Читать книгу Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon - Louis Constant Wairy - Страница 35

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Distribution de croix de la Légion-d'Honneur, au camp de Boulogne.—Le casque de Duguesclin.—Le prince Joseph, colonel.—Fête militaire.—Courses en canots et à cheval.—Jalousie d'un conseil d'officiers supérieurs.—Justice rendue par l'empereur.—Chute malheureuse, suivie d'un triomphe.—La pétition à bout portant.—Le ministre de la marine tombé à l'eau.—Gaîté de l'empereur.—Le général gastronome.—Le bal.—Une boulangère, dansée par l'empereur et madame Bertrand.—Les Boulonnaises au bal.—Les macarons et les ridicules.—La maréchale Soult reine du bal.—La belle suppliante.—Le garde-magasin condamné à mort.—Clémence de l'empereur.

Beaucoup des braves qui composaient l'armée de Boulogne avaient mérité la croix dans les dernières campagnes. Sa Majesté voulut que cette distribution fût une solennité qui laissât des souvenirs immortels. Elle choisit pour cela le lendemain de sa fête, 16 août 1804. Jamais rien de plus beau ne s'était vu, ne se verra peut-être.

À six heures du matin, plus de quatre-vingt mille hommes sortirent des quatre camps et s'avancèrent par divisions, tambours et musique en tête, vers la plaine du moulin Hubert, situé sur la falaise au delà du camp de droite. Dans cette plaine, le dos tourné à la mer, se trouvait dressé un échafaudage élevé à quinze pieds environ au dessus du sol. On y montait par trois escaliers, un au milieu et deux latéraux, tous trois couverts de tapis superbes. Sur cet amphithéâtre d'environ quarante pieds carrés, s'élevaient trois estrades. Celle du milieu supportait le fauteuil impérial, décoré de trophées et de drapeaux. L'estrade de gauche était couverte de sièges pour les frères de l'empereur et pour les grands dignitaires. Celle de droite supportait un trépied de forme antique portant un casque, le casque de Duguesclin, je crois, rempli de croix et de rubans; à côté du trépied on avait mis un siège pour l'archi-chancelier.

À trois cents pas, environ, du trône, le terrain s'élevait en pente douce et presque circulairement; c'est sur cette pente que les troupes se rangèrent en amphitéâtre. À la droite du trône, sur une éminence, étaient jetées soixante ou quatre-vingts tentes, faites avec les pavillons de l'armée navale. Ces tentes, destinées aux dames de la ville, faisaient un effet charmant; elles étaient assez éloignées du trône pour que les spectateurs qui les remplissaient fussent obligés de se servir de lorgnettes. Entre ces tentes et le trône, était une partie de la garde impériale à cheval, rangée en bataille.

Le temps était magnifique; il n'y avait pas un nuage au ciel: la croisière anglaise avait disparu, et sur la mer on ne voyait que la ligne d'embossage superbement pavoisée.

À dix heures du matin, une salve d'artillerie annonça le départ de l'empereur. Sa Majesté partit de sa baraque, entourée de plus de quatre-vingts généraux et de deux cents aides-de-camp; toute sa maison le suivait. L'empereur était vêtu de l'uniforme de colonel général de la garde à pied, il arriva au grand galop jusqu'au pied du trône, au milieu des acclamations universelles et du plus épouvantable vacarme que puissent faire tambours, trompettes, canons, battant, sonnant et tonnant ensemble.

Sa Majesté monta sur le trône, suivie de ses frères et des grands dignitaires. Quand elle se fut assise, tout le monde prit place, et la distribution des croix commença de la manière suivante: un aide-de-camp de l'empereur appelait les militaires désignés, qui venaient un à un, s'arrêtaient au pied du trône, saluaient et montaient l'escalier de droite. Ils étaient reçus par l'archi-chancelier, qui leur délivrait leur brevet. Deux pages, placés entre le trépied et l'empereur, prenaient la décoration dans le casque de Duguesclin et la remettaient à Sa Majesté, qui l'attachait elle-même sur la poitrine du brave. À cet instant, plus de huit cents tambours battaient un roulement, et lorsque le soldat décoré descendait du trône par l'escalier de gauche, en passant devant le brillant état-major de l'empereur, des fanfares exécutées par plus de douze cents musiciens, signalaient le retour du légionnaire à sa compagnie. Il est inutile de dire que le cri de vive l'empereur était répété deux fois à chaque décoration.

