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II
OÙ IL EST PROUVÉ QU’A LA RECHERCHE D’UN DÉJEUNER PROBLÉMATIQUE ON RENCONTRE PARFOIS DES COUPS D’ÉPÉE.

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Table des matières

Lorsque Carados et Raguibus eurent dépassé le seuil de l’auberge, ils s’arrêtèrent l’un derrière l’autre, ne sachant où aller s’asseoir.

En effet toutes les tables et tous les sièges étaient occupés.

La grande chaleur avait forcé les voyageurs épars sur la route à prendre quelques moments de repos en attendant que le soleil fût moins brûlant. Les uns déjeûnaient, les autres dégustaient lentement le petit vin clairet du pays; d’aucuns, notamment un gros marchand attablé en face d’un paysan maigre, débattaient les conditions d’un marché en faisant sauter successivement les bouchons cachetés de rouge de cinq bouteilles alignées devant eux.

L’intention du marchand était évidemment de saoûler le paysan, mais à la façon dont celui-ci buvait sec en faisant claquer sa langue, il paraissait certain que la bataille serait longue et le résultat aventureux.

Puis, au fond, sur une terrasse ombragée par les chênes de la forêt, la porte de communication toute grande ouverte pour les besoins du service, on voyait une longue table couverte de fleurs et de fruits étagés avec une armée de bouteilles éparses pêle-mêle, les unes déjà décoiffées et hors de combat, les autres rutilantes et fières dans leur armure de cire comme des chevaliers qui vont entrer en lice,

Autour de cette table, cinq voix joyeuses n’arrêtaient pas de parler, de chanter, d’interpeller, et cinq rires bruyants faisaient retentir l’auberge des éclats de leur gaieté folle.

Les trois servantes de Cocquenpot suffisaient à peine à exécuter les ordres des gentilshommes en liesse. Elles se hâtaient, rouges comme des pivoines, sans cesse gourmandées par madame Mathurine Cocquenpot, la digne compagne du digne aubergiste.

Madame Cocquenpot, petite femme ronde comme une boule, mais haute en couleur, fort vive et fort criarde, se démenait au milieu de tout ce monde en gesticulant, riant, se fâchant, avec une vivacité, une pétulance, une brusquerie merveilleuse, touchant à tout, se mêlant aux conversations, jetant un ordre par-ci, un mot par là, une recommandation d’un côté, une plaisanterie d’un autre, et toujours ses petites jambes trottaient aussi vite que sa langue.

–Allons, Margot, faites donc attention, vous allez renverser vos fraises!... Eh bien! père Bridoye, la foire de Blandy a-t-elle été bonne, cette année?... Par ici, Françoise, un pichet de cidre à l’André qui arrive tout en sueur, .. Hein! mon gars, fait-il chaud sur la route! Quel diable de soleil et quel coquin de sable!.. Vous n’entendez donc pas, Gervaise? messeigneurs réclament du vin. Dépêchez-vous, ils vont s’impatienter!... Encore un instant, messire Baudry, votre omelette se prépare. Dame! nous avons tant de monde que c’en est une bénédiction. Nous sommes sur les dents. On ne peut pas suffire!...

Elle allait de l’un à l’autre, faisant prendre patience à chacun et emplissant l’auberge tout entière de son verbiage et de sa petite personne.

Par instants, on voyait sortir de la cuisine la tête directoriale de maître Annibal Cocquenpot. Tout ruisselant de sueur et plus rouge que la braise de ses fourneaux, il apportait lui-même à ses nobles hôtes quelque plat précieux qu’un valet ou qu’une servante n’était pas digne de présenter. Pas plus haut que sa femme Mathurine, mais deux fois plus large, avec sa tête rousse, sa figure glabre, ses petits yeux enfoncés dans la graisse et sa bedaine rondelette sur laquelle se plaquait un tablier d’une blancheur immaculée, il avait l’air d’un énorme œuf d’autruche rouge par en haut et monté sur deux petites pattes.

Trottinant et soufflant, il venait religieusement déposer son plat sur la table des jeunes seigneurs, ôtait le couvercle avec une sage lenteur, et, faisant claquer sa langue, il disait avec, un malin sourire:

–Goûtez-moi cela, messeigneurs, on ne fait pas meilleure cuisine en paradis.

–Vivat! Cocquenpot, vivat! criaient les gentilshommes, en battant des mains.

De rouge, l’aubergiste devenait cramoisi de plaisir et d’orgueil.

