Читать книгу Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon - Louis Constant Wairy - Страница 39
DU VOYAGE À MAYENCE
ОглавлениеPREMIÈRE PARTIE.
Paris, 1er juillet 1804.
J'ai prêté mon serment aujourd'hui à Saint-Cloud, comme dame du palais de l'impératrice, en même temps que M. d'Aubusson comme chambellan. Madame de La Rochefoucault seule assistait à cette cérémonie, qui s'est passée dans le salon bleu, d'une manière assez gaie. Joséphine y a mis beaucoup de grâce; elle avait rencontré autrefois dans le monde M. d'Aubusson; il lui a paru très-plaisant de renouveler connaissance avec lui, en recevant son serment comme impératrice. Elle parle de son élévation très-franchement, très-convenablement. Elle nous a dit avec une naïveté tout-à-fait aimable qu'elle était très-malheureuse de rester assise, lorsque des femmes qui naguère étaient ses égales ou même ses supérieures, entraient chez elle; qu'on exigeait d'elle de se conformer à cette étiquette, mais que cela lui était impossible. Madame de La Rochefoucault, qui s'est fait prier long-temps pour accepter la place de dame d'honneur, et qui ne l'a fait que par l'attachement qu'elle a pour Joséphine, se donne une peine infinie pour faire arriver à cette cour tout le faubourg Saint-Germain. C'est elle qui a déterminé M. d'Aubusson. Il avait désiré prendre du service comme colonel; il a été un peu surpris de recevoir, au lieu d'un régiment, une nomination de chambellan. La formation des maisons de l'empereur et de l'impératrice occupe tout Paris; chaque jour on apprend le nom de quelque famille de l'ancienne cour, qui va faire partie de celle-ci. C'est une chose assez curieuse que l'embarras avec lequel on aborde les personnes de sa connaissance: incertain si elles ont reçu des nominations, on ne veut pas se vanter de la sienne; mais apprend-on la leur, on en est enchanté; c'est une arme de plus pour le faisceau qu'on voudrait former, en opposition aux mauvaises plaisanteries du faubourg Saint-Germain.
8 juillet 1804.
Madame de La Rochefoucault m'a conté ce matin une aventure assez plaisante. Elle venait de faire une visite à madame de Balby. Celle-ci, enchantée de trouver l'occasion de lancer une pierre dans son jardin, lui a dit: «Madame de Bouilley sort d'ici; je lui ai dit qu'on la désignait dans le monde comme dame du palais; mais elle s'en est défendue de manière à me prouver qu'on avait tort.» Madame de La Rochefoucault avait précisément sur elle la lettre dans laquelle madame de Bouilley demande cette place: elle a répondu: «Je ne sais pourquoi madame de Bouilley s'en défend, car voilà sa demande et sa nomination.»
14 juillet 1804.
Quelle journée fatigante! Nous nous sommes réunies au château, à onze heures, pour accompagner l'impératrice à l'église des Invalides, pour assister à la distribution des décorations de la Légion-d'Honneur.
Placées dans une tribune, en face du trône de l'empereur, nous l'avons vu recevoir dix-neuf cents chevaliers. Cette cérémonie a été suspendue un instant par l'arrivée d'un homme du peuple, vêtu d'une simple veste, qui s'est présenté sur les degrés du trône. Napoléon étonné s'est arrêté: on a questionné cet homme, qui a montré son brevet, et il a reçu l'accolade et sa décoration. Le cortége a suivi, au retour, le même chemin, en traversant la grande allée des Tuileries. C'est la première fois que Bonaparte passe en voiture dans le jardin. Rentré dans les appartemens de l'impératrice, il s'est approché de la fenêtre; quelques enfans qui étaient sur la terrasse, l'ayant aperçu, ont crié: Vive l'empereur! Il s'est retiré avec un mouvement d'humeur très-marqué, en disant: «Je suis le souverain le plus mal logé de l'Europe; on n'a jamais imaginé de laisser approcher le public aussi près de son palais.» J'avoue que si j'étais arrivé aux Tuileries comme Napoléon, j'aurais cru plus convenable de ne pas paraître m'y trouver mal logé.
Je ne sais si c'est ce petit mouvement d'humeur qui s'est prolongé; mais, en passant dans le cercle que nous formions, il s'est approché de madame de La Vallette, et en donnant un coup de pied[16] dans le bas de sa robe, «Fi donc! a-t-il dit, madame, quelle robe! quelle garniture! Cela est du plus mauvais goût!» Madame de La Vallette a paru un peu déconcertée.
