Читать книгу Résurrection (Roman) - León Tolstoi - Страница 23
III
ОглавлениеQuand les jurés eurent examiné les pièces à conviction, le président déclara l’enquête judiciaire terminée; et, sans interruption, pressé comme il était d’expédier l’affaire, il donna la parole au substitut du procureur. Il se disait que le substitut, lui aussi, était homme, que, sans doute, lui aussi avait hâte de fumer, de manger, et qu’il aurait pitié de l’assistance. Mais le substitut du procureur n’eut pitié ni de lui-même ni des autres. Ce magistrat, naturellement sot, avait, en outre, le malheur d’être sorti du gymnase avec une médaille d’or, et plus tard, à l’Université, d’avoir remporté un prix pour sa thèse sur les Servitudes dans le droit romain; de telle sorte qu’il était, au plus haut degré, vaniteux, satisfait de soi, — ce à quoi avaient encore contribué ses succès auprès des femmes; — et la conséquence de tout cela était que sa sottise naturelle avait pris des proportions extraordinaires.
Lorsque le président lui eut donné la parole, il se leva lentement, guindant ses formes élégantes dans son uniforme brodé; et, ayant posé ses deux mains sur son pupitre, ayant incliné la tête, ayant promené un large regard sur toute l’assistance, à l’exception des prévenus, il commença son discours, qu’il avait eu le temps de préparer pendant la lecture des procès-verbaux:
«L’affaire qui est soumise à votre jugement, Messieurs les jurés, constitue, si je puis employer cette expression, un fait de criminalité essentiellement caractéristique.»
Le réquisitoire du substitut du procureur devait avoir, dans sa pensée, une portée générale, et ressembler ainsi aux discours fameux qui avaient fondé la gloire des grands avocats. Son auditoire de ce jour-là n’était, en vérité, formé que de couturières, de cuisinières, de cochers et de portefaix, mais ce n’était pas une considération qui pût l’arrêter. Les maîtres du barreau, eux aussi, avaient débuté devant des auditoires du même genre. Et le substitut s’était donné pour principe de s’élever toujours, comme il disait, «jusqu’au sommet des questions», en dégageant la signification psychologique de chaque délit, et en mettant à nu la plaie sociale dont ce délit était l’expression.
«Vous voyez devant vous, Messieurs les jurés, un crime absolument typique de notre fin de siècle, un crime qui porte en lui, pour ainsi parler, tous les traits spécifiques de ce processus particulier de décomposition morale qui atteint aujourd’hui de nombreux éléments de notre société…»
Le substitut du procureur parla très longtemps sur ce ton. Il avait surtout deux choses en vue, pendant qu’il prononçait son réquisitoire: il s’efforçait, d’abord, de faire mention de chacun des faits relatifs à l’affaire, grands ou petits; et d’autre part, et surtout, il tenait à ne pas s’arrêter une seule minute, à faire en sorte que son discours coulât sans interruption pendant une durée d’au moins une heure et quart. Une fois, cependant, il dut s’arrêter, ayant perdu le fil de son argumentation; mais dès l’instant d’après il reprit son élan, et parvint même à racheter ce trouble momentané par un supplément d’éloquence. Il parlait tantôt d’une voix basse et insinuante, en se balançant d’un pied sur l’autre et en fixant les jurés, tantôt d’un ton posé et naturel, en consultant ses dossiers, et tantôt encore d’une voix tonnante et inspirée, en se tournant vers le public et les avocats. Seuls les prévenus, qui tous trois avaient les yeux rivés sur lui, n’obtinrent pas de lui l’honneur d’un coup d’œil. Son réquisitoire était tout rempli des formules les plus nouvelles, de ces formules qui étaient alors de mode dans son cercle, et qui passaient alors, et qui passent aujourd’hui encore, pour le dernier mot de la science. Il y était question d’hérédité, de criminalité innée, et de Lombroso, et de Tarde, et d’évolution, et de lutte pour la vie, et de Charcot, et de dégénérescence.
Le marchand Smielkov, d’après la définition du substitut du procureur, était le type du Russe naturel et foncier, qui, par l’effet de sa confiance et de sa générosité, était devenu la proie d’êtres profondément pervers, au pouvoir desquels il était tombé. Simon Kartymkine était un produit atavique de l’ancien servage, un homme incomplet, sans instruction, sans principes, sans religion. Euphémie Botchkov, sa maîtresse, était une victime de l’hérédité: son apparence physique et son caractère moral présentaient tous les stigmates de la dégénérescence. Mais l’agent principal du crime était la Maslova, qui représentait, sous sa forme la plus basse, le type de la décadence sociale contemporaine.
