Читать книгу Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon - Louis Constant Wairy - Страница 27

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L'envoyé du bey de Tunis et les chevaux arabes.—Mauvaise foi de l'Angleterre.—Voyage à Boulogne.—En Flandre et en Belgique.—Courses continuelles.—L'auteur fait le service de premier valet de chambre.—Début de Constant comme barbier du premier consul.—Apprentissage.—Mentons plébéiens.—Le regard de l'aigle.—Le premier consul difficile à raser.—Constant l'engage à se raser lui-même.—Ses motifs pour tenir à persuader le premier consul.—Confiance et sécurité imprudente du premier consul.—La première leçon.—Les taillades.—Légers reproches.—Gaucherie du premier consul tenant son rasoir.—Les chefs et les harangues.—Arrivée du premier consul à Boulogne.—Préludes de la formation du camp de Boulogne.—Discours de vingt pères de famille.—Combat naval gagné par l'amiral Bruix contre les Anglais.—Le dîner et la victoire.—Les Anglais et la Côte de Fer.—Projet d'attentat sur la personne du premier consul.—Rapidité du voyage.—Le ministre de la police.—Présens offerts par les villes.—Travaux ordonnés par le premier consul.—Munificence.—Le premier consul mauvais cocher.—Pâleur de Cambacérès.—L'évanouissement.—Le précepte de l'évangile.—Le sommeil sans rêves.—L'ambassadeur ottoman.—Les cachemires.—Le musulman en prières et au spectacle.

Au commencement de cette année (1803), arriva à Paris un envoyé de Tunis, qui fit hommage au premier consul, de la part du bey, de dix chevaux arabes. Le bey avait alors à craindre la colère de l'Angleterre, et il cherchait à se faire de la France une alliée puissante et capable de le protéger; il ne pouvait mieux s'adresser, car tout annonçait la rupture de cette paix d'Amiens dont toute l'Europe s'était tant réjouie. L'Angleterre ne tenait aucune de ses promesses et n'exécutait aucun des articles du traité; de son côté, le premier consul, révolté d'une si mauvaise foi et ne voulant pas en être la dupe, armait publiquement et ordonnait le complétement des cadres et une nouvelle levée de cent vingt mille conscrits. La guerre fut officiellement déclarée au mois de juin; mais il y avait déjà eu des hostilités auparavant.

À la fin de ce mois, le premier consul fit un voyage à Boulogne, et visita la Picardie, la Flandre et la Belgique, pour organiser l'expédition qu'il méditait contre les Anglais, et mettre les côtes du nord en état de défense. De retour au mois d'août à Paris, il en repartit en novembre pour une seconde visite à Boulogne. Ces courses multipliées auraient été trop fortes pour M. Hambard, premier valet de chambre, qui était depuis long-temps malade. Aussi lorsque le premier consul avait été sur le point de partir pour sa première tournée dans le nord, M. Hambard lui avait demandé la permission de ne pas en être, alléguant, ce qui était trop vrai, le mauvais état de sa santé. «Voilà comme vous êtes, dit le premier consul, toujours malade et plaignant! Et si vous restez ici, qui donc me rasera?—Mon général, répondit M. Hambard, Constant sait raser aussi bien que moi.» J'étais présent et occupé dans ce moment même à habiller le premier consul. Il me regarda et me dit: «—Eh bien! monsieur le drôle, puisque vous êtes si habile, vous allez faire vos preuves sur-le-champ; nous allons voir comment vous vous y prendrez.» Je connaissais la mésaventure du pauvre Hébert, que j'ai rapportée précédemment, et ne voulant pas en éprouver une pareille, je m'étais fait depuis long-temps apprendre à raser. J'avais payé des leçons à un perruquier pour qu'il m'enseignât son métier, et je m'étais même, à mes momens de loisir, mis en apprentissage chez lui, où j'avais indistinctement fait la barbe à toutes ses pratiques. Le menton de ces braves gens avait eu passablement à souffrir avant que j'eusse assez de légèreté dans la main pour oser approcher mon rasoir du menton consulaire. Mais à force d'expériences réitérées sur les barbes du commun, j'étais arrivé à un degré d'adresse qui m'inspirait la plus grande confiance. Aussi, sur l'ordre du premier consul, j'apprête l'eau chaude et la savonnette, j'ouvre hardiment un rasoir, et je commence l'opération. Au moment où j'allais porter le rasoir sur le visage du premier consul, il se lève brusquement, se retourne, et fixe ses deux yeux sur moi avec une expression de sévérité et d'interrogation que je ne pourrais rendre. Voyant que je ne me troublais pas, il se rassit en me disant avec plus de douceur: «Continuez;» ce que je fis avec assez d'adresse pour le rendre très-satisfait. Lorsque j'eus fini: «Dorénavant, me dit-il, c'est vous qui me raserez.» Et depuis lors, en effet, il ne voulut plus avoir d'autre barbier que moi. Dès lors aussi mon service devint beaucoup plus actif; car tous les jours j'étais obligé de paraître pour raser le premier consul, et je puis assurer que ce n'était pas chose facile à faire. Pendant la cérémonie de la barbe, il parlait souvent, lisait les journaux, s'agitait sur sa chaise, se retournait brusquement, et j'étais obligé d'user de la plus grande précaution pour ne point le blesser. Heureusement ce malheur ne m'est jamais arrivé. Quand par hasard il ne parlait pas, il restait immobile et raide comme une statue; et l'on ne pouvait lui faire baisser, ni lever, ni pencher la tête, comme il eût été nécessaire, pour accomplir plus aisément la tâche. Il avait aussi une manie singulière, qui était de ne se faire savonner et raser d'abord qu'une moitié du visage. Je ne pouvais passer à l'autre moitié que lorsque la première était finie. Le premier consul trouvait cela plus commode.

