Читать книгу Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon - Louis Constant Wairy - Страница 24

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Proclamation de la loi sur les cultes.—Conversation à ce sujet.—La consigne.—Les plénipotentiaires pour le concordat.—L'abbé Bernier et le cardinal Caprara.—Le chapeau rouge et le bonnet rouge.—Costume du premier consul et de ses collègues.—Le premier Te Deum chanté à Notre-Dame.—Dispositions diverses des spectateurs.—Le calendrier républicain.—La barbe et la chemise blanche.—Le général Abdallah-Menou.—Son courage à tenir tête aux Jacobins.—Son pavillon.—Sa mort romanesque.—Institution de l'ordre de la légion d'honneur.—Le premier consul à Ivry.—Les inscriptions de 1802 et l'inscription de 1814.—Le maire d'Ivry et le maire d'Évreux.—Naïveté d'un haut fonctionnaire.—Les cinq-z-enfans.—Arrivée à Rouen du premier consul.—M. Beugnot et l'archevêque Cambacérès.—Le maire de Rouen dans la voiture du premier consul.—Le général Soult et le général Moncey.—Le premier consul fait déjeuner à sa table un caporal.—Le premier consul au Havre et à Honfleur.—Départ du Havre pour Fécamp.—Arrivée du premier consul à Dieppe.—Retour à Saint-Cloud.

Le jour de la proclamation faite par le premier consul, de la loi sur les cultes, il se leva de bonne heure, et fit entrer le service pour faire sa toilette. Pendant qu'on l'habillait, je vis entrer dans sa chambre M. Joseph Bonaparte avec le consul Cambacérès.

—Eh bien! dit à celui-ci le premier consul, nous allons à la messe; que pense-t-on de cela dans Paris?

—Beaucoup de gens, répondit M. Cambacérès, se proposent d'aller à la première représentation et de siffler la pièce, s'ils ne la trouvent pas amusante.

—Si quelqu'un s'avise de siffler, je le fais mettre à la porte par les grenadiers de la garde consulaire.

—Mais si les grenadiers se mettent à siffler comme les autres?

—Pour cela, je ne le crains pas. Mes vieilles moustaches iront ici à Notre-Dame, tout comme au Caire ils allaient à la mosquée. Ils me regarderont faire, et en voyant leur général se tenir grave et décent, ils feront comme lui, en se disant: C'est la consigne!

—J'ai peur, dit M. Joseph Bonaparte, que les officiers-généraux ne soient pas si accommodans. Je viens de quitter Augereau qui jette feu et flamme contre ce qu'il appelle vos capucinades. Lui et quelques autres ne seront pas faciles à ramener au giron de notre sainte mère l'église.

—Bah! Augereau est comme cela. C'est un braillard qui fait bien du tapage, et s'il a quelque petit cousin imbécile, il le mettra au séminaire pour que j'en fasse un aumônier. À propos, poursuivit le premier consul en s'adressant à son collègue, quand votre frère ira-t-il prendre possession de son siège de Rouen? Savez-vous qu'il a là le plus bel archevêché de France. Il sera cardinal avant un an; c'est une affaire convenue.

Le deuxième consul s'inclina. Dès ce moment, il avait auprès du premier consul bien plutôt l'air de son courtisan que de son égal.

Les plénipotentiaires qui avaient été chargés de discuter et signer le concordat étaient MM. Joseph Bonaparte, Crétet et l'abbé Bernier. Celui-ci, que j'ai vu quelquefois aux Tuileries, avait été chef de chouans, et il n'y avait rien qui n'y parût. Le premier consul, dans cette même conversation dont je viens de rapporter le commencement, s'entretint avec ses deux interlocuteurs, des conférences sur le concordat. «L'abbé Bernier, dit le premier consul, faisait peur aux prélats italiens par la véhémence de sa logique. On aurait dit qu'il se croyait au temps où il conduisait les Vendéens à la charge contre les bleus. Rien n'était plus singulier que le contraste de ses manières rudes et disputeuses, avec les formes polies et le ton mielleux des prélats. Le cardinal Caprara est venu il y a deux jours, d'un air effaré, me demander s'il est vrai que l'abbé Bernier s'est fait, pendant la guerre de la Vendée, un autel pour célébrer la messe, avec des cadavres de républicains. Je lui ai répondu que je n'en savais rien, mais que cela était possible. Général premier consul, s'est écrié le cardinal épouvanté, ce n'est pas oun chapeau rouge, mais oun bonnet rouge qu'il faut à cet homme!