«Cette créature, — poursuivait le substitut, toujours sans tourner les yeux vers elle, — au contraire de ses complices, a été admise à jouir du bienfait de l’instruction. Nous venons d’entendre tout à l’heure la déposition de la directrice de la maison où elle était: elle nous a dit que la prévenue sait non seulement lire et écrire, mais qu’elle comprend et parle le français. Fille naturelle, marquée sans doute d’une tare atavique, la Maslova a été élevée dans une famille noble des plus distinguées; elle aurait pu parfaitement vivre d’un travail honorable; mais elle a abandonné ses bienfaiteurs pour se livrer tout entière à ses mauvais instincts; et c’est pour pouvoir mieux les satisfaire qu’elle est entrée dans une maison de tolérance, où sa supériorité intellectuelle lui a permis, — comme vous venez de l’entendre affirmer. Messieurs les jurés, — d’exercer sur ses adorateurs cette «influence mystérieuse dont la science s’est tant occupée ces temps derniers, et que l’école de Charcot, en particulier, a si heureusement définie la suggestion mentale. C’est ce pouvoir de suggestion qu’elle a exercé sur l’honnête et naïf géant russe qui lui est tombé entre les mains, et de la confiance de qui elle a usé pour le dépouiller d’abord de son argent, puis de sa vie!»
— Ma parole d’honneur, il divague! — dit avec un sourire le président, en se penchant vers le juge sévère.
— Un terrible imbécile! — répondit le juge sévère.
«Messieurs les jurés, — poursuivait pendant ce temps le substitut du procureur, avec une inclinaison de tête pleine de déférence, — c’est entre vos mains qu’est désormais le sort de ces trois criminels; et c’est aussi entre vos mains qu’est, en partie, le sort de la société, car votre jugement à toute l’importance d’un grand acte social. Vous pénétrerez jusqu’au fond de la signification de ce crime; vous vous convaincrez du danger que constituent, pour la société, des éléments dégénérés, des phénomènes pathologiques, dirais-je, tels que la Maslova; et vous préserverez la société de la contagion de ces phénomènes, vous empêcherez les éléments sains et robustes de la société d’être contaminés au contact de ces éléments morbides!»
Et, comme s’il était lui-même écrasé de l’importance sociale du verdict à venir, le substitut du procureur, ravi de son discours, se laissa retomber sur son siège. Le sens positif de son réquisitoire, sous l’amoncellement de fleurs d’éloquence dont il l’avait recouvert, consistait à soutenir que la Maslova avait hypnotisé le marchand, qu’elle s’était emparée de toute sa confiance, qu’elle avait voulu le dépouiller de son argent, et que, son projet ayant été découvert par Simon et Euphémie, elle s’était vue forcée de partager avec eux. Puis, pour cacher la trace de son vol, elle avait contraint le marchand à revenir avec elle à l’hôtel, où elle l’avait empoisonné.
Aussitôt que le réquisitoire fut terminé, on vit se lever, au banc des avocats, un petit homme d’âge moyen, en habit, avec un vaste plastron fortement empesé; et aussitôt ce petit homme commença un vigoureux discours pour défendre Kartymkine et la Botchkova. C’était un agent d’affaires assermenté, et les deux prévenus lui avaient d’avance donné 300 roubles pour sa plaidoirie. Aussi ne négligea-t-il rien pour les innocenter l’un et l’autre en rejetant toute la faute sur la Maslova.
Il s’attacha en particulier à réfuter l’affirmation de la Maslova, qui avait dit que Simon et Euphémie se trouvaient dans la chambre au moment ou elle avait pris l’argent. L’affirmation, — déclarait l’agent d’affaires, — ne pouvait avoir aucune valeur, venant de la part d’une personne convaincue du crime d’empoisonnement. Les 1.800 roubles déposés en banque par Simon pouvaient parfaitement être le produit des gains de deux domestiques laborieux et honnêtes, qui, de l’aveu du directeur de l’hôtel, recevaient chaque jour de trois à cinq roubles de pourboire. Quant à l’argent du marchand, il avait été incontestablement volé par la Maslova, qui, ou bien l’avait donné à quelqu’un, ou bien l’avait perdu, l’enquête ayant prouvé qu’elle était, cette nuit là, en état d’ivresse. Et sur le fait même de l’empoisonnement, le doute était moins possible encore: la Maslova reconnaissait, elle-même, que c’était elle qui avait versé le poison.