Plus tard, quand je fus devenu son premier valet de chambre, alors qu'il daignait me témoigner la plus grande bonté, et que j'avais mon franc-parler avec lui autant que son rang le permettait, je pris la liberté de l'engager à se raser lui-même; car, comme je viens de le dire, ne voulant pas se faire raser par d'autres que moi, il était obligé d'attendre que l'on m'eût fait avertir, à l'armée surtout où ses levers n'étaient pas réguliers. Il se refusa long-temps à suivre mon conseil, et toutes les fois que j'y revenais:—Ah! ah! monsieur le paresseux! me disait-il en riant; vous seriez bien aise que je fisse la moitié de votre besogne? Enfin j'eus le bonheur de le convaincre du désintéressement et de la sagesse de mes avis. Le fait est que je tenais beaucoup à le persuader; car, me figurant quelquefois ce qui serait nécessairement arrivé si une absence indispensable, une maladie ou un motif quelconque m'eût tenu éloigné du premier consul, je ne pouvais penser, sans frémir, que sa vie aurait été à la merci du premier venu. Pour lui, je suis presque sûr qu'il n'y songeait pas; car, quelques contes qu'on ait faits sur sa méfiance, il est certain qu'il ne prenait aucune précaution contre les piéges que pouvait lui tendre la trahison. Sa sécurité, sur ce point, allait même jusqu'à l'imprudence. Aussi tous ceux qui l'aimaient, et c'étaient tous ceux dont il était entouré, cherchaient-ils à remédier à ce défaut de précaution par toute la vigilance dont ils étaient capables. Je n'ai pas besoin de dire que c'était surtout cette même sollicitude pour la précieuse vie de mon maître, qui m'avait engagé à insister sur le conseil que je lui avais donné de se raser lui-même.

Les premières fois qu'il essaya de mettre mes leçons en pratique, c'était une chose plus inquiétante encore que risible de voir l'empereur (il l'était alors), qui, en dépit des principes que je venais de lui donner en les lui démontrant par des exemples réitérés, ne savait pas tenir son rasoir, le saisir à poignée par le manche, et l'appliquer perpendiculairement sur sa joue sans le coucher. Il donnait brusquement un coup de rasoir, ne manquait pas de se faire une taillade, et retirait sa main au plus vite en s'écriant:—Vous le voyez bien, drôle! vous êtes cause que je me suis coupé! Je prenais alors le rasoir, et finissais l'opération. Le lendemain, même scène que la veille, mais avec moins de sang répandu. Chaque jour ajoutait à l'adresse de l'empereur; et il finit, à force de leçons, par être assez habile pour se passer de moi. Seulement il se coupait encore de temps en temps, et alors il recommençait à m'adresser de petits reproches; mais en plaisantant et avec bonté. Au reste, de la manière dont il s'y prenait et qu'il ne voulait pas changer, il était bien impossible qu'il ne lui arrivât pas souvent de se tailler le visage; car il se rasait de haut en bas, et non de bas en haut comme tout le monde, et cette mauvaise méthode, que tous mes efforts ne purent jamais changer, ajoutée à la brusquerie habituelle de ses mouvemens, faisait que je ne pouvais m'empêcher de frémir chaque fois que je lui voyais prendre son rasoir.

