Читать книгу Tous les Contes de Léon Tolstoi (151 Contes, fables et nouvelles) - León Tolstoi - Страница 22
I
ОглавлениеDeux vieillards avaient fait vœu d’aller à Jérusalem en pèlerinage. L’un d’eux était un riche moujik: il s’appelait Efim Tarassitch Schevelev; l’autre, Élysée Bodrov, n’était pas riche.
Efim était un moujik rangé. Il ne buvait pas de vodka, ne fumait pas de tabac et ne prisait pas; il ne jurait jamais: c’était un homme grave et rigide. Il avait déjà été deux fois staroste. Il avait une nombreuse famille: deux fils et un petit-fils mariés, et tous demeuraient ensemble. C’était un moujik vigoureux, droit, barbu: à soixante-dix ans, sa barbe commençait à peine à blanchir.
Élysée était un petit vieillard, ni riche ni pauvre. Il s’occupait jadis de charpenterie; depuis que l’âge était venu, il restait chez lui et élevait des abeilles. Un de ses fils travaillait au-dehors, l’autre à la maison. C’était un bonhomme jovial: il prenait de la vodka, prisait du tabac, aimait à chanter des chansons; mais il était débonnaire, et vivait en bons termes avec les siens et les voisins. C’était un petit moujik, pas plus haut que ça, un peu bistré, avec une barbiche frisée, et, comme son patron le prophète Élysée, il avait toute la tête chauve.
Voilà bien longtemps que les deux vieillards s’étaient entendus pour partir ensemble. Mais Efim différait toujours, ses affaires le retenaient: une terminée, une autre aussitôt s’engageait. Tantôt c’était le petit-fils qu’il fallait marier, tantôt le fils cadet dont il voulait attendre le retour de l’armée, tantôt une nouvelle isba qu’il était en train de construire.
Un jour de fête, les deux vieillards se rencontrèrent; ils s’assirent sur des poutres.
— Eh! Bien, compère, dit Élysée, à quand l’accomplissement de notre vœu? Efim se sentit embarrassé.
— Mais il faut attendre encore un peu: cette année est justement des plus chargées pour moi. J’ai commencé à construire cette isba. Je comptais y mettre une centaine de roubles, et voilà déjà que la troisième centaine est entamée. Et je n’ai pas fini! – Remettons la chose à l’été; vers l’été, si Dieu le permet, nous partirons sans faute.
— À mon avis, répondit Élysée, il ne convient pas de tarder davantage: il faut y aller maintenant. C’est le bon moment: voici le printemps.
— C’est le moment, oui, c’est le moment. Mais une entreprise commencée, comment l’abandonner?
— N’as-tu donc personne? Ton fils te suppléera.
— Mais comment fera-t-il? Je n’ai pas trop de confiance en mon aîné: je suis sûr qu’il gâtera tout.
— Nous mourrons, compère, et ils devront vivre sans nous. Il faut bien que tes fils s’habituent.
— Oui, c’est vrai. Mais je voudrais que tout se fît sous mes yeux.
— Eh! Cher ami, tu ne saurais tout faire en tout et pour tout. Ainsi, hier, mes babas nettoyaient pour la fête. C’était tantôt une chose, tantôt une autre. Je n’aurais jamais pu tout faire. L’aînée de mes brus, une baba intelligente, disait: «C’est bien que la fête vienne à jour fixe, sans nous attendre; car autrement, dit-elle, malgré tous nos efforts, nous n’aurions certainement jamais fini.»
Efim resta rêveur.
— J’ai dépensé, dit-il, beaucoup d’argent à cette construction, et, pour aller de l’avant, il ne faut pas non plus partir avec les mains vides: ce n’est pas peu que cent roubles.
Élysée se mit à rire.
— Ne pèche pas, compère, dit-il. Ton avoir est dix fois supérieur au mien, et c’est toi qui t’arrêtes à la question d’argent. Donne seulement le signal du départ, moi qui n’en ai pas, j’en saurai bien trouver.
Efim sourit aussi.
— Voyez-vous ce richard! Dit-il. Mais où en prendras-tu?
— Je fouillerai à la maison; je ramasserai quelque chose, et pour compléter la somme, je vendrai une dizaine de ruches au voisin qui m’en demande depuis longtemps.
— Mais l’essaimage sera bon pourtant; et tu auras des regrets.
— Des regrets! Mon compère. Je n’ai rien regretté de ma vie, excepté mes péchés. Il n’y a rien de plus précieux que l’âme.
— C’est vrai; mais ce n’est pas bien, quand il y a du désordre dans la maison.
— C’est pis encore, quand il y a du désordre dans l’âme. Et puisque nous avons promis, eh! Bien, partons!