lui sembla, elle lui dit de s’en aller.

— À quoi pensez-vous? Est-ce possible? Vos tantes vont se réveiller! — disaient ses lèvres. Mais toute sa personne disait: «Je suis à toi tout entière!» et c’est cela seulement qu’entendit Nekhludov.

— Je t’en prie, ouvre-moi pour une minute seulement, je t’en supplie! — Il parlait sans songer à ce qu’il disait. Il y eut un silence; puis Nekhludov entendit le frottement d’une main qui, dans les ténèbres, cherchait à tâtons le verrou. Le verrou s’ouvrit, et Nekhludov entra dans la chambre. Il saisit dans ses bras la jeune fille, couverte seulement d’une chemise de grosse toile, la souleva, et la porta sur le lit.

— Ah! Que faites-vous? — murmurait-elle.

Mais lui, sans écouter ses paroles, il la serrait contre lui.

— Ah! C’est mal, laissez-moi! — disait-elle, et elle-même se serrait contre lui.

Quand il l’eut quittée, toute tremblante et blême, et ne répondant rien à ses paroles, il sortit sur le perron et y resta debout, s’efforçant de saisir la signification de ce qui venait de se passer.

Au dehors, la nuit était devenue plus claire. Dans le lointain, le fracas du dégel avait encore augmenté: au craquement, au ronflement, au tintement de la glace s’ajoutait maintenant le murmure de l’eau. Le brouillard commençait à descendre, et derrière le brouillard transparaissait, vaguement, le croissant de la lune.

— Qu’est-ce que tout cela? Est-ce un grand bonheur ou un grand malheur qui m’est arrivé? — se demandait Nekhludov.

— Bah! C’est toujours ainsi, tout le monde fait ainsi! — se dit-il.

Sur quoi, rassuré, il entra dans sa chambre, se coucha, et s’endormit.

Résurrection (Roman)

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