Le soir, nous sommes montées au balcon du pavillon du milieu, pour entendre le concert qui se donnait dans le jardin. Après quelques instans, l'empereur a eu la fantaisie de voir les statues du Louvre aux lumières. M. Denon, qui était là, a reçu ses ordres; les valets de pied portaient des flambeaux; nous avons traversé la grande galerie, et nous sommes descendus dans les salles des antiques. En les parcourant, Napoléon s'est arrêté long-temps devant un buste d'Alexandre; il a mis une sorte d'affectation à nous faire remarquer que nécessairement cette tête était mauvaise, qu'elle était trop grosse, Alexandre étant beaucoup plus petit que lui. Il a essentiellement appuyé sur ces mots: beaucoup plus petit. J'étais un peu éloignée, mais je l'avais entendu; m'étant rapprochée, il a répété absolument la phrase: il avait l'air charmé de nous apprendre qu'il était plus grand qu'Alexandre. Ah! qu'il m'a paru petit dans cet instant!
Le 15 juillet 1804.
J'étais ce soir dans une maison où est arrivée la princesse Dolgorouki, en sortant du cercle des Tuileries. On lui a demandé ce qu'elle en pensait: «C'est bien une grande puissance, a-t-elle répondu, mais ce n'est pas là une cour.»
Paris, le juillet 1804.
L'empereur part demain pour aller visiter les bateaux plats à Boulogne, et l'impératrice pour Aix-la-Chapelle, où elle prendra les eaux. Je dois l'accompagner.
Reims, le juillet 1804.
Ce matin, avant de partir de Saint-Cloud, l'impératrice a traversé deux salles, pour donner un ordre à une personne assez subalterne de sa maison. M. d'Harville, son grand écuyer, est arrivé tout effaré, pour lui représenter très-respectueusement que Sa Majesté compromettait tout-à-fait la dignité du trône, et qu'elle devait faire passer ses ordres par sa bouche. «Eh! monsieur, lui a dit gaîment Joséphine, cette étiquette est parfaite pour les princesses nées sur le trône, et habituées à la gêne qu'il impose; mais moi, qui ai eu le bonheur de vivre pendant tant d'années en simple particulière, trouvez bon que je donne quelquefois mes ordres sans interprète.» Le grand écuyer s'est incliné, et nous sommes parties.
Sedan, le 30 juillet 1804.
J'ai trouvé ce matin Joséphine très-occupée à lire une grande feuille manuscrite, et je n'ai pas été peu surprise de voir qu'elle apprenait sa leçon. Lorsqu'elle voyage, tout est fixé, prévu d'avance. On sait que dans tel endroit elle doit être haranguée par telle ou telle autorité; à celle-ci elle doit répondre de telle manière; à celle-là de telle autre. Tout est réglé, jusqu'aux présens qu'elle doit faire. Mais il arrive quelquefois qu'elle manque de mémoire; et alors, si sa réponse n'est pas aussi convenable que celle préparée, elle est toujours au moins faite avec tant d'obligeance et de bonté qu'on en est toujours content.
Liége, le 1er août 1804.
Je craignais que nous n'arrivassions jamais ici. L'empereur, sans s'informer si une route projetée à travers la forêt des Ardennes, était exécutée, a tracé la nôtre sur la carte; on a disposé les relais d'après ses ordres, et nous nous sommes trouvés vingt fois au moment d'avoir nos voitures brisées. Dans plusieurs endroits on les a soutenues avec des cordes. On n'a jamais imaginé de faire voyager des femmes comme des officiers de dragons.
Aix-la-Chapelle, le 7 août 1804.
L'impératrice est descendue ici dans la maison d'un M. de Jacoby, achetée dernièrement par l'empereur. On avait parlé de cette maison comme d'une habitation fort agréable; nous avons été surprises en trouvant une misérable petite maison. Le préfet voulait que Joséphine vînt de suite s'établir à la préfecture; mais telle est sa parfaite soumission aux volontés de Bonaparte qu'elle n'a pas voulu le faire sans ses ordres. Il tient beaucoup à favoriser les habitans des départemens réunis, désirant les attacher à la France. C'est par ce motif qu'il a acheté la maison de M. de Jacoby, et qu'il l'a payée quatre fois sa valeur.