–Oh! ce n’est pas fini mes nobles seigneurs, continuait-il en se haussant sur ses ergots, je vous prépare un plat de mon invention. Une merveille! Un chef-d’œuvre! Notre bon roi Henri, un jour qu’il me rendait visite.

–Comment! s’écria le vicomte de Valbreuse, le plus gais et le plus fou des cinq gentilshommes, Cocquenpot, mon ami, tu reçois la visite du roi Henri! Malepeste! Quel honneur!

–Mérité, monsieur le vicomte, mérité, je m’en flatte!

–Certes, nous n’en doutons pas, car tu es, Cocquenpot, la gloire de la cuisine française.

L’aubergiste salua.

–Et que te disait le roi Henri? interrogea le chevalier de Mareuilles.

–Il me frappa trois coups sur le ventre, de sa main royale.

–Mais alors, interrompit le baron de Flossac en riant aux éclats, tu es sacré chevalier et te voilà aussi noble que nous! Chevalier de la Cocquenpotière, comme ça résonne!

–Voici les armes, Cocquenpot, cria le marquis de Belcoudray, et je te conseille de les faire immédiatement peindre au-dessus de ton enseigne: Rôtissoire flamboyante lampassée de têtes de coq avec cuiller en pot en sautoir, le tout écartelé sur champ d’épinards!

–Bravo! crièrent les cinq jeunes fous en se tordant de rire.

–Bravo! répéta Cocquenpot en riant plus fort que les autres.

–Et puis, demanda le cinquième gentilhomme, le comte de Bajolière, après les trois coups sur le ventre?...

–Alors, reprit l’aubergiste, avec son sourire jovial et d’un ton convaincu, notre grand Henri me dit ces paroles: «Cocquenpot, un plat tel que celui-ci suffit pour immortaliser un homme!»

–Je le crois bien.

–L’immortalité n’est pas assez! Cocquenpot, nous emploierons notre crédit auprès du saint-père pour te faire canoniser, dit Valbreuse. J’ai un oncle cardinal.

–C’est cela, crièrent les autres, saint Cocquenpot manquait an paradis!

Et l’aubergiste ahuri s’échappa pour aller surveiller son fameux plat et fuir les rires moqueurs des cinq gentilshommes.

Au milieu de tout ce bruit, de toutes ces allées et venues, nul n’avait fait attention à l’entrée burlesque de Carados, suivi de Raguibus. Ils se tenaient immobiles près de la porte, campés sur leurs longues jambes, le cou tendu pour lâcher de découvrir quelque place vide. Leurs guenilles fraternellement confondues découpaient une horrible tache sur le vert tendre, agrémenté de fleurs et d’oiseaux, qui faisait la décoration des murs du cabaret, œuvre consciencieuse de l’artiste qui avait produit la fameuse enseigne de Cocquenpot.

Pourtant ils furent assez favorisés de la fortune pour que le premier regard qui tomba sur eux fût précisément celui de la fille de l’aubergiste, Maguelonne, la belle hôtesse.

La jeune fille se tenait auprès d’une fenêtre, devant une petite table, et elle s’occupait à édifier, sur de belles assiettes à grandes fleurs bleues et rouges, des pyramides de pommes, de poires, de fraises, et de cerises, toutes choses superbes à l’œil et délicieuses au goût, destinées au dessert des gentilshommes.

L’ombre persistante produite par les deux longues silhouettes de Raguibus et de Carados, debout devant la porte, lui fit lever les yeux.

En apercevant ces deux grands corps si étrangement affublés de guenilles, le cou tendu et le pied en l’air, comme deux hérons au bord d’un marécage, l’effet fut irrésistible et elle partit d’un éclat de rire perlé.

C’est alors qu’elle méritait bien le titre de belle hôtesse don tout le monde la saluait, car jamais bouche plus mignonne et plus rose ne fut entr’ouverte par un rire plus frais et plus joyeux; jamais plus petites mains gracieusement jointes ne comprimèrent les élans d’un corsage plus provoquant dans si suave richesse, jamais, sous leurs longs cils baissés, deux grands veux noirs n’eurent d’éclairs plus brûlants.

Grande, brune, pâle, un gros bouquet de coquelicots dan ses cheveux, noirs comme du jais, et relevés, tordus sur! sommet de la tête, avec une coquetterie un peu sauvage, Maguelonue était admirablement belle, de cette beauté qui attire et fascine.

