Читать книгу Tous les Contes de Léon Tolstoi (151 Contes, fables et nouvelles) - León Tolstoi - Страница 41
VI
ОглавлениеJour par jour, semaine par semaine, une année s’écoula. Michel continuait à vivre et à travailler chez Simon. L’ouvrier devint célèbre: nul ne faisait des bottes aussi soignées, aussi solides que Michel, l’ouvrier de Simon; et on venait de partout à la ronde commander des bottes chez Simon. Simon commença à vivre à son aise.
Un jour d’hiver, Simon et Michel travaillaient ensemble, quand ils entendirent une voiture à trois chevaux avec des grelots. Ils regardèrent par la fenêtre, la voiture s’arrêta devant l’isba. Un valet sauta du siège, ouvrit la portière. Un monsieur, enveloppé d’une pelisse, descendit de la voiture, se dirigea vers la demeure de Simon et gravit le perron. Matriona ouvrit la porte toute grande. Le monsieur se baissa, entra dans la maison, se redressa: sa tête touchait presque au plafond, et il remplissait à lui seul tout un coin de la pièce.
Simon se leva, salua le monsieur avec étonnement. Jamais il n’avait vu un homme pareil. Simon lui-même était trapu, Michel, maigre, Matriona semblait une vieille bûche séchée. Cet homme semblait venir d’un autre monde: avec sa face rouge et pleine, son cou de taureau, il avait l’air d’être bâti en airain.
Après avoir soufflé avec force, il jeta sa fourrure, s’assit sur le banc, et dit: — Lequel de vous est le patron cordonnier?
Simon s’avança.
— C’est moi, Votre Seigneurie, dit-il.
Le monsieur appela son valet.
— Fedka! Apporte-moi le cuir.
Le domestique accourut avec un paquet. Le monsieur prit le paquet et le posa sur la table.
— Défais ce paquet, dit-il.
L’autre obéit.
Le monsieur montra le cuir à Simon, et dit: — Écoute, cordonnier, tu vois bien ce cuir?
— Oui, Votre Seigneurie.
— Te rends-tu compte de la marchandise que c’est?
Simon tâta le cuir et répondit: — La marchandise est très bonne.
— Oui, elle est bonne, imbécile; tu n’as encore jamais vu pareille marchandise, c’est du cuir d’Allemagne, entends-tu? Il vaut vingt roubles, ce cuir.
Simon intimidé répond:
— Où pourrions-nous voir tout cela, nous autres?
— Sans doute. Peux-tu me faire des bottes avec ce cuir?
— Certainement, Votre Seigneurie.
Le monsieur s’écria:
— Certainement! Comprends bien pour qui tu vas travailler et avec quelle marchandise; fais-moi des bottes qui puissent durer un an, que je puisse porter un an sans les tourner ni les déchirer. Si tu peux le faire, alors prends ce cuir et taille; sinon, refuse. Je te préviens: si les bottes se déchirent avant un an, je te fourre en prison; si elles me durent un an, tu auras dix roubles.
Simon, effrayé, hésite, il ne sait que répondre. Il regarde Michel, le pousse du coude, et lui chuchote: — Faut-il accepter?
— Prends le travail, fait Michel.
Simon écoute Michel, accepte et s’engage à livrer des bottes qui ne tourneraient pas, ne se déchireraient pas de toute une année.
Le monsieur appela le valet, lui ordonna de lui déchausser le pied gauche, tendit son pied et dit à Simon: — Eh bien! Prends les mesures.
Simon prit un papier de dix verchok, le plia en bandes, se mit à genoux, essuya ses mains à son tablier pour ne pas salir la chaussette du monsieur, et se mit à prendre mesure. Simon prend la mesure de la semelle, du cou-de-pied, et se met à mesurer le mollet; mais le papier n’en peut faire le tour; le mollet est gros comme une poutre.
— Prends garde; ne fais pas trop étroit au mollet.
Simon ajoute du papier. Le monsieur, assis, agite ses doigts de pied dans la chaussette, regarde les gens qui sont là.
Il aperçut Michel.
— Quel est celui-ci? Demanda-t-il.
— Mais c’est mon ouvrier, celui qui fera les bottes, répondit Simon.
— Attention! Dit le monsieur, s’adressant à Michel. Il faut qu’elles me durent un an.
Simon lève les yeux sur Michel et s’aperçoit qu’il ne regarde même pas le monsieur; il regarde au-dessus et au-delà de lui, comme s’il voyait quelqu’un. Il regarde, il regarde et tout à coup il sourit avec sérénité.
— Pourquoi ris-tu, imbécile? Veille plutôt à ce que mes bottes soient prêtes à temps.
Michel répondit:
— Vos bottes seront prêtes au moment voulu.
— C’est bien.
Le monsieur se rechaussa, s’enveloppa de sa pelisse et se dirigea vers la porte; mais, ayant oublié de se baisser, il se cogna le front contre la solive. Il se mit à jurer, se frotta la tête, puis remonta dans sa voiture et partit.
Une fois le monsieur parti, Simon dit: — En voilà un qui est fort comme un roc, il a rompu la solive et il s’en moque.
Matriona opina:
— Avec la vie qu’il mène, comment ne serait-ce pas un bel homme? Coulé en airain comme il l’est, la mort ne le prendra pas de sitôt.