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I
COMMENT DEUX RESPECTABLES GENTILSHOMMES OU SOI-DISANT TELS, FORT AFFAMÉS ET FORT ASSOIFFÉS, SE RENCONTRÈRENT DEVANT L’AUBERGE DE LA BELLE HÔTESSE.

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Table des matières

Avec un toit de tuiles rouges, des volets verts enguirlandés de plantes grimpantes, un perron prétentieux à rampe de fer ouvragé, l’auberge de la Belle Hôtesse se posait coquettement sur le bord de la grande route de Paris en Bourgogne.

Elle avait un aspect si riant, une mine si engageante, la fumée s’échappait si gaiement de ses trois cheminées toujours en travail, portes et fenêtres étaient si franchement ouvertes et les odeurs de viandes rôties mélangées aux parfums des chèvrefeuilles et des clématites embaumaient tellement l’air, qu’il eût fallu ne pas avoir le moindre petit écu, dans la poche de ses grègues, pour passer outre. Rien qu’un plat gueux sans sou ni maille pouvait imposer silence aux voix intérieures qui, soudain, gémissaient, puis hurlaient au fond de son estomac à la vue de la gentille et alléchante auberge

Et puis la route était fort poudreuse, une véritable bande de sable, avec d’âpres montées de rapides descentes et, par-dessus tout, un soleil de plomb qui desséchait les gosiers, exténuait les chevaux et cassait les jambes des piétons.

Aussi, comptant sur la distance, le sable et le soleil, maître Annibal Cocquenpot, homme d’une grande logique, avait fait élever entre Fontainebleau et Melun, en plein cœur de la forêt, l’auberge dont nous venons de parler, et il en était l’heureux aubergiste depuis dix années, à sa grande satisfaction.

Maître Cocquenpot avait donné à son auberge l’enseigne du Cerf aux Abois, ce qui était de circonstance, vu la foison de ces gracieux ruminants dans les fourrés de la forêt de Fontainebleau, et les chasses nombreuses et brillantes que leur donnait le roi Henri avec grand appareil, force fanfares et cavalcades. Une grande plaque de tôle d’au moins trois pieds carrés, peinte des deux côtés avec une recherche luxueuse, était appendue au-dessus du perron de l’auberge et représentait un paysage plein d’arbres verts, de chasseurs rouges, de chiens jaunes, de chevaux gris, avec un cerf fleur de pêcher dans une mare bleue.

Annibal Cocquenpot était très fier de sou enseigne et il assurait que la pareille n’existait pas dans le monde entier, ce qui était bien possible et très croyable.

Mais, malgré cette superbe enseigne, l’auberge de Cocquenpot avait tout doucement changé de nom. Personne ne disait plus le Cerf aux Abois, mais la Belle Hôtesse.

C’est que Cocquenpot avait une fille de dix-huit ans, dont la réputation de beauté s’étendait à trente lieues à la ronde, et qu’une jolie hôtelière vaut mieux que toutes les enseignes du monde. De Paris à Dijon, tous les rouliers, tous les postillons, commis, tous les marchands, négociants, gens de tous états. et de toute fortune, connaissaient la fille et l’auberge de messire Cocquenpot, et chacun d’eux se fût fait un crime de passer son chemin sans dire un petit bonjour à l’aubergiste, boire un verre de son vin, goûter à l’un de ses pâtés de volaille et recueillir précieusement un regard, une parole ou un sourire de la belle hôtesse.

Mais ce qui flattait le plus le vaniteux aubergiste, c’était l’arrivée journalière de joyeuses cavalcades accourues à toute bride de Fontainebleau, et composées de jeunes gentilshommes des plus nobles et des plus magnifiques, qui venaient savourer la cuisine merveilleuse de maître Cocquenpot et contempler les beaux yeux de sa fille.

On était à cette période de calme et de prospérité publique que le sage gouvernement de Henri IV procurait à la France après les guerres de religion et les sanglantes intrigues de la Ligue. Plus de surprises, plus d’incendies, plus de pillages, et Cocquenpot voyait s’arrondir son ventre et s’entasser ses écus avec une satisfaction béate et une quiétude parfaite.