Pourtant le baron Carados de Pourfendrac et le chevalier Raguibus de Brisemolle, accueillis par les éclats de son rire irrévérencieux, froncèrent leurs épais sourcils et chacun pour son compte mâchonna sous sa moustache quelques épithètes indignées à l’adresse de la belle hôtesse.

Mais le rire de Maguelonne eut des conséquences bien plus fâcheuses pour les deux nobles arrivants; car le vicomte de Valbreuse qui s’inquiétait fort, pour des raisons personnelles, des actions de la belle hôtesse, ayant entendu résonner sa voix argentine, s’était levé de table et sa tête curieuse apparaissait dans l’encadrement de la porte du fond. Apercevant à son tour les profils étiques des deux pauvres diables, leurs misérables oripeaux et leur mine piteuse, son rire sonore s’échappa à plein gosier, se mêlant ainsi dans un joyeux duo avec celui de la belle Maguelonne.

Puis, se tournant vers ses amis, il s’écria avec une comique frayeur:

–A la rescousse, Mareuilles, Bajolière, Flossac, Belcoudray, à la rescousse, mes amis! Quaresme-prenant, à peine entrevu par notre joyeux Rabelais, Quaresme-prenant, accompagné de son frère, aussi blême, aussi décharné que lui, Quaresme-prenant vient s’emparer de l’auberge de maître Cocquenpot! A la rescousse!

Aussitôt les têtes des jeunes gentilshommes apparurent derrière lui et s’épanouirent soudain en un rire bruyant.

A l’exclamation burlesque de Valbreuse, tous les hommes qui emplissaient les grandes salles du cabaret relevèrent la tête et les éclats de leur gros rire firent trembler les vitres. A la porte de la cuisine, Cocquenpot et ses deux marmitons s’esclaffaient en longs glapissements.

C’était un délire, une contagion.

Seuls, Carados et Raguibus ne riaient pas.

Le baron de Pourfendrac, seigneur de Castelasec et châtelain de Vuidemanoir, était blême de fureur; la peau de son cou se gonflait, sa moustache tortillée furieusement se dressait menaçante, et, la main crispée sur la poignée de sa flamberge, les dents serrées, il se tourna vers Raguibus:

–Monsieur le chevalier, dit-il d’une voix sifflante, je crois que ces gens-là se moquent de nous!

–Et moi, monsieur le baron, j’en suis sûr! répondit le chevalier de Brisemolle, non moins furieux et non moins indigné que le baron de Pourfendrac. De rouge brique, son teint habituel, il était passé à l’écarlate.

Le regard qu’ils échangèrent leur prouva qu’ils pouvaient avoir mutuellement confiance dans leur courage et dans leur valeur.

D’un mouvement plein d’une spontanéité superbe et menaçante, ils tirèrent leurs grandes épées, et un moulinet rapide assura les bonnes lames dans leurs mains sèches, aussi rigides que le fer même.

–Aux armes! s’écria Valbreuse, riant aux éclats, Quaresme-prenant furieux a tiré ses deux lardoires. Il veut nous embrocher tous. Aux armes, mes amis!

Ils disparurent aussitôt et quelques instants après ils reparaissaient, l’épée à la main, et se groupaient devant la porte en ordre de bataille et le fer en avant, comme s’ils eussent voulu défendre leur déjeûner commencé contre les attaques d’un ennemi dévorant.

Un bouleversement général s’était fait dans la salle de l’auberge. Tous les paisibles consommateurs, emportant plats et bouteilles, s’étaient prudemment retirés à l’abri des coups probables, abandonnant leurs places aux gentilshommes, comme champ de bataille. Entassés dans tous les coins, curieux mais hésitant déjà entre le rire et la crainte, ils suivaient attentivement les préparatifs de la lutte qui allait s’engager.

En voyant reluire les épées, Cocquenpot s’était arrêté tout net au milieu d’un éclat de rire, au risque de s’étrangler, et une mortelle inquiétude se répandait peu à peu sur son large visage dont les degrés de rouge allaient en s’affaiblissant de seconde en seconde.

Madame Cocquenpot levait les mains au ciel en s’écriant avec une profonde désolation:

–Mon Dieu! Mon Dieu!... une maison si calme. que va-t-il se passer!...

Maguelonne, la belle hôtesse, droite, en proie à une émotion étrange, regardait les épées nues.

Lorsque Carados remarqua le large vide qui s’était fait autour d’eux, il eut un haussement d’épaules plein d’orgueil.