La distribution commencée à dix heures, fut terminée à trois heures environ. Alors on vit les aides-de-camp parcourir les divisions; une salve d'artillerie se fit entendre, et quatre-vingt mille hommes s'avancèrent en colonnes serrées jusqu'à la distance de vingt-cinq ou trente pas du trône. Le silence le plus profond succéda au bruit des tambours, et l'empereur ayant donné ses ordres, les troupes manœuvrèrent pendant une heure environ. Ensuite chaque division défila devant le trône pour retourner au camp, chaque chef inclinant, en passant, la pointe de son épée. On remarqua le prince Joseph, tout nouvellement nommé colonel du quatrième régiment de ligne, lequel fit en passant à son frère un salut plus gracieux que militaire. L'empereur renfonça d'un froncement de sourcils les observations tant soit peu critiques que ses anciens compagnons d'armes semblaient prêts à se permettre à ce sujet. Sauf ce petit mouvement, jamais le visage de Sa Majesté n'avait été plus radieux.

Au moment où les troupes défilaient, le vent, qui depuis deux ou trois heures soufflait avec violence, devint terrible. Un officier d'ordonnance accourut dire à Sa Majesté que quatre ou cinq canonnières venaient de faire côte. Aussitôt l'empereur quitta la plaine au galop, suivi de quelques maréchaux, et alla se poster sur la plage. L'équipage des canonnières fut sauvé, et l'empereur retourna au Pont de Briques.

Cette grande armée ne put regagner ses cantonnemens avant huit heures du soir.

Le lendemain, le camp de gauche donna une fête militaire, à laquelle l'empereur assista.

Dès le matin, des canots montés sur des roulettes, couraient à pleines voiles dans les rues du camp, poussés par un vent favorable. Des officiers s'amusaient à courir après, au galop, et rarement ils les atteignaient. Cet exercice dura une heure ou deux; mais le vent ayant changé, les canots chavirèrent au milieu des éclats de rire.

Il y eut ensuite une course à cheval. Le prix était de douze cents francs. Un lieutenant de dragons, fort estimé dans sa compagnie, demanda en grâce à concourir. Mais le fier conseil des officiers supérieurs refusa de l'admettre, sous prétexte qu'il n'était point d'un grade assez élevé, mais en réalité, parce qu'il passait pour un cavalier d'un talent prodigieux. Piqué au vif de ce refus injuste, le lieutenant de dragons s'adressa à l'empereur, qui lui permit de courir avec les autres, après avoir pris des informations qui lui apprirent que ce brave officier nourrissait à lui seul une nombreuse famille, et que sa conduite était irréprochable.

Au signal donné, les coureurs partirent. Le lieutenant de dragons ne tarda pas à dépasser ses antagonistes; il allait toucher le but, lorsque par un malencontreux hasard, un chien caniche vint se jeter étourdiment dans les jambes de son cheval qui s'abattit. Un aide-de-camp, qui venait immédiatement après lui, fut proclamé vainqueur. Le lieutenant se releva tant bien que mal, et se disposait à s'éloigner bien tristement, mais un peu consolé par les témoignages d'intérêt que lui donnaient les spectateurs, lorsque l'empereur le fit appeler et lui dit: «Vous méritez le prix, vous l'aurez.... Je vous fais capitaine.» Et s'adressant au grand maréchal du palais: «Vous ferez compter douze cents francs au capitaine N....» (le nom ne me revient pas). Et tout le monde de crier: Vive l'empereur! et de féliciter le nouveau capitaine sur son heureuse chute.

Le soir, il y eut un feu d'artifice, que l'on put voir des côtes d'Angleterre. Trente mille soldats exécutèrent toutes sortes de manœuvres avec des fusées volantes dans leurs fusils. Ces fusées s'élevaient à une hauteur incroyable. Le bouquet, qui représentait les armes de l'empire, fut si beau, que pendant cinq minutes, Boulogne, les campagnes et toute la côte furent éclairés comme en plein jour.

Quelques jours après ces fêtes, l'empereur passant d'un camp à l'autre, un marin qui l'épiait pour lui remettre une pétition, fut obligé, la pluie tombant par torrens, et dans la crainte de gâter sa feuille de papier, de se mettre à couvert derrière une baraque isolée sur le rivage, et qui servait à déposer des cordages. Il attendait depuis long-temps, trempé jusqu'aux os, quand il vit l'empereur descendre du camp de gauche au grand galop. Au moment où Sa Majesté, toujours galopant, allait passer devant la baraque, mon brave marin, qui était aux aguets, sortit tout-à-coup de sa cachette et se jeta au devant de l'empereur, lui tendant son placet, dans l'attitude d'un maître d'escrime qui se fend. Le cheval de l'empereur fit un écart, et s'arrêta tout court, effrayé de cette brusque apparition. Sa Majesté, un instant étonnée, jeta sur le marin un regard mécontent, et continua son chemin, sans prendre la pétition qu'on lui offrait d'une façon si bizarre.