Un après-midi du mois d’août1605, l’auberge de la Belle Hôtesse était en grande rumeur: il s’agissait de servir à déjeuner à cinq gentilshommes arrivés inopinément, et Annibal lui-même trônait, les manches retroussées, devant ses fourneaux. Valets et servantes étaient fort affairés, et nul ne songeait à regarder comment le soleil rissolait les pauvres voyageurs sur la grande route.

Pourtant, venant du côté de Melun, un personnage remarquable arrivait en face l’auberge. Droit comme un I, malgré la chaleur qui pesait d’aplomb sur ses épaules, maigre comme deux échalas placés bout à bout, ses longues jambes écartées, ses grands bras ballants, il venait de s’arrêter et considérait avec convoitise l’auberge toute rayonnante de promesses substantielles et rafraîchissantes, véritable oasis au milieu du désert.

Au fond de ses orbites creuses, ombragées par la ligne épaisse des sourcils, ses yeux luisaient comme deux escarboucles. Un nez d’oiseau de proie, dont l’arête était plus tranchante que la lame d’un couteau, surplombait une large bouche fendue jusquaux oreilles et admirablement garnie de trente-deux dents blanches et pointues Les deux crocs d’une longue moustache mettaient leur reflet d’un noir bleuâtre sur le jaune cuivré de la peau, sèche, rugueuse, avec des plis étranges, qui semblait n’être attachée à l’ossature du visage que par quatre points: les deux pommettes, l’arête du nez et l’extrémité du menton.

Cette tête étrange se réunissait au reste du corps par un long cou grêle où la peau trop large retombait en plis d’un aspect écailleux.

Mais, ce qui était encore plus bizarre que cette tète osseuse et que ce corps démesuré, c’était l’accoutrement du personnage. Il était vêtu comme un gentilhomme: bottes à entonnoir, hauts de chausses enrubannés, justaucorps à crevés bouffants, cape à retroussis, feutre à panache, rapière gigantesque. Mais ces vêtements, faits à une lointaine époque et en des temps meilleurs, étaient bien quatre fois trop larges pour leur propriétaire actuel, et l’on ne pouvait considérer sans admiration les combinaisons merveilleuses à grand renfort de ficelles, qui leur permettaient de tenir quelque peu à ce grand corps étriqué.

Les bottes baillaient sur le sable comme une carpe qui agonise, mais les éperons à larges molettes frémissaient toujours à chaque pas de ce piéton qui, probablement jadis avait été cavalier; plus un seul ruban après les hauts de chausses, mais en revanche force ouvertures béantes qui, heureusement, étaient assez bien placées pour ne pas trop offenser la pudeur des passants; les crevés du justaucorps étaient, hélas! depuis longtemps disparus, et, à la place du linge éblouissant que les gentilshommes d’alors étalaient avec profusion et qu’ils faisaient bouffer par toutes les ouvertures du pourpoint, on voyait apparaître la peau jaune et terreuse du pauvre diable; le feutre était défoncé, mais il avait encore sa plume, molle, flasque, brisée en vingt endroits, pelée par place, retombant sur le côté sans force et sans crânerie; quant au manteau, troué, maculé, effiloché, séparé en deux par le milieu du dos et reconstitué par une couture de ficelle dont les points avaient un pouce de longueur, il complétait le tableau de cette ruine humaine, ambulante et lamentable.

Une seule chose subsistait, pleine de vigueur et de menace, dans ce délabrement général, c’était l’épée, longue, solide, à pommeau de fer. Cette bonne lame, bien maniée, devait faire de la sanglante besogne, et, seule, elle restait fidèle à son maître lorsque tout le reste l’abandonnait.

Après avoir jeté un long regard sur l’auberge de la Belle Hôtesse, ce singulier personnage fouilla lentement dans la poche de ses chausses et finit par retirer trois petites pièces de cuivre qu’il considéra avec mélancolie dans le creux de sa large main sèche. Puis, avec un soupir, il les replongea dans les profondeurs de ses grègues et serra son ceinturon d’un cran avec une résignation touchante.

Il fit alors quelques pas pour s’éloigner et fuir à jamais le supplice de Tantale, que les parfums de la cuisine de maître Cocquenpot lui faisaient endurer. Mais soudain une révolte sembla éclater dans son intérieur, son pas se ralentit, son regard se releva sur la porte de l’auberge, ses narines aspirèrent avidement le fumet odorant dont l’air était imprégné, et il demeura immobile, plongé dans des réflexions profondes.

