Читать книгу Résurrection (Roman) - León Tolstoi - Страница 9
III
ОглавлениеEnfin Mathieu Nikitich, le juge qu’on attendait, arriva. Aussitôt les jurés virent entrer, dans la salle où ils étaient réunis, l’huissier du tribunal, un petit homme maigre, avec un cou trop long et une démarche inégale. Cet huissier était d’ailleurs un brave homme, et qui avait fait toutes ses études à l’université; mais il ne pouvait rester en place nulle part, parce qu’il buvait. Trois mois auparavant, une certaine comtesse, qui s’intéressait à sa femme, lui avait procuré cet emploi d’huissier au Palais de Justice, et il avait pu s’y maintenir jusque-là, ce dont il se réjouissait comme d’un miracle.
— Eh bien! Messieurs, tout le monde est-il là? — demanda-t-il en mettant son pince-nez et en regardant les jurés.
— Mais oui, à ce qui me semble! — répondit le marchand jovial.
— Nous allons vérifier, — dit l’huissier.
Il tira une liste de sa poche et se mit à appeler les noms, regardant au fur et à mesure les jurés, tantôt à travers son pince-nez, tantôt par dessus:
— Le conseiller d’Etat I. M. Nikiforov?
— C’est moi! — répondit le personnage représentatif qui connaissait le fond de tous les procès.
— Le colonel retraité Ivan Semenovitch Ivanov?
— Voici! — répondit l’homme en uniforme.
— Le marchand de la deuxième guilde Pierre Baklachov?
— Présent! — fit le marchand jovial, en promenant un sourire épanoui sur toute la compagnie. — Je suis prêt!
— Le capitaine de la garde, prince Dimitri Nekhludov?
— C’est moi! — dit Nekhludov.
L’huissier s’inclina avec un mélange de déférence et d’amabilité, comme s’il voulait par là distinguer Nekhludov du reste des jurés. Puis il poursuivit l’énumération:
— Le capitaine Georges Dimitrievitch Danchenko? Le marchand Grégoire Efimovitch Koulechov? Etc., etc.
Tous les jurés étaient présents, excepté deux.
— Et maintenant, Messieurs, prenez la peine de passer dans la salle des assises! — dit l’huissier en montrant la porte d’un geste engageant.
Tous se mirent en mouvement et sortirent de la salle, chacun s’écartant poliment, devant la porte, pour laisser passer son collègue.
La cour d’assises était une grande salle de forme allongée, au fond de laquelle se dressait une estrade précédée de trois marches. Au milieu de l’estrade était placée une table recouverte d’un drap vert, avec des franges d’un vert plus sombre; derrière la table se voyaient trois fauteuils, avec de hauts dossiers de chêne sculpté; et derrière ces fauteuils pendait au mur, dans un cadre doré, un portrait aux couleurs criardes, représentant l’empereur en uniforme, le grand cordon au cou, les jambes écartées, et une main sur la garde de son épée. Dans le coin droit, un rétable contenait une image du Christ couronné d’épines, avec un pupitre sur le devant; et c’est aussi à droite de l’estrade que se trouvait la petite chaire destinée au procureur impérial. À gauche, dans le fond, était située la table du greffier; et sur le devant, plus près du public, une barrière de bois entourait le banc des prévenus, vide encore, comme le reste de l’estrade. Sur le côté droit de celle-ci, en face du banc des prévenus, une série de sièges à hauts dossiers attendaient les jurés, et au-dessous d’eux étaient disposées des tables pour les avocats. Quant à l’autre partie de la salle, séparée de l’estrade par une grille, elle était formée de bancs en gradins qui s’élevaient jusqu’au mur du fond. Dans les premières rangées de ces bancs quatre femmes étaient assises, vêtues comme des ouvrières ou des servantes, et accompagnées de deux hommes qui devaient, eux aussi, être des ouvriers. Ce petit groupe était évidemment très impressionné par la grandeur de la décoration de l’estrade, car il ne s’entretenait qu’à voix basse, timidement.