J'ai bien peur, continua le premier consul, que cela ne nuise à l'abbé Bernier pour la barrette.»

Ces messieurs quittèrent le premier consul lorsque sa toilette fut terminée, et ils allèrent se préparer eux-mêmes pour la cérémonie. Le premier consul porta ce jour-là le costume des consuls, qui était un habit écarlate, sans revers, avec une large broderie de palmes en or sur toutes les coutures. Son sabre, qu'il avait apporté d'Égypte, était suspendu à son côté par un baudrier assez étroit, mais du plus beau travail et brodé richement. Il garda son col noir, ne voulant point mettre une cravate de dentelle. Du reste il était comme ses collègues, en culotte et en souliers. Un chapeau français, avec des plumes flottantes, aux trois couleurs; complétait ce riche habillement.

Ce fut un spectacle singulier pour les Parisiens, que la première célébration de l'office divin, à Notre-Dame. Beaucoup de gens y couraient comme à une représentation théâtrale. Beaucoup aussi, surtout parmi les militaires, y trouvaient plutôt un sujet de raillerie que d'édification. Et quant à ceux qui, pendant la révolution, avaient contribué de toutes leurs forces au renversement du culte que le premier consul venait de rétablir, ils avaient peine à cacher leur indignation et leur chagrin. Le bas peuple ne vit, dans le Te Deum qui fut chanté ce jour-là pour la paix et le concordat, qu'un aliment de plus, offert à sa curiosité. Mais, dans la classe moyenne, un grand nombre de personnes pieuses, qui avaient vivement regretté la suppression des pratiques de dévotion dans lesquelles elles avaient été élevées, se trouvèrent heureuses du retour à l'ancien culte. D'ailleurs, il n'y avait alors aucun symptôme de superstition ou de rigorisme capable d'effrayer les ennemis de l'intolérance. Le clergé avait grand soin de ne pas se montrer trop exigeant; il demandait fort peu, ne damnait personne, et le représentant du saint-père, le cardinal-légat, plaisait à tout le monde, excepté peut-être à quelques vieux prêtres chagrins, par son indulgence, la grâce mondaine de ses manières; et le laissez-aller de sa conduite. Ce prélat était tout-à-fait d'accord avec le premier consul, qui aimait beaucoup sa conversation.

Il est certain aussi que, à part tout sentiment religieux, la fidélité du peuple à ses anciennes habitudes lui faisait retrouver avec plaisir le repos et la célébration du dimanche. Le calendrier républicain était sans doute savamment supputé; mais on l'avait tout d'abord frappé de ridicule, en remplaçant la légende des saints de l'ancien calendrier par les jours de l'âne, du porc, du navet, de l'oignon, etc... De plus, s'il était habilement calculé, il n'était pas du tout commodément divisé, et je me rappelle à ce sujet le mot d'un homme de beaucoup d'esprit, et qui, malgré la désapprobation que renfermaient ses paroles, aurait pourtant désiré l'établissement du système républicain partout ailleurs que dans l'almanach. Lorsque fut publié le décret de la Convention qui ordonnait l'adoption du calendrier républicain:—Ils ont beau faire, dit M***, ils ont affaire à deux ennemis qui ne céderont pas: la barbe et la chemise blanche. Le fait est qu'il y avait, pour la classe ouvrière, et pour toutes les classes occupées d'un travail pénible, trop d'intervalle d'un décadi à l'autre. Je ne sais si c'était l'effet d'une routine enracinée; mais le peuple, habitué à travailler six jours de suite, et à se reposer le septième, trouvait trop longues neuf journées de travail consécutives. Aussi, la suppression des décadis fut-elle universellement approuvée. L'arrêté qui fixa au dimanche les publications de mariage ne le fut pas autant, quelques personnes craignant de voir renaître les anciennes prétentions du clergé sur l'état civil.