Aix-la-Chapelle, août 1804.
Ce matin, en lisant le journal le Publiciste, Joséphine a été surprise assez désagréablement en voyant, dans le récit de son voyage, qu'on a recueilli et imprimé ses adieux à la femme du maire de Reims, chez lequel elle avait logé en passant dans cette ville. Il arrive souvent qu'on dit avec négligence une chose qui n'a pas le sens commun sans s'en apercevoir; mais retrouve-t-on cette même phrase imprimée, alors la réflexion la fait apprécier tout ce qu'elle vaut. J'avoue qu'il n'en est pas besoin pour juger celle-ci. En partant de Reims, l'impératrice a remis à la femme du maire un médaillon de malaquite, entouré de diamans, et lui a dit en l'embrassant: C'est la couleur de l'espérance. Le fait est que l'espérance n'avait pas la moindre chose à faire là; c'est une bêtise. J'y étais; je l'ai entendue et remarquée: mais je me suis bien gardée de m'en souvenir ce matin. Joséphine était désolée; elle assurait, de la meilleure foi du monde, n'avoir pas dit un mot de cela: il eût été cruel de la contredire. Le secrétaire des commandemens lui proposait de faire démentir cette phrase dans le journal; elle y a pensé un moment; mais soit que la mémoire lui revînt dans cet instant, soit qu'elle ait craint de faire une chose qui fût désapprouvée par Bonaparte, elle s'est bornée à lui écrire qu'elle n'a point dit cette bêtise; que son premier mouvement avait été de la faire démentir, mais qu'elle n'avait rien voulu faire sans ses ordres. On a fait partir un courier pour Boulogne.[17]
Aix-la-Chapelle, 11 août 1804
Notre vie ici est ennuyeuse et monotone. À l'exception d'une promenade que nous faisons chaque jour en calèche, dans les environs de la ville, le reste de la journée ressemble toujours parfaitement à la veille. La troupe de Picard est venue ici, et y restera aussi long-temps que l'impératrice. Chaque soir, nous allons bâiller au théâtre; on ne peut imaginer combien le répertoire de Picard est fatigant à la longue. Certainement on y trouve de l'esprit, quelques scènes d'un très-bon comique; mais les sujets étant toujours choisis dans la plus basse bourgeoisie, on ne sort jamais de la diligence ou de la rue Saint-Denis. On peut s'amuser un jour de la nouveauté de ce ton; mais bientôt on est fatigué de se trouver toujours si loin de chez soi.
Le 11 août 1804.
N'étant pas allée au théâtre ce soir, et quelqu'un ayant parlé d'un plan de Paris en relief, l'impératrice a désiré le voir. La soirée étant très-belle, pourquoi, a-t-elle dit, ne pourrions-nous pas y aller à pied? C'était une nouveauté; on s'est empressé de partir. M. d'Harville, qui est toujours le chevalier de l'étiquette, était au désespoir. Il a voulu hasarder son opinion, mais nous étions déjà bien loin. Le fait est qu'il avait bien raison, et la suite de cette gaîté l'a prouvé. Les rues étant très-désertes le soir, nous n'avons rencontré presque personne en allant; mais pendant que nous examinions ce plan, voilà le bruit de notre promenade nocturne qui se répand; et quand nous sortons, toutes les chandelles étaient sur les fenêtres, et toute la populace sur notre passage. Nous devions former un cortége assez plaisant; ces messieurs, le chapeau sous le bras, l'épée au côté, nous donnaient la main, et nous aidaient à traverser la foule qui se pressait autour de nous, et dont les haillons formaient un contraste assez bizarre avec nos plumes, nos diamans et nos longues robes. Enfin nous avons atteint l'hôtel de la préfecture; l'impératrice a senti alors qu'elle avait fait une étourderie; elle en est convenue franchement.
Le 13 août 1804.