Madame Bonaparte accompagna le premier consul dans le premier de ces voyages. Ce ne fut, comme dans celui de Lyon, que fêtes et triomphes continuels.

Pour l'arrivée du premier consul, les habitans de Boulogne avaient élevé des arcs-de-triomphe, depuis la porte dite de Montreuil jusqu'au grand chemin qui conduisait à sa baraque, que l'on avait faite au camp de droite. Chaque arc-de-triomphe était en feuillage, et l'on y lisait les noms des combats et batailles rangées où il avait été victorieux. Ces dômes et ces arcades de verdure et de fleurs offraient un coup-d'œil admirable. Un arc-de-triomphe, beaucoup plus haut que les autres, s'élevait au milieu de la rue de l'Écu (grande rue); l'élite des citoyens s'était rassemblée à l'entour; plus de cent jeunes personnes parées de fleurs, des enfans, de beaux vieillards et un grand nombre de braves, que le devoir militaire n'avait pas retenus au camp, attendaient avec impatience l'arrivée du premier consul. À son approche, le canon de réjouissance annonça aux Anglais, dont la flotte ne s'éloignait pas des eaux de Boulogne, l'apparition de Napoléon sur le rivage, où se rassemblait la formidable armée qu'il avait résolu de jeter sur l'Angleterre.

Le premier consul, monté sur un petit cheval gris, qui avait la vivacité de l'écureuil, mit pied à terre, et, suivi de son brillant état-major, il adressa ces paternelles paroles aux autorités de la ville: «Je viens pour assurer le bonheur de la France; les sentimens que vous manifestez, toutes vos marques de reconnaissance me touchent; je n'oublierai pas mon entrée à Boulogne, que j'ai choisi pour le centre de réunion de mes armées. Citoyens, ne vous effrayez pas de ce rendez-vous; c'est celui des défenseurs de la patrie, et bientôt des vainqueurs de la fière Angleterre.» Le premier consul continua sa marche, entouré de toute la population, qui ne le quitta qu'à la porte de sa baraque, où plus de trente généraux le reçurent. Le bruit du canon, des cloches, les cris d'allégresse ne cessèrent qu'avec ce beau jour.

Le lendemain de notre arrivée, le premier consul visita le Pont de Briques, petit village situé à une demi-lieue de Boulogne; un fermier lui lut le compliment suivant:

«Général, nous sommes ici vingt pères de famille qui vous offrons une vingtaine de gros gaillards qui sont et seront toujours à vos ordres; emmenez-les, général, ils sont capables de vous donner un bon coup de main lorsque vous irez en Angleterre. Quant à nous, nous remplirons un autre devoir; nos bras travailleront à la terre pour que le pain ne manque pas aux braves qui doivent écraser les Anglais.»

Napoléon remercia en souriant le franc campagnard, jeta un coup d'œil sur une petite maison de campagne, bâtie au bord de la grande route, et s'adressant au général Berthier, il dit: «Voilà où je veux que mon quartier-général soit établi.» Puis il piqua son cheval et s'éloigna. Un général et quelques officiers restèrent pour faire exécuter l'ordre du premier consul, qui dans la nuit même de son arrivée à Boulogne revint coucher au Pont de Briques.

On me raconta à Boulogne les détails d'un combat naval, que s'étaient livré, peu de temps avant notre arrivée, la flottille française, commandée par l'amiral Bruix, et l'escadre anglaise avec laquelle Nelson bloquait le port de Boulogne. Je les rapporterai tels qu'ils m'ont été dits, ayant trouvé des plus curieuses la manière commode dont l'amiral français dirigeait les opérations de ses marins.