Peu de jours après le rétablissement solennel du culte catholique, je vis arriver aux Tuileries un officier-général qui aurait peut-être autant aimé l'établissement de la religion de Mahomet, et le changement de Notre-Dame en mosquée. C'était le dernier général en chef de l'armée d'Égypte, lequel s'était, dit-on, fait musulman au Caire, le ci-devant baron de Menou. Malgré le dernier échec que les Anglais lui avaient tout récemment fait essuyer en Égypte, le général Abdallah Menou fut bien reçu du premier consul, qui le nomma bientôt après gouverneur-général du Piémont. Le général Menou était d'une bravoure à toute épreuve, et il avait montré le plus grand courage même ailleurs que sur les champs de bataille, et au milieu des circonstances les plus difficiles. Après la journée du 10 août, bien qu'appartenant au parti républicain, on l'avait vu suivre Louis XVI à l'assemblée, et il avait été dénoncé comme royaliste par les jacobins. En 1795, le faubourg Saint-Antoine s'étant levé en masse, et avancé contre la Convention, le général Menou avait cerné et désarmé les séditieux; mais il avait résisté aux ordres atroces des commissaires de la Convention, qui voulaient que le faubourg entier fût incendié, pour punir les habitans de leurs continuelles insurrections. Quelque temps après, ayant encore refusé aux conventionnels de mitrailler les sections de Paris, il avait été traduit devant une commission qui n'aurait pas manqué de faire tomber sa tête, si le général Bonaparte, qui l'avait remplacé dans le commandement de l'armée de l'intérieur, n'eût pas usé de tout son crédit pour lui sauver la vie. Des actes si multipliés de courage et de générosité suffisent bien, et au delà, pour faire pardonner à ce brave officier l'orgueil, d'ailleurs fort légitime, avec lequel il se vantait d'avoir armé les gardes nationales, et fait substituer au drapeau blanc, le drapeau tricolore, qu'il appelait mon pavillon. Du gouvernement du Piémont, il passa à celui de Venise, et mourut, en 1810, d'amour, malgré ses soixante ans, pour une actrice qu'il avait suivie de Venise à Reggio.

L'institution de l'ordre de la Légion-d'Honneur précéda de peu de jours la proclamation du consulat à vie. Cette proclamation donna lieu à une fête qui fut célébrée le 15 août. C'était le jour anniversaire de la naissance du premier consul, et l'on profita de l'occasion pour fêter, pour la première fois, cet anniversaire. Ce jour-là le premier consul prit ses trente-trois ans.

Au mois d'octobre suivant, je suivis le premier consul dans son voyage en Normandie. Nous nous arrêtâmes à Ivry, dont le premier consul visita le champ de bataille. Il dit, en y arrivant: «Honneur à la mémoire du meilleur Français qui se soit assis sur le trône de France!» Et il ordonna le rétablissement de la colonne qu'on avait érigée en souvenir de la victoire remportée par Henri IV.

Le lecteur me saura peut-être gré de rapporter ici les inscriptions qui furent gravées sur les quatre faces de la pyramide.

Première inscription.

Napoléon Bonaparte, premier consul, à la mémoire de Henri IV, victorieux des ennemis de l'État, aux champs d'Ivry, le 14 mars 1590.

Deuxième inscription.

Les grands hommes aiment la gloire de ceux qui leur ressemblent.

Troisième inscription.

L'an XI de la République française, le 7 brumaire, Napoléon Bonaparte, premier consul, après avoir parcouru cette plaine, a ordonné la réédification du monument destiné à consacrer le souvenir de Henri IV et de la victoire d'Ivry.

Quatrième inscription.

Les malheurs éprouvés par la France, à l'époque de la bataille d'Ivry, étaient le résultat de l'appel fait par les différens partis français aux nations espagnole et anglaise. Toute famille, tout parti qui appelle les puissances étrangères à son secours, a mérité et méritera, dans la postérité la plus reculée, la malédiction du peuple français.

Toutes ces inscriptions ont été effacées et remplacées par celle-ci: C'est ici le lieu de l'ente où se tint Henri IV, le jour de la bataille d'Ivry, le 14 mars 1590.

