Читать книгу Tous les Contes de Léon Tolstoi (151 Contes, fables et nouvelles) - León Tolstoi - Страница 44
IX
ОглавлениеLa femme, devenue prodigue de paroles, se mit à raconter:
— Il y a six ans qu’elles sont orphelines; le père fut enterré un mardi; la mère mourut le vendredi. Orphelines de père avant de naître, la mère ne survécut pas même un jour à leur naissance. À cette époque, je vivais au village avec mon mari; nous étions voisins, porte à porte. Le père, un jour qu’il travaillait seul dans les bois, fut écrasé par un arbre; il perdait ses entrailles, si bien que, de retour au logis, il trépassa. Trois jours après, sa femme accoucha de ces deux petites filles; pauvre et solitaire, elle n’eut personne pour l’assister, ni sage-femme ni servante. Elle accoucha seule et mourut seule.
Le matin j’allai pour la voir; j’entre et je la trouve, la malheureuse, toute froide déjà. En mourant elle était retombée sur la petite et l’avait estropiée. Les gens s’assemblèrent; on lava la morte, on l’ensevelit, on lui fit un cercueil et on la mit en terre. Les voisins étaient tous de braves gens. Les petites restaient seules. Où les mettre? J’étais alors la seule nourrice du village; j’allaitais mon premier-né depuis huit semaines; je les pris, en attendant, chez moi.
Les paysans se réunirent; on causa, on se demanda ce qu’on ferait d’elles et voici ce qu’ils me dirent:
— Marie, en attendant, garde les petites, nourris-les de ton lait, et donne-nous le temps de nous mettre d’accord.
J’avais déjà donné le sein à l’une, mais je n’avais pas fait téter l’autre, l’estropiée; je ne pensais pas qu’elle pût vivre. Mais je me fis des reproches: elle geignait à faire pitié. Pourquoi ce petit ange doit-il souffrir? Je la fis téter et j’allaitai les trois enfants, le mien et les deux orphelines.
J’étais jeune, forte, je mangeais bien, j’eus du lait en abondance. Dieu m’assistait. Je faisais téter deux des enfants, le troisième attendait. Quand l’un des deux était rassasié, je prenais le troisième; et Dieu me fit la grâce de les élever. Le mien mourut deux ans après, et Dieu ne me donna plus d’enfants. Cependant nous avons acquis du bien, nous vivons maintenant au moulin, chez un marchand. Nous avons de bons gages, la vie est facile, mais je n’ai pas d’enfants. Que ferais-je seule, si je n’avais ces fillettes? Comment ne pas les aimer, les choyer? Elles sont la joie de ma vie.
La femme pressa les enfants sur son cœur, embrassa la boiteuse et essuya ses yeux remplis de larmes.
Matriona soupira et dit:
— On vit sans père ni mère, mais on ne vit pas sans Dieu.
Ils causaient ainsi, quand tout à coup toute la maison fut illuminée, comme par un éclair issu du coin où Michel était assis. Tous se retournent de son côté, et voient Michel assis, les mains croisées sur les genoux, les yeux levés: il souriait.