Deux cents bâtimens environ tant canonnières que bombardes, bateaux plats et péniches, formaient la ligne de défense; la côte et les forts étaient hérissés de batteries. Quelques frégates se détachèrent de la station ennemie, et, précédées de deux ou trois bricks, vinrent se ranger en bataille devant la ligne et à la portée du canon de notre flottille. Alors le combat s'engagea, les boulets arrivèrent de toutes parts. Nelson, qui avait promis la destruction de la flottille, fit renforcer sa ligne de bataille de deux autres rangs de vaisseaux et de frégates; ainsi placés par échelons, ils combattirent avec une grande supériorité de forces. Pendant plus de sept heures, la mer, couverte de feu et de fumée, offrit à toute la population de Boulogne le superbe et épouvantable spectacle d'un combat naval où plus de dix-huit cents coups de canon partaient à la fois. Le génie de Nelson ne put rien contre nos marins et nos soldats. L'amiral Bruix était dans sa baraque, placée près du sémaphore des signaux. De là, il combattait Nelson, en buvant avec son état-major et quelques dames de Boulogne qu'il avait invitées à dîner. Les convives chantaient les premières victoires du premier consul, tandis que l'amiral, sans quitter la table, faisait manœuvrer la flottille au moyen des signaux qu'il ordonnait. Nelson, impatient de vaincre, fit avancer toutes ses forces navales; mais, contrarié par le vent que les Français avaient sur son escadre, il ne put tenir la promesse qu'il avait faite à Londres de brûler notre flottille. Loin de là, plusieurs de ses bâtimens furent fortement endommagés, et l'amiral Bruix voyant s'éloigner les Anglais, cria victoire, en versant le champagne à ses convives. La flottille française avait peu souffert, tandis que l'escadre ennemie était abîmée par le feu continuel de nos batteries sédentaires. Ce jour-là, les Anglais reconnurent qu'il leur serait impossible d'approcher de la côte de Boulogne, qu'ils ont depuis surnommée la Côte de Fer.

Lorsque le premier consul quitta Boulogne, il devait passer à Abbeville et y rester vingt-quatre heures. Le maire de cette ville n'avait rien négligé pour l'y recevoir dignement. Abbeville était superbe ce jour-là. On était allé enlever, avec leurs racines, les plus beaux arbres d'un bois voisin, pour former des avenues dans toutes les rues où le premier consul devait passer. Quelques habitans, propriétaires de magnifiques jardins, en avaient retiré leurs arbustes les plus rares pour les ranger sur son passage; des tapis de la manufacture de MM. Hecquet-Dorval étaient étendus par terre, pour être foulés par ses chevaux. Une circonstance imprévue troubla tout-à-coup la fête; un courrier que le ministre de la police avait expédié, arriva au moment où nous approchions de la ville. Le ministre avertissait le premier consul qu'on voulait l'assassiner à deux lieues de là; le jour et l'heure étaient indiqués.

Pour déjouer l'attentat qu'on méditait contre sa personne, le premier consul traversa la ville au galop, et, suivi de quelques lanciers, il se rendit sur le terrain où il devait être attaqué; là, il fit une halte d'environ une demi-heure, y mangea quelques biscuits d'Abbeville et repartit. Les assassins furent trompés; ils ne s'étaient préparés que pour le lendemain.

Le premier consul et madame Bonaparte continuèrent leur tournée à travers la Picardie, la Flandre et les Pays-Bas. Chaque jour arrivaient au premier consul des offres de bâtiments de guerre faites par les divers conseils généraux. On continuait à le haranguer, à lui présenter les clefs des villes comme s'il eût exercé la puissance royale. Amiens, Dunkerque, Lille, Bruges, Gand, Bruxelles, Liége, Namur se distinguèrent par l'éclat de la réception qu'ils firent aux illustres voyageurs. Les habitans de la ville d'Anvers firent présent au premier consul de six chevaux bais magnifiques. Partout aussi le premier consul laissa des marques utiles de son passage. Par ses ordres, des travaux furent aussitôt commencés pour nettoyer et améliorer le port d'Amiens. Il visita dans cette ville, et dans les autres lorsqu'il y avait lieu, l'exposition des produits de l'industrie, encourageant les fabricans par ses conseils et les favorisant par ses arrêtés. À Liége, il fit mettre à la disposition du préfet de l'Ourthe une somme de 300,000 francs pour la réparation des maisons brûlées par les Autrichiens, dans ce département, pendant les premières guerres de la révolution. Anvers lui dut son port intérieur, un bassin et des chantiers de construction. À Bruxelles, il ordonna la jonction du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut par un canal. Il fit jeter à Givet un pont de pierre sur la Meuse, et, à Sedan, madame veuve Rousseau reçut de lui une somme de 60,000 francs pour le rétablissement de sa fabrique détruite par un incendie. Enfin, je ne saurais énumérer tous les bienfaits publics ou particuliers que le premier consul et madame Bonaparte semèrent sur leur route.

