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IV
RAGUIBUS ET CARADOS RETROUVENT CHACUN UN VIEUX CAMARADE.

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Table des matières

Ce fut un repas pantagruélique, que le déjeuner de Raguibus et de Carados.

Un gigot monumental, une poularde monstrueuse, une omelette de douze œufs, une montagne d’épinards, huit bouteilles, six livres de pain, s’engouffrèrent successivement sans combler tout à fait l’abîme insondable qui se creusait depuis de longs jours entre leur maigre échine et leurs côtes saillantes.

C’était un bruit formidable de mastication précipitée; les mâchoires grinçaient, la langue claquait, les lèvres bruissaient, mais pas une parole. Penchés sur leur assiette, ils se hâtaient fébrilement pour donner satisfaction à toutes les exigences impatientes de leurs estomacs délabrés, lançant parfois autour d’eux un regard craintif et menaçant comme s’ils craignaient encore qu’on ne vint leur arracher les victuailles qui couvraient la table.

Tels, deux grands chiens accroupis sur une proie longtemps attendue, dévorent à belles dents; leurs yeux féroces fouillent l’espace, et un sourd grognement s’échappe de leur gueule sanglante, ne perdant pas un coup de croc, mais toujours prêts à disputer leur pitance contre tout nouvel arrivant.

Madame Cocquenpot, curieuse comme foutes les femmes en général et toutes les hôtelières en particulier, madame Cocquenpot était venue admirer la façon merveilleuse dont les quaresme-prenants faisaient disparaître tout ce qu’on apportait devant eux; mais un regard de Carados l’avait fait fuir, terrifiée.

En attaquant leur neuvième bouteille et en taillant le premier triangle dans le fromage de Brie qu’on leur avait servi tout entier, Carados poussa un petit soupir de contentement.

Comme un écho fidèle, Raguibus reproduisit ce soupir avec la même intonation et la même ineffable jouissance.

Carados se renversa sur le dossier de sa chaise, renouvela son soupir avec une amplification considérable et regardant Raguibus avec une tendresse expliquée par l’absortion des bouteilles de maître Cocquenpot:

–Eh bien? monsieur le chevalier, comment va?

–Mieux, bien mieux, monsieur le baron, répondit Raguibus en étirant ses longs membres. Oserai-je moi-même m’informer comment vous vous trouvez?

–Tout à fait bien, monsieur le chevalier, tout à fait bien.

Et Carados accentua son affirmation par un large sourire béat.

–Oui, continua Raguibus en regardant les nombreux débris de leur déjeuner épars autour d’eux, ce sont de braves jeunes gens.

–Ce sont d’excellents gentilshommes!... Un peu fous peut-être, mais il faut tout pardonner à la jeunesse. quand elle répare ses torts, affirma Carados, en dégustant son verre avec une sage lenteur et en tapotant doucement sur son ventre dont il considérait la saillie avec amour, habitué à trouver depuis longtemps à cet endroit un creux formidable par le diable habité.

–Il y a aujourd’hui trente-cinq jours, déclara Raguibus, que je ne me suis trouvé à pareille aubaine.

–Trente-cinq jours! fit Carados en se livrant à un calcul rapide, c’est juste comme moi!

–J’avais alors cinquante bonnes pistoles, bien sonnantes et bien trébuchantes, dans la poche de mes grègues.

–Cinquante pistoles! s’écria Carados, mais c’est mon compte!

–Je vois encore, continuait Raguibus, les yeux à demi fermés pour concentrer cet aimable souvenir, le bon, l’excellent, le respectable moine qui me les remit. Il me donna aussi sa bénédiction, mais les pistoles suffisaient.

–Un moine! s’exclama Carados, hors de lui, en se rapprochant, les deux coudes sur la table. C’est toujours comme moi.

–C’était à Nantes, acheva Raguibus.

–Moi, c’était à Pau.

lis se regardèrent longuement.

–Pécaïre! fit Carados, en baissant la voix, est-ce que c’est le moine qui vous invita à prendre le chemin de Fontainebleau?

–Lui-même, et je dois être arrivé ce soir à dix heures.

–Au château de Saint-Louis, sans doute?

–Chez M. de Monpelas.

–Chut! fit Carados, en regardant autour de lui et en se rapprochant encore davantage de Raguibus; ce nom-là se prononce à voix basse.

Il y eut un instant de silence pénible. Pensifs, assombris, ils avaient cessé de manger.

–Ce doit être quelque besogne terrible! reprit Raguibus 9en parlant si bas que Carados l’entendait à peine.

–Oui, puisqu’il m’a fait venir.