On a dit ce soir que l'empereur arriverait bientôt ici: cela donnera un peu de mouvement et de variété à notre cercle habituel, qui est d'une parfaite monotonie. Il se compose de madame de La Rochefoucault, femme d'un esprit très-agréable; de quatre dames du palais, du grand écuyer, deux chambellans, l'écuyer cavalcadour; M. Deschamps, secrétaire des commandemens; le préfet, sa famille; deux ou trois généraux qui ont épousé des femmes allemandes, véritables caricatures. J'ajoute une femme fort aimable, madame de Sémonville, femme de l'ambassadeur de France en Hollande; elle était par son premier mariage madame de Montholon. Elle a eu deux fils et deux filles: l'une, madame de Spare; l'autre, qui avait épousé le général Joubert, et, en second, le général Macdonald. Cette jeune et aimable femme est mourante; elle est venue ici pour prendre les eaux; sa mère, madame de Sémonville, l'a accompagnée pour lui donner ses soins. Je crains qu'ils ne soient infructueux. Nous jouissons donc bien peu de la société de madame de Sémonville, qui ne quitte presque pas sa fille.
Aix-la-Chapelle, le 14 août 1804.
Je suis restée ce matin assez long-temps seule avec Joséphine; elle m'a parlé avec une confiance dont je serais très-flattée, si je ne m'apercevais chaque jour que cet abandon lui est naturel et nécessaire. Le jugement que je porte de son caractère est peut-être prématuré, puisque je la connais depuis bien peu de temps; cependant je ne crois pas me tromper. Elle est tout-à-fait comme un enfant de dix ans. Elle en a la bonté, la légèreté; elle s'affecte vivement; pleure et se console dans un instant. On pourrait dire de son esprit ce que Molière disait de la probité d'un homme, «qu'il en avait justement assez pour n'être point pendu.» Elle en a précisément ce qu'il en faut pour n'être pas une bête. Ignorante, comme le sont en général toutes les créoles, elle n'a rien ou presque rien appris que par la conversation; mais ayant passé sa vie dans la bonne compagnie, elle y a pris de très-bonnes manières, de la grâce, et ce jargon qui, dans le monde, tient lieu quelquefois d'esprit. Les événemens de la société sont un canevas qu'elle brode, qu'elle arrange, qui fournit à sa conversation. Elle a bien un quart heure d'esprit par jour. Ce que je trouve charmant en elle, c'est cette défiance d'elle-même, qui, dans sa position, est un grand mérite. Si elle trouve de l'esprit, du jugement à quelques-unes des personnes qui l'entourent, elle les consulte avec une candeur, une naïveté tout-à-fait aimables. Son caractère est d'une douceur, d'une égalité parfaites: il est impossible de ne pas l'aimer. Je crains que ce besoin d'ouvrir son cœur, de communiquer toutes ses idées, tout ce qui se passe entre elle et l'empereur, ne lui ôte beaucoup de sa confiance. Elle se plaint de ne point la posséder; elle me disait ce matin que jamais, dans toutes les années qu'elle a passées avec lui, elle ne lui a vu un seul moment d'abandon; que si, dans quelques instans, il montre un peu de confiance, c'est seulement pour exciter celle de la personne à qui il parle; mais que jamais il ne montre sa pensée tout entière. Elle dit qu'il est très-superstitieux; qu'un jour, étant à l'armée d'Italie, il brisa dans sa poche la glace qui était sur son portrait, et qu'il fut au désespoir, persuadé que c'était un avertissement qu'elle était morte; il n'eut pas de repos avant le retour du courrier qu'il fit partir pour s'en assurer[18].
Cette conversation a amené Joséphine à me parler de la singulière prédiction qui lui fut faite au moment de son départ de la Martinique. Une espèce de bohémienne lui dit: «Vous allez en France pour vous marier; votre mariage ne sera point heureux; votre mari mourra d'une manière tragique; vous-même, à cette époque, vous courrez de grands dangers; mais vous en sortirez triomphante; vous êtes destinée au sort le plus glorieux, et, sans être reine, vous serez plus que reine.» Elle a ajouté qu'étant fort jeune alors, elle fit peu d'attention à cette prédiction; qu'elle ne s'en souvint qu'au moment où M. de Beauharnais fut guillotiné; qu'elle en parla alors à plusieurs des dames qui étaient enfermées avec elle, dans le temps de la terreur; mais qu'à présent, elle la voit accomplie dans tous ses points. C'est un hasard assez singulier que le rapport qui se trouve entre cette prédiction et sa destinée.
Le 15 août.