Dès qu’il eut introduit et placé les jurés, l’huissier s’avança au milieu de l’estrade, et, d’une voix très haute, destinée à intimider encore l’assistance, il annonça:
— Le tribunal!
Tout le monde se leva, et les juges parurent sur l’estrade. D’abord le président aux beaux favoris. Nekhludov le reconnut aussitôt: il l’avait rencontré deux ans auparavant, à la campagne, dans un bal où ce président avait conduit le cotillon et dansé toute la nuit, avec beaucoup de charme et d’entrain.
Derrière lui venait le juge à la mine morose; sa mine était devenue plus morose encore depuis que, au moment d’entrer en séance, il avait rencontré son beau-frère, et que celui-ci lui avait dit que sa sœur venait de lui apprendre qu’il n’y aurait pas de dîner à la maison ce soir-la.
— Que voulez-vous? Nous serons forcés d’aller dîner au cabaret, — avait ajouté le beau-frère en riant.
— Je ne vois pas ce qu’il y a de risible dans tout cela! — avait répondu le juge morose; et il était devenu encore plus morose.
L’autre juge, celui qui arrivait toujours en retard, était un homme à grande barbe, avec des bons gros yeux ronds, aux poches gonflées. Ce juge souffrait d’un catarrhe de l’estomac, et, ce matin-là même, son médecin lui avait fait commencer un nouveau régime qui l’obligeait à rester chez lui plus tard encore que de coutume. Il s’avançait sur l’estrade avec un air absorbé; et en effet il était très préoccupé. Il avait l’habitude de deviner, par toute sorte de moyens de hasard, des réponses à des questions qu’il se posait intérieurement. Il s’était dit cette fois que, si le nombre des pas qu’il aurait à faire pour aller de la porte de son cabinet jusqu’à son siège, si ce nombre se trouvait être divisible par trois, c’est que son nouveau régime le guérirait de son catarrhe; si non, non. Or il n’y avait en tout que vingt-six pas; mais, au dernier moment, le juge triche un peu, fit un petit pas de plus, et arriva à son siège en comptant le vingt-septième pas.
Les figures du président et des deux juges, se dressant sur l’estrade avec leurs uniformes aux collets cousus d’or, présentaient un spectacle des plus imposants. Les juges eux-mêmes, du reste, en avaient le sentiment; et tous trois, comme s’ils étaient confins de leur grandeur, se hâtèrent de s’asseoir, en baissant modestement les yeux, devant la grande table verte, sur laquelle on avait posé un instrument triangulaire surmonté de l’aigle impériale, des encriers, des plumes, des feuilles de papier blanc, et une énorme quantité de crayons de dimensions diverses, fraîchement taillés.
Derrière les juges entra le substitut du procureur. Il s’avança, lui aussi, le plus vite qu’il put vers son siège, tenant toujours sa serviette sous l’aisselle et agitant le bras. Aussitôt assis, il se plongea dans la lecture du dossier, profitant des moindres minutes pour préparer son réquisitoire. Nous devons ajouter, en effet, que Breuer avait été tout récemment nommé substitut, et que c’était la quatrième fois seulement qu’il requérait en assises. Il était fort ambitieux, rêvait de faire une belle carrière, et jugeait indispensable, pour y réussir, d’obtenir des condamnations dans tous les procès où il prenait part. Il avait déjà combiné le plan général du réquisitoire qu’il prononcerait dans l’affaire de l’empoisonnement; mais il avait encore à prendre connaissance des faits mêmes de l’affaire, pour appuyer et étoffer son argumentation.
Enfin le greffier, assis à l’extrémité opposée de l’estrade, et ayant disposé devant lui toutes les pièces qu’il aurait à lire, parcourait un article d’un journal prohibé, qu’il avait reçu la veille et lu déjà une première fois. Il voulait parler de cet article avec le juge à la grande barbe, qu’il savait être de même opinion que lui en politique: et, avant d’en parler, il désirait le connaître à fond.