–Et puisqu’il a besoin de moi, ajouta Raguibus avec la conviction de sa valeur.

–Alors, dit lentement Carados, il nous attend ce soir à dix heures!... On croit qu’il ne pense plus à vous; l’on est si loin, si inconnu, si petit, si perdu dans la foule; et pourtant il ne vous perd pas de vue. Un ordre arrive et il faut partir. C’est la troisième fois depuis la grande affaire, murmura-t-il. Quand je pense à lui, je frissonne.

–Moi aussi, reprit Raguibus en avalant coup sur coup deux grands verres de vin pour se remettre le cœur. Depuis la fameuse nuit des Pyrénées, il y a quinze ans.

Carados tressaillit, et saisissant le bras de Raguibus:

–Vous en étiez donc? interrogea-t-il d’une voix altérée.

–Oui, répondit Raguibus sourdement; c’est moi qui ai achevé le marquis, en le clouant avec mon épée sur le plancher.

–Je me rappelle. C’est moi, continua Carados, qui ai arraché l’enfant à la Ginevra, après une lutte terrible. J’ai encore ici la trace de ses ongles.

Il montrait son grand cou maigre, où l’on voyait des cicatrices profondes.

Ils avaient dans les yeux comme une horrible expression d’épouvante.

–Je ne t’aurais jamais reconnu, dit lentement Carados, après avoir regardé Raguibus avec compassion et en oubliant de l’appeler: monsieur le chevalier.

–Ni moi non plus, car, mon pauvre ami, te voilà bien changé.

Raguibus avait le même regard de pitié compatissante. Lui aussi ne disait plus: monsieur le baron.

Il ne restait de tous leurs titres pompeux que deux misérables réunis par la sinistre fraternité d’un crime commis ensemble.

–Oui, la vie a été rude dans ces derniers temps. Et puis, tu me croiras si tu veux, j’ai eu comme des espèces de remords, des faiblesses, des niaiseries, qui m’ont beaucoup vieilli.

Et Carados vida le reste de la bouteille dans son verre.

–C’est comme moi, dit Raguibus en débouchant une autre bouteille, j’ai parfois des visions saugrenues.

–Toujours cette nuit terrible...

–Cette chambre pleine de cadavres...

–Cette jeune femme, avec ses cris, ses supplications, qui se traînait dans le sang en demandant sa fille.

–Et lui, je le vois encore rejetant en arrière son capuchon, et montrant à la lumière des torches son visage hideusement défiguré, avec cette horrible expression de haine et de vengeance assouvies.

–J’entends encore sa voix effrayante, son rire infernal, lorsque, montrant à la pauvre femme le cadavre de son mari et sa petite fille que je tenais toute pleurante dans mes bras, il lui dit: «Je prends tout ce que tu as aimé, Ginevra. Nous porterons, la vie entière, la trace de nos deux haines: moi sur mon visage, toi dans ton cœur. Ma vengeance est la plus belle.»

–Alors, cette femme, cette Ginevra, se leva toute droite avec un grand cri; je vois encore ses yeux flamboyer. Elle voulut se jeter sur lui, comme une lionne furieuse. Mais nous la retinmes avec deux autres de notre bande, et, après une lutte acharnée, elle tomba comme morte en nous maudissant tous.

–Oui, continua Raguibus, on l’emporta au dehors et, par les ordres du maître, on la coucha sur l’herbe auprès d’un petit ruisseau. Pendant ce temps, les autres mettaient le feu aux quatre coins de Puycerdac.

Après avoir prononcé ce nom, Raguibus regarda autour de lui pour s’assurer que personne n’avait pu entendre.

–Moi, acheva Carados, je remettais l’enfant au maître. La petite regardait de tous ses yeux le château qui brûlait et elle ne criait plus. Il monta à cheval, la tenant sur son bras, et il disparut au grand galop. Le diable seul sait ce qu’il en a fait.

–Le lendemain nous étions loin; je n’ai jamais remis les pieds dans le pays, et je ne sais pas ce qu’est devenue la pauvre femme abandonnée devant les ruines de son bonheur.

–Il doit bien le savoir, lui, car il sait tout. Quand il tient quelqu’un dans ses griffes, il ne le lâche jamais. A preuve, nous.

–Qu’importe! nous n’avons pas à nous plaindre, il paye bien.

–C’est vrai. Au diable les sombres préoccupations! Cependant, il me serait désagréable de me retrouver face à face avec la Ginevra de là-bas. J’ai peur de ses yeux. Il me semble toujours les apercevoir dardés sur moi; et aujourd’hui même...