Joséphine a continué ce matin à la promenade la conversation commencée hier avec moi. J'étais seule dans sa voiture; elle m'a parlé de M. de Talleyrand; elle prétend qu'il la hait, et sans autres motifs que les torts qu'il a eus avec elle. Hélas! il est trop vrai que quiconque a offensé ne pardonne pas. Ces mots sont gravés en gros caractères dans l'histoire du cœur humain. L'offensé peut perdre le souvenir, mais la conscience ne manque jamais de mémoire. Pendant le séjour de Bonaparte en Égypte, dans un temps où on le regardait comme perdu, M. de Talleyrand, toujours aux pieds du pouvoir, fut, dans plusieurs circonstances, très-poli pour madame Bonaparte. Un jour, particulièrement, il dînait avec elle chez Barras; madame Tallien s'y trouvait: on prétend que cette femme, célèbre par sa beauté, exerçait alors un grand empire sur Barras. M. de Talleyrand, placé près d'elle et de madame Bonaparte, mit tant de grâce dans les soins dont il entoura madame Tallien, et si peu de politesse envers madame Bonaparte, que celle-ci, qui le connaissait pour être la perfection des courtisans, jugea qu'il fallait que le général Bonaparte fût mort, pour qu'il la traitât si mal; car s'il avait eu la pensée qu'il pût jamais revenir en France, il eût craint qu'il ne vengeât à son retour le peu d'égards qu'il aurait eus pour sa femme en son absence. Cette idée, en se mêlant à l'amour-propre blessé, lui fit quitter la table en pleurant. M. de Talleyrand, qui n'a pas oublié cette circonstance, et qui craint que Joséphine n'ait un jour le désir et le pouvoir de s'en venger, a fait tout ce qui a dépendu de lui, dans les trois derniers mois qui viennent de s'écouler, avant la création de l'empire, pour engager Napoléon à divorcer, pour épouser la princesse Willelmine de Bade; il a fait valoir, avec toute l'adresse de son esprit, l'appui qu'il trouverait dans les cours de Russie et de Bavière, dont il deviendrait l'allié par ce mariage; le besoin de consolider son empire par l'espérance d'avoir des enfans. L'empereur a un peu balancé; mais enfin il a résisté, et Joséphine n'a plus d'inquiétude à cet égard.[19]
Quoiqu'avec peu d'esprit, elle ne manque pas d'une certaine adresse; elle a su profiter de la faiblesse superstitieuse de l'empereur, et elle lui dit quelquefois: On parle de ton étoile, mais c'est la mienne qui influe sur la tienne; c'est à moi qu'il a été prédit une haute destinée. Cette idée a contribué peut-être plus qu'on ne pense à faire échouer les projets de M. de Talleyrand, et à resserrer les liens qu'il voulait rompre[20].
Joséphine vient de me conter une anecdote assez piquante. Madame de Staël écrivait dernièrement au comte Louis de Narbonne. Envoyant sa lettre par un homme qu'elle croyait sûr, elle n'a rien déguisé de sa pensée; elle s'est particulièrement égayée sur le compte des personnes qui ont accepté des places à la cour depuis la création de l'empire. Elle ajoutait qu'elle espérait qu'elle n'aurait jamais le chagrin, en lisant le journal, de voir son nom côte à côte des leurs. L'homme qui était chargé de cette lettre l'a portée à Fouché. Celui-ci (après avoir payé cette scélératesse) l'a lue, copiée, et l'ayant refermée avec soin, il a dit à l'homme: «Remplissez votre commission; ayez la réponse de M. de Narbonne, et vous me l'apporterez:» ce qu'il n'a pas manqué de faire. Le comte a répondu sur le même ton. On dit que nous ne sommes pas ménagés dans cette réponse. Je lui pardonne de tout mon cœur; je suis moi-même toujours tentée de rire de l'ensemble bizarre que nous formons. C'est un véritable habit d'arlequin que cette cour; mais si l'habit a toutes les bigarrures requises, arlequin n'a pas du tout les grâces de son état[21]; sa gaucherie contraste singulièrement avec les grands seigneurs dont il s'est entouré. Je suis fâchée qu'on puisse opposer aux plaisanteries du comte son assiduité aux cercles de Cambacérès et de tous les ministres. Joséphine prétend que cette lettre dont Napoléon se souvient à chaque révérence de M. de Narbonne (il en fait beaucoup), leur ôtera toute leur grâce et qu'il n'obtiendra jamais rien[22].
Le 16 août.