En ce moment, venant du côté de Fontainebleau, un second personnage arrivait devant l’auberge de la Belle Hôtesse.

Si le soleil n’eût pas été aussi flamboyant, la lumière aussi éclatante, on eût certainement pris ce nouvel individu pour l’ombre du premier, tant il avait le même feutre défoncé, le même manteau en loques, le même pourpoint crevassé, les mêmes chausses en lambeaux, la même gigantesque colichemarde. Seulement la couleur de son accoutrement, terne, indécise, pisseuse, semblait dériver du bleu, tandis que la couleur des haillons du premier arrivant avait des chances pour dériver du rouge. Puis le nez au lieu d’être recourbé était droit et pointu, la moustache était rousse, l’œil avait un éclair bleu au fond de l’orbite creuse et la peau possédait le privilège d’un reflet rouge brique.

C’étaient les seules différences.

Pour le reste, identité absolue d’allure, de taille et de maigreur.

Comme le premier personnage, celui-ci considéra longuement l’auberge de la Belle Hôtesse, il fouilla de même d’un geste instinctif dans les poches de ses grègues, mais, plus misérable encore, il ne ramena rien dans ses doigts crispés. Alors, portant la main à la boucle de son ceinturon, il s’apprêtait comme l’autre à le serrer d’un cran, lorsque soudain faisant un geste de résolution, il s’avança à grands pas vers la porte de l’auberge.

A ce moment, le premier arrivant interrompait ses réflexions et il se dirigeait résolument vers l’entrée du logis de maître Cocquenpot.

Ils se rencontrèrent tous deux au pied du perron, au-dessous de la fameuse enseigne.

Celui qui, arrivé le premier, s’était décidé le dernier, jeta un regard dédaigneux sur les haillons du misérable qui le précédait, le dépassa d’une longue enjambée et s’apprêta à monter les marches avant lui.

Soudain il sentit une main s’abattre sur son épaule, tandis qu’une voix hautaine lui criait:

–Hé! l’ami! moins vite, s’il vous plaît, je suis gentilhomme!

Il se retourna avec stupéfaction, le pied sur la première marche de l’escalier, et il laissa tomber un regard chargé d’une expression de mépris et de pitié sur le pauvre diable qui l’interpellait. Puis, redressant sa haute taille et relevant le croc de sa moustache de son doigt maigre, il répondit avec un accent méridional prononcé et une crânerie superbe:

–Et! mordiou, monsieur, vous tombez mal, car je prétends être aussi bon gentilhomme que vous et de meilleure maison peut-être.

–C’est ce qu’il faudra voir, murmura l’autre en enveloppant son interlocuteur du même regard de pitié dont celui-ci l’avait gratifié en se retournant.

Et frisant à son tour sa moustache fauve, le poing sur la hanche, le jarret tendu:

–L’on m’appelle le chevalier Raguibus de Brisemolle! accentua-t-il d’une voix claire et d’un ton de défi.

Etonné, mais avec une galante courtoisie, le gentilhomme de meilleure maison ôta son feutre défoncé, et sa plume balaya les marches du perron dans une salutation profonde. Puis se couvrant avec une fierté légèrement dédaigneuse, tandis qu’un sourire de supériorité convaincue se dessinait sur ses lèvres blêmes:

–Moi, dit-il, je suis le baron Carados de Pourfendrac, seigneur de Castelasec et châtelain de Vuidemanoir,

Raguibus, en entendant ces titres pompeux résonner à ses oreilles, avait, à son tour, enlevé de son chef son chapeau empanaché, et trois saluts à fond avaient fait voler la poussière de la route.

Alors, se redressant avec lenteur, il répondit d’un ton empreint d’une humilité digne:

–Monsieur, je ne suis que chevalier, vous êtes baron, seigneur et châtelain, passez donc le premier, je vous prie.

Carados eut un sourire de suprême satisfaction, et, se redressant avec majesté, il continua de monter les marches du perron, suivi de Raguibus non moins fier et non moins superbe.

La belle hôtesse

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