M. Lédier, maire d'Ivry, accompagnait le premier consul dans cette excursion. Le premier consul causa long-temps avec lui et en parut très-satisfait. Le maire d'Évreux ne lui donna pas une aussi bonne idée de ses moyens; aussi l'interrompit-il brusquement au milieu d'une espèce de compliment que ce digne magistrat essayait de lui faire, en lui demandant s'il connaissait son confrère le maire d'Ivry. «Non, général, répondit le maire.—Eh bien, tant pis pour vous, je vous engage à faire sa connaissance.»

Ce fut aussi à Évreux qu'un administrateur, d'un grade élevé, eut l'avantage d'amuser madame Bonaparte et sa suite par une naïveté que le premier consul tout seul ne trouva point divertissante, parce qu'il n'aimait pas de telles naïvetés venant d'un homme en place. M. de Ch.... faisait à l'épouse du premier consul les honneurs du chef-lieu, et il y mettait, malgré son âge, beaucoup d'empressement et d'activité. Madame Bonaparte, entre autres questions que lui dictait sa bienveillance et sa grâce accoutumées, lui demanda s'il était marié, et s'il avait de la famille.—Oh! Madame, je le crois bien, répondit M. de Ch.... avec un sourire et en s'inclinant; j'ai cinq-z-enfans.»—Ah! mon Dieu! s'écria madame Bonaparte, quel régiment! c'est extraordinaire. Comment, Monsieur, seize enfans?—Oui, Madame, cinq-z-enfans, cinq-z-enfans,» répéta l'administrateur qui ne voyait là rien de bien merveilleux, et qui ne s'étonnait que de l'étonnement manifesté par madame Bonaparte. À la fin, quelqu'un expliqua à celle-ci l'erreur que lui faisait commettre la liaison dangereuse de M. de Ch...., et ajouta le plus sérieusement qu'il put: «Daignez, Madame, excuser M. de Ch....; la révolution a interrompu le cours de ses études.» Il avait plus de soixante ans.

D'Évreux nous partîmes pour Rouen, où nous arrivâmes sur les trois heures après midi. M. Chaptal, ministre de l'intérieur, M. Beugnot, préfet du département, et M. Cambacérès, archevêque de Rouen, vinrent à la rencontre du premier consul jusqu'à un certaine distance de la ville. Le maire, M. Fontenay, l'attendait aux portes, dont il lui présenta les clefs. Le premier consul les tint quelque temps dans ses mains, et les rendit ensuite au maire, en disant assez haut pour être entendu par la foule qui entourait sa voiture: «Citoyens, je ne puis mieux confier les clefs de la ville qu'au digne magistrat qui jouit, à tant de titres, de ma confiance et de la vôtre.» Il fit monter M. Fontenay dans sa voiture, en exprimant qu'il voulait honorer Rouen dans la personne de son maire.

Madame Bonaparte était dans la voiture de son mari; le général Moncey, inspecteur-général de la gendarmerie, était à cheval à la portière de droite. Dans la seconde voiture étaient le général Soult et deux aides-de-camp; dans une troisième le général Bessières et M. de Luçay; dans une quatrième le général Lauriston. Venaient ensuite les voitures de service. Nous étions, Hambard, Hébert et moi, dans la première.

J'essayerais vainement de donner une idée de l'enthousiasme des Rouennais à l'arrivée du premier consul. Les forts de la halle et les bateliers en grand costume nous attendaient en dehors de la ville; et quand la voiture qui renfermait les deux augustes personnages fut à leur portée, ces braves gens se mirent en file deux à deux, et précédèrent ainsi la voiture jusqu'à l'hôtel de la préfecture, où le premier consul descendit.

Le préfet et le maire de Rouen, l'archevêque et le général commandant la division, dînèrent avec le premier consul, qui fut de la plus aimable gaîté pendant le repas, et mit beaucoup de sollicitude à s'informer de la situation des manufactures, des découvertes nouvelles dans l'art de fabriquer, enfin de tout ce qui pouvait se rapporter à la prospérité de cette ville essentiellement industrielle.