–Ah! oui... fit Carados songeur, cette jeune fille qui riait quand nous sommes entrés ici. Mais non, ajouta-t-il après un silence. Ce n’est pas la même expression.

En rappelant ainsi leurs souvenirs, les deux misérables avaient éprouvé le besoin de noyer dans des flots de vin ce qu’ils avaient de terrible et de hideux.

Aussi Carados qui sentait sa tête s’alourdir, passa la main sur son front, tandis que Raguibus bâillait d’une façon effroyable.

–Comment va-t-il nous accueillir ce soir ! demanda Carados.

–Je ne sais pas, mais j’en frissonne d’avance, répondit l’autre.

–Nous ne sommes guère présentables, reprit le premier, en jetant un regard piteux sur ses guenilles et sur celles de son camarade.

–Bah! il en sera quitte pour nous habiller plus convenablement, si cela rentre dans son projet.

–Oui, mais il nous demandera ce que nous avons fait des cinquante pistoles qu’il nous a données pour la route.

–Pour moi, je répondrai la vérité. Il est dangereux de mentir avec lui. J’ai dévoré les pistoles à Nantes. Il y avait bien longtemps que j’en manquais, et quand on n’a pas l’habitude de manier ces choses-là, ça file vite. En partant, le lendemain matin, je n’en avais plus qu’une. Voilà tout ce que je sais. Les quarante-neuf autres ont été converties en mangeaille, en vin, et en femmes.

–Je fus plus prudent, dit Carados avec une certaine sévérité, il faut à certains moments avoir la sagesse d’économiser. Sans doute, j’écornai mon petit trésor, comme je me le devais à moi-même après de si longs jours de disette; mais, eu quittant Pau, j’avais encore cinq pistoles.

Raguibus sourit.

–Ah! fit-il avec un soupir de regret, si du moins nous avions eu, chacun pour notre compte, la bonne pensée.

Mais il n’acheva pas, son regard alangui venait d’apercevoir une bouteille non encore entamée. Il allongea le bras, ramena la bouteille à lui et la décoiffa prestement.

–Carados, mon vieil ami, continua-t-il sentencieusement, ce n’est pas nous qui payons, donc nous ne devons rien laisser sur la table.

–Pécaïre, mon bon, tu as raison, dit Carados en laissant sa tète se tenir toute seule et en approchant son verre.

Raguibus, en tremblant un peu, le remplit bord à bord et fit de même pour le sien.

–Buvons à la réussite des projets du maître, et à notre tranquillité future! dit-il, le verre à la hauteur de sa bouche.

Puis, lorsque les larges rasades furent englouties:

–Sais-tu, mon cher camarade, continua-t-il d’une voix pâteuse, que cela me déplairait fort de te voir pendu en ma compagnie.

Carados frissonna.

–Raguibus, mon petit, ne parle donc jamais de ces vilaires choses-là après boire. Cela fait tourner le vin sur l’estomac. Laisse-moi plutôt dormir.

–C’est que j’ai un projet pour ne pas être pendu, continua l’enragé discoureur avec de grands gestes pour aider sa langue épaissie. Écoute-moi bien. Je vais t’expliquer. Après l’affaire. il nous donnera à chacun une somme rondelette comme les autres fois. Eh bien! moi, je me rangerai. Je deviendrai honnête homme, comme tout le monde. C’est pas difficile. Tu verras ça. J’aurai une maison dans les champs. loin. bien loin. Un pays paisible. personne ne me connaîtra. J’aurai aussi une femme, à moi tout seul. Puis des enfants, à moi tout seul. Elle sera brune, ma femme. J’aime les brunes. tu la voudrais peut-être blonde. toi, Carados. mais ça ne te regarde pas. Allons, réponds-moi, mon ami. réponds-moi que ça ne te regarde pas.

Un ronflement sonore fut l’unique réponse de Carados, commodément installé la tête sur la table au milieu des bouteilles vides.

–L’ingrat! il dort! fit Raguibus avec indignation. Il ne sait pas jouir des prospérités de la vie!... S’il écoutait seulement le discours moral.

Passant la langue sur ses lèvres:

–Oui, mais ça dessèche, les discours: ...,

Et branlant la tête avec conviction, il essaya de remplir encore une fois son verre. Il y parvint après avoir inondé la nappe.

–Encore un coup de prospérité! fit-il en avalant.

Il posa le verre et chercha à s’arranger comme Carados, pour dormir, mais en se penchant sur sa chaise il perdit l’équilibre et tomba tout de son long sous la table.

Il n’essaya pas de se relever et sans modifier sa position, il se mit à ronfler concurremment avec son noble ami.

La belle hôtesse

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