Je m'aperçois, au redoublement de politesse des personnes qui entourent l'impératrice, de ce que je perds chaque jour dans leur affection. C'est ainsi qu'à la cour on doit mesurer le degré d'attachement qu'on inspire. Depuis quelques jours, je m'étonnais d'être devenue l'objet de l'attention générale; je ne savais en vérité à quoi l'attribuer, et dans mon innocence j'allais peut-être m'en faire les honneurs. Qui sait jusqu'où l'amour-propre pouvait m'abuser? M. de——, le plus doucereux, le plus insipide de tous les courtisans passés, présens et à venir, s'est chargé d'éclairer mon inexpérience; il est arrivé ce matin chez moi, dix fois plus révérencieux qu'à l'ordinaire. Il m'a dit que tout le monde avait remarqué les bontés de Joséphine pour moi, nos longues conversations ensemble, l'attention avec laquelle elle m'offre chaque jour à déjeuner des plats qui se trouvent devant elle; que, quant à lui, il avait été particulièrement heureux en remarquant ces distinctions; mais qu'elles sont devenues un sujet de jalousie pour beaucoup de personnes. J'ai ri de l'importance qu'il attachait à tout cela, et je me suis promis in petto de ne plus mettre sur le compte de mon mérite les égards que je ne dois qu'à la fantaisie de la souveraine.
Le 16 août.
Nous avons eu aujourd'hui une grande cérémonie à l'église, pour la distribution de plusieurs décorations de la Légion-d'Honneur. Elles avaient été envoyées au général Lorges, qui a désiré que Joséphine les donnât elle-même. Le clergé est venu la recevoir à la porte de l'église. Un trône était préparé pour elle dans le chœur, tout cela avait un air assez solennel; le général Lorges a fait un discours, mais il est plus brave qu'éloquent; il sait mieux se battre que parler en public. Il nous a dit dans ce discours qu'il se trouvait heureux de voir la vertu sur le trône, et la beauté à côté. Si ce n'est pas sa phrase exacte, c'est au moins sa pensée. Nous pouvions toutes nous fâcher de ce compliment, puisqu'il accordait à l'une la vertu sans beauté, et aux autres la beauté sans vertu, mais nous en avons beaucoup ri en sortant. L'impératrice nous a dit qu'elle était fort contente d'avoir eu la vertu pour son lot, et demandé à laquelle de nous ou avait décerné celui de la beauté; l'amour-propre était là pour persuader à chacune qu'on avait voulu parler d'elle; mais poliment, on s'est fait mutuellement les honneurs de ce compliment.
Aix-la-Chapelle, le 18 août 1804.
Tout est en mouvement dans le palais; Bonaparte arrive demain. Il est extraordinaire que, dans une situation comme la sienne, on ne soit point aimé[23]. Cela doit être si facile quand on n'a besoin pour faire des heureux que de le vouloir. Mais il paraît qu'il n'a pas souvent cette volonté; car depuis le valet de pied jusqu'au premier officier de la couronne, chacun éprouve une sorte de terreur à son approche. La cour va devenir très-brillante; les ambassadeurs n'ayant pas été accrédités de nouveau depuis la métamorphose du consul en empereur, arrivent tous pour présenter leurs lettres. On passera encore quelques jours ici. On ira à Cologne, à Coblentz; on restera quelques jours dans chacune de ces villes, et de là à Mayence, où tous les princes qui doivent former la confédération du Rhin se réuniront.
Le 19 août 1804.