–Laissons ces manants, dit-il à Raguibus avec un noble dédain. C’est là-bas seulement, et sa rapière tendue montrait Valbreuse et ses amis, que nous vengerons l’insulte faite à des gentilshommes par des gentilshommes.

–En avant! répondit Raguibus plein d’impatience.

Et en trois enjambées de leurs longues jambes, ils furent à portée des jeunes railleurs. Un rapide froissement de fer engagea les épées,

Carados et Raguibus se mirent à attaquer furieusement, avec toute l’âpreté de gens qui ont le ventre creux, avec toute la rage de misérables en haillons qui combattent contre des pourpoints neufs, avec l’élan sauvage de la faim, la haine longtemps contenue de tout ce qui est beau, riche, joyeux, le désespoir de la misère.

Valbreuse, placé un peu en avant, avait reçu la première charge de Carados.

–Décidément, s’écriait-il tout en parant les bottes rapides et à fond que lui lançait son adversaire, ils tiennent à nous embrocher! Cocquenpot, allume ton feu et prépare tes rôtissoires, car si cela continue nous serons certainement dévorés avant la nuit.

Belcoudray qui vint à son secours lui permit de reprendre haleine et de crier encore:

–Mes amis, prenez garde d’égarer la pointe de vos épées sur l’épiderme de ces braves squelettes, elle se casserait comme verre: c’est de la véritable peau de crocodile à l’épreuve même du canon. Quant au plaisir de faire des ouvertures à leurs chausses ou à leurs pourpoints, il nous faut y renoncer, car il n’y a plus de place pour d’autres trous!

Et riant, parant de leur mieux, les gentilshommes se défendaient avec des attitudes comiques, des cris, des éclats de gaieté folle.

Valbreuse et Belcoudray tenaient tète à Carados, Mareuilles et Flossac avaient affaire à Raguibus, et Bajolière au milieu allait de l’un à l’autre, faisant des attaques de flanc, enchanté de réussir parfois à les faire rompre de quelques pas.

Mais ils revenaient aussitôt à la charge, les yeux étincelants, la bouche crispée.

Le contraste était étrange.

D’un côté, deux grands diables silencieux et acharnés, dont on voyait, sous les loques trouées à jour, les muscles secs se ployer et se déployer en indiquant le jeu des articulations. On sentait la rage de tuer dans leurs épées sifflantes et dans la flamme de leurs yeux.

De l’autre, cinq gentilshommes, beaux, jeunes, vêtus avec recherche et élégance, gracieux comme à la salle d’armes. Ils cherchaient seulement à contenir leurs adversaires, ne voulant pas les frapper puisqu’ils étaient cinq contre deux et ne considérant ce combat que comme un intermède plaisant à leur déjeuner.

–Pardieu, Valbreuse, tu nous la bailles bonne avec tes recommandations, s’écriait Flossac. Crois-tu donc que ce soit chose facile: arriver à chatouiller du bout de sa pointe de pareils gibiers de Carême. Nous avons des épées de gentilshommes, nous autres. Mais eux, ce sont des armes d’une autre époque qui permettent de combattre à distance:

«Douze pieds d’épée, cinq pieds de bras, huit piedsde jambes, total vingt-cinq pieds.

Mais Valbreuse ne répondit pas, il avait une idée.

–Je ne comprendrai jamais, continuait Mareuilles, comment, avec de semblables rapières, quelqu’un a eu l’idée d’inventer les arquebuses!

–Garde à toi! s’écria Bajolière en s’avançant de côté sur Raguibus, ou je fais un trou dans tes côtes, ce dont tu ne serais pas fâché si l’on y fourrait du lard!

Raguibus rompit savamment et revint à la charge avec une nouvelle fureur.

Pendant ce temps Valbreuse avait creusé son idée. Combattant toujours de la main droite contre Carados, il avait tiré sa dague de la main gauche et il attendait l’occasion d’exécuter son plan, le regard obstinément fixé sur les chausses du baron de Pourfendrac retenues seulement par une corde assez lâche.

Tout à coup, comme Bajolière, continuant le rôle qu’il avait adopté, menaçait le flanc de Carados, Valbreuse écarta d’un froissement rapide l’épée de son adversaire, et, se glissant avec une agilité merveilleuse sous le bras du pauvre baron de Pourfendrac, il trancha sa ceinture de corde d’un coup de dague.