Le soir, et presque toute la nuit, une foule immense entoura l'hôtel, et remplit les jardins de la préfecture, qui étaient illuminés et ornés de transparens allégoriques à la louange du premier consul. Chaque fois qu'il se montrait sur la terrasse du jardin, l'air retentissait d'applaudissemens et d'acclamations qui paraissaient le flatter vivement.

Le lendemain matin, après avoir fait à cheval le tour de la ville, et visité les sites magnifiques dont elle est entourée, le premier consul entendit la messe, qui fut célébrée, à onze heures, par l'archevêque dans la chapelle de la préfecture. Une heure après, il eut à recevoir le conseil général du département, le conseil de préfecture, le conseil municipal, le clergé de Rouen, et les tribunaux. Il lui fallut entendre une demi-douzaine de discours, tous à peu près conçus dans les mêmes termes, et auxquels il répondit de manière à donner aux orateurs la plus haute opinion de leur propre mérite. Tous ces corps, en quittant le premier consul, furent présentés à madame Bonaparte, qui les accueillit avec sa grâce ordinaire.

Le soir, il y eut réception chez madame Bonaparte pour les femmes des fonctionnaires. Le premier consul assistait à cette réception, dont on profita pour lui présenter plusieurs personnes nouvellement amnistiées, qu'il reçut avec bienveillance.

Au reste, même affluence, mêmes illuminations, mêmes acclamations que la veille. Toutes les figures avaient un air de fête qui me réjouissait et contrastait singulièrement, à mon avis, avec les horribles maisons en bois, les rues sales et étroites et les constructions gothiques qui distinguaient alors la ville de Rouen.

Le lundi, 1er novembre, à sept heures du matin, le premier consul monta à cheval, escorté d'un détachement des jeunes gens de la ville, formant une garde volontaire. Il passa le pont de bateaux, et parcourut le faubourg Saint-Sever. Au retour de cette promenade, nous trouvâmes le peuple qui l'attendait à la tête du pont, et le reconduisit à l'hôtel de la préfecture, en faisant éclater la joie la plus vive.

Après le déjeuner, il y eut grand'messe par monseigneur l'archevêque, à l'occasion de la fête de la Toussaint; puis vinrent les sociétés savantes, les chefs d'administration et les juges-de-paix, avec leurs discours. L'un de ceux-ci renfermait une phrase remarquable: ces bons magistrats, dans leur enthousiasme, demandaient au premier consul la permission de le surnommer le grand juge-de-paix de l'Europe. À la sortie de l'appartement du consul, je remarquai celui qui avait porté la parole; il avait les larmes aux yeux, et répétait avec orgueil la réponse qui venait de lui être faite. Je regrette de n'avoir point retenu son nom; c'était, m'a-t-on dit, un des hommes les plus recommandables de Rouen. Sa figure inspirait la confiance et portait une expression de franchise qui prévenait en sa faveur.

Le soir, le premier consul se rendit au théâtre. La salle, pleine jusqu'en haut, offrait un coup-d'œil charmant. Les autorités municipales avaient fait préparer une fête superbe, que le premier consul trouva fort de son goût; il en fit ses complimens à plusieurs reprises au préfet et au maire. Après avoir vu l'ouverture du bal, il fit deux ou trois tours dans la salle, et se retira, entouré de l'état-major de la garde nationale.

La journée du mardi fut employée en grande partie par le premier consul à visiter les ateliers des nombreuses fabriques de la ville. Le ministre de l'intérieur, le préfet, le maire, le général commandant la division, l'inspecteur-général de la gendarmerie et l'état-major de la garde consulaire l'accompagnaient. Dans une manufacture du faubourg Saint-Sever, le ministre de l'intérieur lui présenta le doyen des ouvriers, connu pour avoir tissé en France la première pièce de velours. Le premier consul, après avoir complimenté cet honorable vieillard, lui accorda une pension. D'autres récompenses ou encouragemens furent également distribués à plusieurs personnes que des inventions utiles recommandaient à la reconnaissance publique.

Le mercredi matin de bonne heure nous partîmes pour Elbeuf, où nous arrivâmes à dix heures, précédés par une soixantaine de jeunes gens des familles les plus distinguées de la ville, qui, à l'exemple de ceux de Rouen, aspiraient à l'honneur de former la garde du premier consul.