Il est arrivé, et avec lui l'espionnage; les chagrins, qui forment ordinairement son cortége, ont déjà banni toute la gaité de notre petit cercle. Son retour nous a appris que parmi douze personnes qui ont été nommées pour accompagner Joséphine ici, il y en a une qui était chargée du rôle d'espion. Napoléon savait, en arrivant, que tel jour nous avions fait une promenade, que tel autre jour nous avions été déjeuner avec madame de Sémonville, dans un bois aux environs d'Aix-la-Chapelle. Le délateur (que nous connaissons) a cru donner plus de mérite à son récit en mettant sur le compte du général Lorges, qui est jeune et d'une tournure fort agréable, la faute d'un pauvre vieux militaire qui, probablement, ayant été plus long-temps soldat qu'officier, ignorait qu'on ne dût pas s'asseoir devant l'impératrice, sur le même divan. Joséphine était trop bonne pour lui apprendre qu'il faisait une chose inconvenante; elle eût craint de l'humilier; cette preuve de son bon cœur a été transformée en une condescendance coupable en faveur d'un jeune homme pour lequel elle devait avoir beaucoup d'indulgence et de bontés, puisqu'il se mettait si parfaitement à son aise avec elle. C'était là la conséquence qu'on voulait que l'empereur en tirât. Heureusement, cette circonstance si peu faite pour être remarquée, l'avait été, et il n'a pas été difficile à Joséphine de prouver quel était le coupable; son âge, son peu d'usage, ont effacé tout le noir avec lequel on avait peint cette action. Comment ne pas s'étonner[24] qu'un homme qui a passé sa vie dans les camps, qui a été nouri, élevé par la république, puisse attacher cette importance à des minuties! Ah! sans doute l'amour du pouvoir est naturel à l'homme; un enfant fait, pour le jouet qu'il dispute à son camarade, ce que les souverains, dans un âge plus avancé, font pour les provinces qu'ils veulent s'arracher. Mais qu'il y a loin de ce noble orgueil qui veut dominer ses semblables, avec l'intention de les rendre heureux, à ce code d'étiquette qui fait dans cet instant la plus chère occupation de Napoléon! Je me demandais, ce soir, dans le salon, en voyant tous ces hommes debout, n'osant faire un pas hors du cercle qu'ils formaient, pourquoi les puissans de tous les temps, de tous les pays, ont attaché l'idée du respect à des attitudes gênantes. Je pense que le spectacle de tous ces hommes courbés sans cesse en leur présence, leur est doux, parce qu'il leur rappelle continuellement le pouvoir qu'ils ont sur eux.
Le 20 août 1804.
Ce matin, Napoléon a reçu toutes les autorités constituées de la ville. On est sorti de cette audience, confondu, étonné au dernier point. «Quel homme! (me disait le maire) quel prodige! quel génie universel! Comment ce département si éloigné de la capitale lui est-il mieux connu qu'il ne l'est de nous? Aucun détail ne lui échappe; il sait tout; il connaît tous les produits de notre industrie.» J'ai souri; j'étais bien tentée d'apprendre à ce brave homme, qui allait colportant son admiration dans toute la ville, qu'il devait en rabattre beaucoup; que cette parfaite connaissance que Napoléon leur a montrée, est un charlatanisme avec lequel il subjugue le vulgaire. Il a fait faire une statistique, parfaitement exacte, de la France et des départemens réunis. Lorsqu'il voyage, il prend les cahiers qui concernent les pays qu'il parcourt[25]; une heure avant l'audience il les apprend par cœur; il paraît, parle de tout, en homme dont la pensée embrasse tout le vaste pays qu'il gouverne, et laisse ces bonnes gens ravis en admiration. Une heure après, il ne sait plus un mot de ce qui a excité cette admiration.
Le préfet, M. Méchin, est arrivé à cette audience avec une certaine assurance (qui lui est assez ordinaire), ne se doutant pas de l'interrogatoire qu'il allait subir. Napoléon, qui venait d'apprendre sa leçon, lui a fait plusieurs questions auxquelles il n'a su que répondre; il s'est troublé, embarrassé. «Monsieur, lui a dit l'empereur, quand on ne connaît pas mieux un département, on est indigne de l'administrer.» Et il l'a destitué. Tel est le résultat de l'audience d'aujourd'hui.
Aix-la-Chapelle, le 21 août.
Je suis souvent tentée d'apprendre à Napoléon, qui fait tant de questions sur les usages de l'ancienne cour, que la grâce et l'urbanité y régnaient; que les femmes osaient y converser avec les princes. Ici, nous ressemblons tout-à-fait à de petites filles qu'on va interroger au catéchisme. Napoléon trouverait très-mauvais qu'on osât lui adresser la parole[26]. Couché à moitié sur un divan, il fournit seul à la conversation; car personne ne lui répond que par un oui, ou un non, sire, prononcé bien timidement. Il parle assez ordinairement des arts, comme la musique, la peinture; souvent il prend l'amour[27] pour sujet de conversation, et Dieu sait comme il en parle. Il n'appartient point à une femme de juger un général; aussi, je ne m'aviserai pas de parler de ses faits militaires; mais l'esprit[28] de salon est de notre ressort, et pour celui-là, il est permis de dire qu'il n'en a pas du tout.
Le 22 août 1804.