Carados, avec un cri de rage, fit un saut de six pieds en arrière, tandis que ses chausses non retenues tombaient sur ses talons et qu’un immense éclat de rire retentissait parmi les spectateurs de ce combat héroï-burlesque. La situation fût devenue d’un comique irrésistible si l’épée du baron de Pourfendrac revenue aussitôt à l’attaque, n’eût atteint Valbreuse à l’épaule malgré la parade qu’il avait essayée avec sa dague.

–Touché! cria le jeune gentilhomme, mais non encore. embroché Mordieu! je vais le lui faire voir!

Et il s’élança sur Carados, attaquant à son tour avec l’ardeur fiévreuse que la vue de son sang allumait dans ses veines.

Carados reçut Valbreuse avec une non moins grande fureur, et il continua de s’escrimer sans s’inquiéter de ses chausses traînantes, un peu gêné pour se fendre à fond, mais fort à l’aise quant au spectacle inénarrable qu’il donnait à ceux qui contemplaient. la façon dont il maniait l’épée.

Un second cri de colère répondit presque aussitôt au cri de Valbreuse. C’était Flossac qui venait de se faire taillader le bras par Raguibus.

Les cinq jeunes fous commençaient à ne plus rire. Ils comprenaient que continuer le combat dans ces conditions, c’était risquer de se faire successivement blesser et peut-être tuer par les deux grands efflanqués qui prenaient si mal leurs plaisauteries. Puis Valbreuse et Flossac, furieux d’avoir été touchés, n’entendaient plus rien et combattaient à mort. Les trois autres ne pouvaient laisser leurs amis Blessés aux prises avec des adversaires aussi féroces, et aussi intraitables. Leurs rires moqueurs ayant tourné mal, ils se trouvaient forcés de donner un dénouement tragique à une farce joyeuse qui, certes, dans leur pensée, ne devait pas entrainer mort d’hommes.

Ils s’élancèrent au secours de Valbreuse et de Flossac. L’habileté étonnante du baron de Pourfendrac et du chevalier de Brisemolle, jointe à l’avantage énorme que leur donnaient des épées d’un tiers plus grandes et des bras deux fois plus longs, les excita encore davantage. Ils combattirent bientôt par orgueil, avec colère, oubliant qu’ils étaient cinq contre deux.

Alors, Raguibus et Carados perdirent leur avantage: pressés à la fois par cinq épées menaçantes, ils furent obligés de reculer peu à peu.

Ils étaient effrayants à voir, hérissés, l’écume aux lèvres, exténués de fatigue, brisés enfin par d’aussi violents efforts. Leurs guenilles ne tenaient plus après eux, Carados surtout, avec ses chausses qui, en portant un coup formidable, s’étaient séparées en deux parties tout à fait indépendantes, Carados était épouvantable. Il eût fait tordre de rire s’il n’eût glacé d’effroi.

Tout à coup, au moment où les deux pauvres diables acculés au mur allaient se trouver dans une situation désespérée, un pas rapide retentit, et un gentilhomme en costume de voyage parut à l’entrée du cabaret.

–Mais l’on s’égorge donc ici? s’écria le nouvel arrivant d’une voix sonore.

Puis après avoir jeté un rapide coup d’œil sur le combat:

–Diable! continua-t-il, mais la partie est fort inégale. Cinq contre deux.

Et tirant vivement son épée, cet homme se jeta dans la mêlée.

En trois ou quatre coups rapides et vigoureux, il écarta le cercle de lames qui menaçaient les deux misérables à toute extrémité, et deux froissements énergiques firent baisser les gigantesques rapières de Carados et de Raguibus,

Cette intervention subite amena un instant d’arrêt dans le choc furieux des épées.

Les gentilshommes étaient exaspérés.

–Que veut celui-ci? s’écria Flossac, plus animé à cause de sa blessure.

–Qui vous a donné le droit de vous mêler de nos affaires? reprit Valbreuse, menaçant.

–Pardieu! mon cher monsieur, repondit le nouvel arrivant, quand vos affaires sont dans le genre de celle-ci, tout homme d’honneur a le droit et même le devoir de s’en mêler. Vous ne voyez donc pas que vous êtes cinq contre deux?

Valbreuse baissa la tête.

Belcoudray, Mareuilles et Bajolière firent deux pas de retraite.

–C’est vrai, nous avons tort, reprit Flossac, très franc et très entêté, mais vous voyez que ces deux misérables nous ont blessés. Il nous faut une vengeance.