La campagne autour de nous était couverte d'une multitude innombrable, accourue de toutes les communes environnantes. Le premier consul descendit à Elbeuf chez le maire, et se fit servir à déjeuner. Ensuite il visita la ville en détail, prit des renseignemens partout, et, sachant qu'un des premiers besoins des citoyens était la construction d'un chemin d'Elbeuf à une petite ville voisine, nommée Romilly, il donna l'ordre au ministre de l'intérieur d'y faire travailler aussitôt.

À Elbeuf, comme à Rouen, le premier consul fut comblé d'hommages et de bénédictions. Nous étions de retour dans cette dernière ville à quatre heures après midi.

Le commerce de Rouen avait préparé une fête dans le local de la bourse. Le premier consul et sa femme s'y rendirent après dîner. Il s'arrêta fort long-temps au rez-de-chaussée de ce grand bâtiment, où étaient exposés les magnifiques échantillons des produits de l'industrie départementale. Il examina tout, et le fit examiner à madame Bonaparte, qui voulut acheter plusieurs pièces d'étoffe.

Le premier consul monta ensuite au premier étage; là, dans un beau salon, étaient réunies cent dames et demoiselles, presque toutes jolies, femmes ou filles des principaux négocians de Rouen, qui l'attendaient pour le complimenter. Il s'assit dans ce cercle charmant, et y resta un quart d'heure environ, puis il passa dans une autre salle, où l'attendait la représentation d'un petit proverbe, mêlé de couplets, exprimant, comme on pense bien, l'attachement et la reconnaissance des Rouennais.

Ce proverbe fut suivi d'un bal.

Le jeudi soir, le premier consul annonça qu'il partirait pour le Havre, le lendemain à la pointe du jour. Effectivement, à cinq heures du matin je fus éveillé par Hébert, qui me dit qu'on partait à six heures. J'eus un mauvais réveil, qui me rendit malade toute la journée: j'aurais donné beaucoup pour dormir quelques heures de plus... Enfin, il fallut se mettre en route. Avant de monter en voiture, le premier consul fit présent à monseigneur l'archevêque d'une tabatière avec son portrait. Il en donna une aussi au maire, sur laquelle était le chiffre Peuple Français.

Nous nous arrêtâmes à Caudebec pour déjeuner. Le maire de cette ville présenta au premier consul un caporal qui avait fait la campagne d'Italie (son nom était, je crois, Roussel), et avait reçu un sabre d'honneur pour prix de sa belle conduite à Marengo. Il se trouvait à Caudebec en congé de semestre, et demanda au premier consul la permission de se tenir en faction à la porte de l'appartement où se tenaient les augustes voyageurs. Elle lui fui accordée, et lorsque le premier consul et madame Bonaparte se mirent à table, Roussel fut appelé et invité à déjeuner avec son ancien général. Au Havre et à Dieppe, le premier consul invita ainsi à sa table tous ceux, soldats ou marins, qui avaient obtenu des fusils, des sabres ou des haches d'abordage d'honneur. Le premier consul s'arrêta une demi-heure à Bolbec, montrant beaucoup d'attention et d'intérêt à examiner les produits de l'industrie de l'arrondissement, complimentant les gardes d'honneur qui venaient au devant de lui, sur leur bonne tenue; remerciant le clergé des prières qu'il adressait pour lui au ciel, et laissant pour les pauvres entre ses mains et celles du maire des marques de son passage. À l'arrivée du premier consul au Havre, la ville était illuminée. Le premier consul et son nombreux cortége marchaient entre deux rangées d'ifs, de colonnes de feux de toute espèce; les bâtimens qui se trouvaient dans le port semblaient une forêt enflammée; ils étaient surchargés de verres de couleur jusqu'au haut de leurs mâts. Le premier consul ne reçut, le jour de son arrivée au Havre, qu'une partie des autorités de la ville; il se coucha peu de temps après, se disant fatigué; mais dès six heures du matin, le lendemain, il était à cheval, et jusqu'à plus de deux heures il parcourut la plage, les coteaux d'Ingouville jusqu'à plus d'une lieue, les rives de la Seine, jusqu'à la hauteur du Hoc; et il fit le tour extérieur de la citadelle. Vers trois heures, le premier consul commença à recevoir les autorités. Il s'entretint avec elles, dans le plus grand détail, des travaux qu'il y avait à faire, pour que leur port, qu'il appelait toujours le port de Paris, parvînt au plus haut degré de prospérité. Il fit au sous-préfet, au maire, aux deux présidens des tribunaux, au commandant de la place, et au chef de la dixième demi-brigade d'infanterie légère, l'honneur de les inviter à sa table.

