Читать книгу Tous les Contes de Léon Tolstoi (151 Contes, fables et nouvelles) - León Tolstoi - Страница 46
XI
ОглавлениеSimon et Matriona comprirent alors qui ils avaient vêtu et nourri; qui avait vécu sous leur toit. Ils pleuraient de crainte et de joie. L’ange leur dit encore:
— Je restai seul sur le chemin, seul et nu. Je n’avais connu jusqu’alors aucune des misères humaines, ni le froid, ni la faim. Je devins homme. J’eus faim, j’eus froid, et ne sus que devenir. Je vis une chapelle consacrée au Seigneur. Je voulus m’y réfugier; la porte était cadenassée; on ne pouvait entrer. Alors je m’assis sur le seuil, cherchant à m’abriter du vent. Le soir vint; j’eus faim, j’eus froid, je souffrais. Soudain, j’entendis des pas sur la route. Un homme venait, portant des bottes; il parlait tout seul. Je vis pour la première fois la face mortelle de l’homme, depuis que moi-même j’étais devenu homme, et j’eus peur de cette face, je me détournai. Je l’entendais qui se demandait: ” Comment nourrir ma femme et mes enfants? Comment, pendant l’hiver, se protéger contre le froid? “
«Je pensai: ” Je péris de froid et de faim et voilà, cet homme qui passe ne pense qu’à se vêtir, lui et les siens, avec des pelisses, et à se procurer du pain; il ne saurait donc me nourrir. “
« L’homme me vit; il fronça les sourcils, devint plus terrible encore et passa… J’étais désespéré. Soudain, je l’entendis revenir, je le regardai et ne le reconnus plus: la mort qui était sur son visage avait disparu, il était redevenu un vivant, et je vis l’image de Dieu sur sa face. Il s’approcha de moi, me vêtit, me prit par la main et m’amena chez lui. Arrivés à sa demeure, une femme vint à notre rencontre, et elle parla. La femme était plus terrible que l’homme, l’haleine de la mort sortait de sa bouche; le souffle mortel de ses paroles me coupa la respiration; je défaillais. Elle voulait me chasser dehors, au froid, et je compris qu’elle mourrait elle-même en me chassant.
« Tout à coup, son mari lui parla de Dieu. Aussitôt la femme se transforma. Pendant qu’elle nous servait à manger, et me regardait, je levai aussi les yeux sur elle: la morte était redevenue vivante, et je reconnus Dieu sur son visage. Alors je me souvins de la première parole de Dieu: ” Tu connaîtras ce qu’il y a dans les hommes. ” J’appris ainsi ce qu’il y a dans les hommes: l’amour. Dans ma joie d’avoir la révélation d’une des paroles divines, je souris alors pour la première fois. Mais tout ne m’était pas révélé à la fois; je ne comprenais pas encore ce qui n’est pas donné à l’homme, et ce qui fait vivre les hommes.
« Je vécus chez vous une année; l’homme vint commander des bottes, des bottes qui devaient durer un an sans tourner ni se déchirer. Je le regardai et vis près de lui un de mes compagnons, l’ange de la mort. Personne ne le vit, sauf moi. Je le connaissais, je savais qu’avant le coucher du soleil l’âme du richard serait emportée, et je pensai: ” L’homme prévoit pour une année à l’avance, et il ne sait pas qu’il doit mourir avant la nuit. ” Et je me rappelai la deuxième parole de Dieu: ” Tu connaîtras ce qui n’est pas donné aux hommes. “
«Je savais déjà ce qu’il y a dans l’homme, je venais d’apprendre ce qui n’est pas donné aux hommes. Il n’est pas donné à l’homme de connaître les besoins de son corps. Et je souris pour la seconde fois. J’étais heureux d’avoir aperçu mon compagnon l’ange et que Dieu m’eût révélé la deuxième parole.
«Mais j’ignorais encore, je ne comprenais pas ce qui fait vivre les hommes. Je vécus ainsi, attendant la révélation de la dernière parole divine. La sixième année, la femme amena les jumelles; je les reconnus et j’appris tout et pensai: ” La mère implorait pour ses enfants; j’avais cru que sans père ni mère les enfants devaient périr et voilà qu’une femme, une étrangère, les a recueillies et nourries. “
«Et quand cette femme pleura d’attendrissement en parlant de ces petites étrangères qu’elle choyait et plaignait, je vis en elle l’image de Dieu et compris ce qui fait vivre les hommes. Je compris que Dieu m’avait révélé la troisième parole, qu’il me pardonnait, et je souris pour la troisième fois.»