Il faut que ce besoin d'aduler le pouvoir soit bien général, puisque des prêtres même n'en sont pas exempts. Ce matin on nous a fait voir ce qu'on appelle les grandes reliques: elles furent envoyées en présent à Charlemagne par l'impératrice Irène, et sont conservées, depuis ce temps, dans une armoire de fer pratiquée dans un mur. Cette armoire est ouverte tous les sept ans, pour montrer ces reliques au peuple. Cette circonstance attire une foule très-considérable de tous les pays voisins. Chaque fois qu'on replace les reliques dans l'armoire, on fait murer la porte, qui n'est ouverte que sept ans après, Joséphine a eu le désir de les voir, et quoique les sept années ne fussent pas révolues, le mur a été démoli. Parmi ces reliques, un petit coffre en vermeil attirait particulièrement l'attention. Les prêtres qui nous montraient ce trésor ont piqué notre curiosité en disant que la tradition la plus ancienne attachait un grand bonheur à la possibilité d'ouvrir ce coffre, mais que personne, jusqu'alors, n'avait pu y parvenir. Joséphine, dont la curiosité était vivement excitée, a pris ce coffre, qui presque aussitôt s'est ouvert dans ses doigts. On ne remarquait pas de traces extérieures de serrure, mais il faut qu'il y ait eu un secret pour ouvrir le ressort intérieur. Je suis persuadée que les prêtres qui nous montraient ces reliques connaissaient le secret, et qu'ils ont ménagé ce petit plaisir à l'impératrice. Quoi qu'il en soit, cette circonstance a été regardée comme très-extraordinaire; on l'a beaucoup fait valoir à Joséphine, qui tout en s'étant assez amusée de cette surprise, n'y a pas attaché plus d'importance que cela n'en méritait. Au reste la curiosité n'a pas été très-satisfaite, car on n'a trouvé dans cette boîte que quelques petits morceaux d'étoffe qu'on peut regarder comme des reliques si l'on veut, mais dont l'authenticité n'est nullement constatée.
Je suis revenue chez moi attristée par cet emploi de ma matinée. Je n'aime pas à rencontrer des prêtres courtisans ou ambitieux; je ne puis même comprendre comment il peut y en avoir. Je trouve quelque chose de si noble, de si élevé dans leurs attributions, que mon imagination aime à les dégager de toutes nos faiblesses. Détachés de toutes les passions qui troublent et gouvernent l'humanité, placés comme intermédiaires entre l'homme et la divinité, ils sont chargés du doux emploi de consoler les malheureux, de leur montrer, à travers les orages de la vie, un port où enfin ils trouveront le repos. Le monde peut-il offrir une dignité qui puisse valoir ce privilége qui leur est réservé, de pénétrer dans l'asile du malheur, d'y adoucir les angoisses d'un mourant, en l'entourant encore d'espérance; d'enlever à la mort ce qu'elle a de plus effrayant, le néant! Non, un prêtre ne peut échanger ces belles attributions contre de l'argent, ou ce que le monde nomme des honneurs.
Le 23 août 1804.
En ouvrant mon journal, mes yeux se fixent sur la page d'hier; je ne puis m'empêcher de sourire en comparant ce que je disais de la simplicité, de là sainteté, de la dignité du sacerdoce, avec la conversation que j'ai entendue ce soir entre M. de Pradt, premier aumônier de l'empereur, et un général. Ils étaient tous deux parés de la même décoration, de la croix d'honneur. Je me suis demandé comment l'homme de Dieu, le ministre de paix, a-t-il mérité la même récompense que le guerrier chargé d'envoyer à la mort les ennemis de son pays. Leurs souverains devraient se rappeler cette leçon d'Alexandre, sur la distinction des récompenses: un homme dardait très-adroitement devant lui des grains de millet à travers une aiguille; il ordonna qu'il lui fût donné un boisseau de millet, voulant proportionner la récompense à l'utilité du talent. Cet art de récompenser avec discernement n'est pas très-commun aujourd'hui. Nous voyons Talma payé beaucoup plus cher qu'un général. Il a, tant du théâtre que de Bonaparte, plus de soixante mille francs. Je laisse le comédien, et je reviens à M. de Pradt. En écoutant ce soir sa conversation brillante, philosophique, je me suis rappelé la question piquante qui lui fut adressée par un homme de beaucoup d'esprit, qui se trouvait avec lui à un dîner de vingt-cinq personnes, et qui lui demanda: Monseigneur, croyez-vous en Dieu?