Le soir, le premier consul se rendit au théâtre, où l'on joua une petite pièce de circonstance, bonne comme toutes les pièces de circonstance, mais dont le premier consul, et surtout madame Bonaparte, surent bon gré aux auteurs. Les illuminations étaient plus brillantes encore que la veille. Je me rappelle surtout que le plus grand nombre des transparens portaient pour inscription ces mots: 18 brumaire an VIII.

Le dimanche, à sept heures du matin, après avoir visité l'arsenal de marine et tous les bassins, le premier consul s'embarqua sur un petit canot, par un très-beau temps, et se tint en rade pendant quelques heures. Il avait pour cortége un grand nombre de canots remplis d'hommes et de dames élégantes, et de musiciens qui exécutaient les airs favoris du premier consul. Quelques heures se passèrent encore en réceptions de négocians avec lesquels le premier consul dit hautement qu'il avait eu le plus grand plaisir à conférer sur le commerce du Havre avec les colonies. Il y eut le soir une fête préparée par le commerce, à laquelle le premier consul assista une demi-heure. Le lundi, à cinq heures du matin, il s'embarqua sur un lougre, et se rendit à Honfleur. Au moment du départ, le temps était un peu menaçant; quelques personnes avaient engagé le premier consul à ne pas s'embarquer. Madame Bonaparte, aux oreilles de laquelle ce bruit parvint, accourut auprès de son mari, le suppliant de ne pas partir; mais il l'embrassa en riant et l'appelant peureuse, et monta sur le navire qui l'attendait. Il était à peine embarqué que le vent se calma soudain et le temps fut magnifique. À son retour au Havre, le premier consul passa une revue sur la place de la Citadelle, et visita les établissemens d'artillerie. Il reçut encore jusqu'au soir un grand nombre de fonctionnaires publics et de négocians, et le lendemain, à six heures du matin, nous partîmes pour Dieppe.

Au moment où nous arrivâmes à Fécamp, la ville présentait un spectacle extrêmement curieux. Tous les habitans de la ville et des villes et villages voisins suivaient le clergé en chantant un Te Deum pour l'anniversaire du 18 brumaire. Ces voix innombrables, s'élevant au ciel pour prier pour lui, frappèrent vivement le premier consul. Il répéta plusieurs fois, pendant le déjeuner, qu'il avait éprouvé plus d'émotion de ces chants sous la voûte du ciel, que ne lui en avaient jamais fait éprouver les musiques les plus brillantes.

Nous arrivâmes à Dieppe, à six heures du soir; le premier consul ne se coucha qu'après avoir reçu toutes les félicitations, qui certes étaient bien sincères là, comme alors dans toute la France. Le lendemain, à huit heures, le premier consul se rendit sur le port, où il resta long-temps à regarder rentrer la pêche, puis visita le faubourg du Pollet, et les travaux des bassins que l'on commençait. Il admit à sa table le sous-préfet, le maire, et trois marins de Dieppe qui avaient obtenu des haches d'abordage d'honneur, pour s'être distingués au combat de Boulogne. Le premier consul ordonna la construction d'une écluse dans l'arrière port, et la continuation d'un canal de navigation qui devait s'étendre jusqu'à Paris, et dont il n'a été fait jusqu'à présent que quelques toises. De Dieppe nous allâmes à Gisors et à Beauvais; et enfin, le premier consul et sa femme rentrèrent à Saint-Cloud, après une absence de quinze jours, pendant lesquels on s'était activement occupé de restaurer cette ancienne résidence royale, que le premier consul s'était décidé à accepter, comme je l'expliquerai tout à l'heure.

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon

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