En conséquence, l’agent d’affaires priait les jurés de déclarer Kartymkine et la Botchkova innocents du vol de l’argent, ajoutant que, si même les jurés les reconnaissaient coupables du vol de l’argent, il les priait de les déclarer innocents de l’empoisonnement, ou, en tout cas, d’écarter l’hypothèse de la préméditation.
Pour conclure, le défenseur de Simon et d’Euphémie fit remarquer que «les brillantes considérations de M. Le substitut du procureur sur l’atavisme», de quelque importance qu’elles pussent être au point de vue scientifique, se trouvaient inapplicables dans l’espèce, la Botchkova étant née de père et mère inconnus.
Le substitut du procureur prit une mine fâchée, inscrivit en hâte quelque chose sur un papier, et haussa les épaules d’un geste dédaigneux.
Quand le premier avocat se fut rassis, le défenseur de la Maslova se leva, et, d’un ton timide, en bégayant, il se déchargea de sa plaidoirie.
Sans nier que la Maslova eût pris part au vol de l’argent, il se borna à soutenir qu’elle n’avait pas eu l’intention d’empoisonner Smielkov et ne lui avait donné la poudre que pour l’endormir. Il voulut ensuite se lancer à son tour dans l’éloquence, en faisant un tableau de la façon dont sa cliente avait été poussée au vice par un homme qui l’avait séduite et qui était resté impuni, tandis qu’elle-même avait dû porter tout le poids de sa faute; mais cette excursion dans le domaine de la psychologie pathétique ne lui réussit pas, et chacun eut le sentiment qu’elle était manquée. Au moment où il s’étendait sur la cruauté des hommes et l’infériorité sociale et légale de la condition des femmes, le président, pour le tirer d’embarras, l’invita à rentrer dans la discussion des faits.
L’avocat se hâta de terminer sa plaidoirie. Après lui, le substitut du procureur prit de nouveau la parole. Il tenait à défendre ses vues sur l’atavisme et à répondre aux critiques dirigées contre elles par l’agent d’affaires. Il déclara que, si même la Botchkova était fille de «parents inconnus, la valeur scientifique de la théorie de l’atavisme n’en était nullement diminuée: «Cette théorie, dit-il, est si solidement établie par la science que nous pouvons désormais non seulement, de l’atavisme, déduire le crime mais aussi, du crime, induire l’atavisme.»
Quant à la supposition émise par le second avocat, et suivant laquelle la Maslova aurait été pervertie par un séducteur plus ou moins imaginaire (le substitut insista d’une façon particulièrement ironique sur le mot «imaginaire»), toutes les données portaient plutôt à croire que c’était elle qui avait toujours été la séductrice des innombrables victimes que le hasard avait mises à portée de sa main. Cela dit, le substitut se rassit d’un air victorieux.
Le président demanda alors aux prévenus ce qu’ils avaient à ajouter pour leur défense.
Euphémie Botchkov répéta, une dernière fois, qu’elle ne savait rien, n’avait rien fait, et que seule la Maslova était coupable de tout.
Simon se borna à redire:
— Qu’il en soit comme vous voudrez, mais je suis innocent!
Quand vint le tour de la Maslova, elle ne dit rien. Le président lui ayant demandé ce qu’elle avait à ajouter pour sa défense, elle leva simplement les yeux sur lui, puis les promena sur toute la salle, comme une bête traquée; et puis elle les baissa de nouveau et se mit à pleurer avec de grands sanglots.
— Qu’avez-vous? — demanda le marchand à son voisin Nekhludov, qui venait de faire entendre brusquement un cri singulier. Ce cri était, en réalité, un sanglot. Mais Nekhludov ne se rendait toujours pas compte de sa situation nouvelle, et c’est à la tension de ses nerfs qu’il attribua ce sanglot imprévu, comme aussi les larmes dont ses yeux étaient inondés.
La crainte de l’opprobre dont il ne manquerait pas d’être couvert si tout le monde, là, dans la salle du tribunal, apprenait sa conduite à l’égard de la Maslova, cette crainte l’empêchait d’avoir conscience du travail intérieur qui, peu à peu, se faisait en lui.