Peu de temps après notre retour à Saint-Cloud, le premier consul, se promenant en voiture dans le parc avec sa femme et M. Cambacèrès, eut la fantaisie de conduire à grandes guides les quatre chevaux attelés à sa calèche, et qui étaient de ceux qui lui avaient été donnés par les habitans d'Anvers. Il se plaça donc sur le siége, et prit les rênes des mains de César, son cocher, qui monta derrière la voiture. Ils se trouvaient en ce moment dans l'allée du fer à cheval, qui conduit à la route du pavillon Breteuil et de Ville-d'Avray. Il est dit, dans le Mémorial de Sainte-Hélène, que l'aide-de-camp, ayant gauchement traversé les chevaux, les fit emporter. César, qui me conta en détail cette fâcheuse aventure, peu de minutes après que l'accident avait eu lieu, ne me dit pas un mot de l'aide-de-camp; et, en conscience, il n'était pas besoin, pour faire verser la calèche, d'une autre gaucherie que de celle d'un cocher aussi peu expérimenté que l'était le premier consul. D'ailleurs, les chevaux étaient jeunes et ardens, et César lui-même avait besoin de toute son adresse pour les conduire. Ne sentant plus sa main, ils partirent au galop; et César, voyant la nouvelle direction qu'ils prenaient vers la droite, se mit à crier, à gauche! d'une voix de stentor. Le consul Cambacèrès, encore plus pâle qu'à l'ordinaire, s'inquiétait peu de rassurer madame Bonaparte alarmée; mais il criait de toutes ses forces:—Arrêtez! arrêtez! vous allez nous briser! Cela pouvait fort bien arriver; mais le premier consul n'entendait rien, et d'ailleurs il n'était plus maître des chevaux. Arrivé, ou plutôt emporté avec une rapidité extrême jusqu'à la grille, il ne put prendre le milieu, accrocha une borne et versa lourdement. Heureusement les chevaux s'arrêtèrent. Le premier consul, jeté à dix pas sur le ventre, s'évanouit et ne revint à lui que lorsqu'on le toucha pour le relever. Madame Bonaparte et le second consul n'eurent que de légères contusions; mais la bonne Joséphine avait horriblement souffert d'inquiétude pour son mari. Pourtant, quoiqu'il eût été rudement froissé, il ne voulut point être saigné, et se contenta de quelques frictions d'eau de Cologne, son remède favori. Le soir, à son coucher, il parla avec gaîté de sa mésaventure, de la frayeur extrême qu'avait montrée son collègue, et finit en disant «Il faut rendre à César ce qui est à César; qu'il garde son fouet, et que chacun fasse son métier.» Il convenait toutefois, malgré ses plaisanteries, qu'il ne s'était jamais cru lui-même si près de la mort, et que même il se tenait pour avoir été bien mort pour quelques secondes. Je ne me souviens pas si c'est à cette occasion, ou dans un autre moment, que j'ai entendu dire à l'empereur que la mort n'était qu'un sommeil sans rêves.

Au mois d'octobre de cette année, le premier consul reçut en audience publique Haled-Effendi, ambassadeur de la Porte Ottomane.

L'arrivée de l'ambassadeur Turc fit sensation aux Tuileries, parce qu'il apportait une grande quantité de cachemires au premier consul, qu'on était sûr qu'ils seraient distribués, et que chaque femme se flattait d'être favorablement traitée. Je crois que sans son costume étranger, et surtout sans ses cachemires, il aurait produit peu d'effet sur des gens déjà habitués à voir des princes souverains faire la cour au chef du gouvernement, chez lui et chez eux. Son costume même n'était pas plus remarquable que celui de Roustan, auquel on était accoutumé, et quant à ses saluts, ils n'étaient guère plus bas que ceux des courtisans ordinaires du premier consul. À Paris, on dit que l'enthousiasme dura plus long-temps. C'est si drôle d'être Turc! Quelques dames eurent l'honneur de voir manger l'ambassadeur barbu; il fut poli et même galant avec elles, et leur fit quelques cadeaux qui furent très-vantés. Il n'avait pas les mœurs trop musulmanes et ne fut pas très-effrayé de voir, sans un voile sur le visage, nos jolies Parisiennes. Un jour, qu'il passa presque entier à Saint-Cloud, je le vis faire sa prière. C'était dans la cour d'honneur, sur un large parapet bordé d'une balustrade en pierre. L'ambassadeur fit étendre des tapis du côté des appartemens qui, depuis, furent ceux du roi de Rome, et là il fit ses génuflexions, aux yeux de plusieurs personnes de la maison qui, par discrétion, se tinrent derrière les croisées. Le soir il assista au spectacle. On donnait, je crois, Zaïre ou Mahomet; il n'y comprit rien.

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon

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