Читать книгу Tous les Contes de Léon Tolstoi (151 Contes, fables et nouvelles) - León Tolstoi - Страница 43
VIII
ОглавлениеUn an, deux ans se passent, enfin voilà six ans que Michel vit chez Simon. C’est toujours la même chose: il ne sort jamais, parle rarement, et pendant tout ce temps il n’a souri que deux fois: la première, lorsque Matriona lui donna à manger, la seconde, à la visite du seigneur.
Simon est toujours ravi de son ouvrier, il ne lui demande plus d’où il vient, et ne craint qu’une chose, c’est qu’il ne parte.
Un jour, ils étaient tous ensemble à la maison; la patronne mettait le pot dans le poêle, les enfants grimpaient sur les bancs et regardaient autour des fenêtres. Près d’une fenêtre, Simon poussait l’alène; près de l’autre, Michel achevait un talon.
Un des enfants vint s’appuyer sur l’épaule de Michel, regarda à la fenêtre et lui dit:
— Vois, oncle Michel, une marchande avec deux petites filles. On dirait qu’elles viennent de notre côté. L’une des petites est boiteuse.
À ces mots, Michel laisse son ouvrage, se tourne vers la fenêtre et regarde au-dehors.
Simon s’étonne. Jamais Michel n’a regardé au-dehors et le voilà collé à la vitre, et il examine quelque chose. Simon regarde à son tour par la fenêtre. Il voit en effet une femme, proprement mise, qui conduit deux fillettes, enveloppées de petites pelisses, des fichus de laine sur la tête, et se dirigeant vers sa demeure. Les enfants se ressemblent: impossible de les distinguer l’une de l’autre, mais l’une boite de la jambe gauche.
La femme s’arrête à la porte, lève le loquet et entre dans la maison, en poussant les enfants devant elle.
— Bonjour, la compagnie.
— Soyez la bienvenue, que désirez-vous?
La femme s’assied près de la table, les fillettes se serrent contre elle timidement; les hommes leur font peur.
— Il me faut des souliers pour mes petites, pour le printemps.
— Bah! C’est facile. Nous n’avons jamais fait rien d’aussi petit, mais on peut le faire; nous essaierons. Les voulez-vous à rebords ou doublés de toile? Michel, mon ouvrier, est très habile.
Simon se retourne et voit que Michel dévore des yeux les petites filles. Simon s’étonne. Il est vrai que les fillettes sont jolies, avec des yeux noirs, des joues roses, potelées; les petites pelisses et les fichus sont gentils; mais pourtant il ne peut comprendre pourquoi Michel les examine avec tant d’intérêt, comme s’il les connaissait déjà. Simon, de plus en plus surpris, cause avec la femme, fait le prix et prend les mesures.
La femme pose la petite boiteuse sur ses genoux en disant:
— Prends deux mesures pour celle-ci; tu feras un soulier pour le pied bot et trois pour l’autre pied; leurs pieds sont les mêmes; elles sont jumelles.
Après avoir pris la mesure, Simon dit, en montrant la boiteuse:
— Pourquoi est-elle venue comme ça? Une si jolie petite fille!
— C’est sa mère qui l’a estropiée.
Matriona se mêle à la conversation, curieuse de savoir qui est cette femme et qui sont ces enfants, et dit:
— N’es-tu pas leur mère?
— Ni leur mère ni leur parente, ma bonne; ce sont mes filles adoptives.
— Elles ne sont pas de ton sang et tu les choies ainsi!
— Comment ne pas les chérir? Je les ai nourries de mon lait toutes les deux. J’ai eu un enfant aussi, que Dieu m’a repris; je ne le dorlotais pas autant que celles-ci.