Ce fut ce jour-là, je crois, que le ministre de la marine, M. Decrès, eut le malheur de se laisser tomber à l'eau, au grand divertissement de Sa Majesté. On avait, pour faire passer l'empereur du quai dans une chaloupe canonnière, jeté une simple planche du bord de la chaloupe au quai: Sa Majesté passa, ou plutôt sauta ce léger pont, et fut reçue à bord dans les bras d'un marin de la garde. M. Decrès, beaucoup plus replet et moins ingambe que l'empereur, s'avança avec précaution sur la planche qu'il sentait, avec effroi, fléchir sous ses pieds: arrivé au milieu, le poids de son corps rompit la planche, et le ministre de la marine tomba dans l'eau entre le quai et la chaloupe. Sa Majesté se retourna au bruit que fit M. Decrès en tombant, et se penchant aussitôt en dehors de la chaloupe: «Comment! c'est notre ministre de la marine qui s'est laissé tomber? Comment est-il possible que ce soit lui?» Et l'empereur, en parlant ainsi, riait de tout son cœur. Cependant, deux ou trois marins s'occupaient à tirer d'embarras M. Decrès, qui fut avec beaucoup de peine hissé sur la chaloupe, dans un triste état, comme on peut le croire, rendant l'eau par le nez, la bouche et les oreilles, et tout honteux de sa mésaventure, que les plaisanteries de Sa Majesté contribuaient à rendre plus désolante encore.

Vers la fin de notre séjour, les généraux donnèrent un grand bal aux dames de la ville. Ce bal fut magnifique; l'empereur y assista.

On avait construit à cet effet une salle en charpente et menuiserie. Elle fut décorée de guirlandes, de drapeaux et de trophées, avec un goût parfait. Le général Bertrand fut nommé maître des cérémonies par ses collègues, et le général Bisson fut chargé du buffet. Cet emploi convenait parfaitement au général Bisson, le plus grand gastronome du camp, et dont le ventre énorme gênait parfois la marche. Il ne lui fallait pas moins de six à huit bouteilles pour son dîner, qu'il ne prenait jamais seul, car c'était un supplice pour lui que de ne pas jaser en mangeant. Il invitait assez ordinairement ses aides-de-camp que, par malice sans doute, il choisissait toujours parmi les plus minces et les plus frêles officiers de l'armée. Le buffet fut digne de celui qu'on en avait chargé.

L'orchestre était composé des musiques de vingt régimens, qui jouaient à tour de rôle. Au commencement du bal seulement, elles exécutèrent toutes ensemble une marche triomphale, tandis que les aides-de-camp, habillés de la manière la plus galante du monde, recevaient les dames invitées et leur donnaient des bouquets.

Il fallait pour être admis à ce bal avoir au moins le grade de commandant. Il est impossible de se faire une idée de la beauté du coup d'œil que présentait cette multitude d'uniformes, tous plus brillans les uns que les autres. Les cinquante ou soixante généraux qui donnaient le bal avaient fait venir de Paris des costumes brodés avec une richesse inconcevable. Le groupe qu'ils formèrent autour de Sa Majesté, lorsqu'elle fut entrée, étincelait d'or et de diamans. L'empereur resta une heure à cette fête et dansa la boulangère avec madame Bertrand; il était vêtu de l'uniforme de colonel-général de la garde à cheval.

Madame la maréchale Soult était la reine du bal. Elle portait une robe de velours noir, parsemée de ces diamans connus sous le nom de cailloux du Rhin.

Au milieu de la nuit, on servit un souper splendide dont le général Bisson avait surveillé les apprêts. C'est assez dire que rien n'y manquait.

Les Boulonnaises, qui ne s'étaient jamais trouvées à pareille fête, en étaient émerveillées. Quand vint le souper, quelques-unes s'avisèrent d'emplir leurs ridicules de friandises et de sucreries; elles auraient emporté, je crois, la salle, les musiciens et les danseurs. Pendant plus d'un mois ce bal fut l'unique sujet de leurs conversations.

À cette époque, ou à peu près, Sa Majesté se promenant à cheval dans les environs de sa baraque, une jolie personne de quinze ou seize ans, vêtue de blanc et tout en larmes, se jeta à genoux sur son passage. L'empereur descendit aussitôt de cheval et courut la relever en s'informant avec bonté de ce qu'il pouvait faire pour elle. La pauvre fille venait lui demander la grâce de son père, garde-magasin des vivres, condamné aux galères pour des fraudes graves. Sa Majesté ne put résister à tant de charmes et de jeunesse: elle pardonna.

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon

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