–Eh bien! répondit l’autre, rien de plus simple. Si ces deux messieurs,–et il désignait avec un léger sourire Raguibus et Carados, qui attendaient la mine inquiète et rogue la fin de ce colloque,–si ces deux messieurs sont gentilshommes, que deux d’entre vous leur demandent raison; s’ils ne le sont pas, faites-vous venger par vos laquais.

–C’est, mordieu, d’une logique écrasante, s’écria Valbreuse.

–Ils sont tombés sur nous avec furie, l’épée à la main, pour quelques plaisanteries sur leur maigreur et sur leur accoutrement! dit Mareuilles. Nous nous sommes d’abord défendus en riant, puis à la fin, le combat, les blessures de nos amis, le ridicule d’avoir le mauvais rôle, tout cela nous a emportés et, sans vous, nous allions faire de la mauvaise besogne.

–Ma fo! ajouta Belcoudray, il faut avouer que nous sommes de grands fous et que nous vous avons, monsieur, de grandes obligations.

Le nouveau venu salua.

Les jeunes gentilshommes remirent leurs épées au fourreau.

Raguibus et Carados respirèrent, ils avaient été trop près de passer de vie à trépas pour se montrer exigeants sur le cérémonial à suivre pour terminer le combat. On se passait de leur avis, mais ils jugeaient prudent de ne rien réclamer.

Carados profita de ces préliminaires de paix pour relever ses chausses et les rattacher tant bien que mal avec le haut de son costume. Puis ils rengainèrent à leur tour et attendirent avec une dignité farouche.

Valbreuse s’était avancé vers le gentilhomme qui avait si vite interrompu leur combat:

–Vous nous avez rendu un grand service en nous empêchant d’achever une folie sanglante, dont nous aurions eu d’éternels remords, dit-il. Par conséquent, mes quatre amis, le chevalier de Mareuilles, le baron de Flossac, le comte de Bajolière, le marquis de Belcoudray et moi-même, le vicomte de Valbreuse, nous serions heureux, monsieur.

–Le vicomte Raoul de Taverly, acheva le gentilhomme.

Les cinq jeunes gens s’inclinèrent, comme lui-même s’était incliné à chacun des noms prononcés par Valbreuse.

–Nous serions heureux, monsieur le vicomte de Taverly, reprit Valbreuse, de vous voir commencer d’abord, puis achever en notre compagnie, le délicieux déjeuner que nous sert maître Cocquenpot, le roi des cuisiniers.

–Ma foi, messeigneurs, répondit Raoul de Taverly, avec une joyeuse humeur qui semblait lui être habituelle, j’accepte de grand cœur. Aussi bien la route a été longue, fort rude, et pourvu que je me trouve demain matin à Fontainebleau, je suis tout à vous.

–Grand merci s’écrièrent les jeunes gentilshommes en battant des mains.

–Maintenant, continua Valbreuse, il nous reste deux choses à faire; placer une bandelette sur les érâllures que nos adversaires ont faites à Flossac et à moi, puis régler nos comptes avec ces deux messieurs.

Et se tournant du côté où se tenaient Carados et Raguibus aussi silencieux qu’immobiles:

–Messeigneurs, leur dit-il ironiquement, notre combat s’est brusquement terminé, mais nous espérons le reprendre dans d’autres conditions, Flossac et moi; car nous n’avons pas l’habitude de garder longtemps sur notre peau la trace des épées. Mais nous vous serions fort obligés de remettre cette affaire à la fin de notre déjeuner. Après une lutte aussi chaude, il faut bien un instant de répit, que diable! Pour faire patienter votre bouillante ardeur, je vous conseille de faire comme nous: déjeuner!

A leur grimace piteuse, Valbreuse comprit l’embarras des deux pauvres diables et, comme il avait fort bon cœur, il reprit en souriant:

–Je vais prier maître Cocquenpot de mettre à votre disposition sa cave et ses fourneaux. Sur notre recommandation, vous serez traités comme nous-mêmes, et cela vous fera regagner le temps que nos plaisanteries vous ont fait perdre.

Carados et Raguibus ne purent réprimer un grognement de joie en entendant ces paroles. Ils se seraient confondus en longs remerciments, si leur dignité n’en eût reçu de trop graves atteintes; mais leurs yeux brillant, les frémissements de leurs mâchoires, remplaçaient avec avantage tous les plus beaux discours. Sans mot dire et avec un empressement joyeux, ils effectuèrent un salut profond à l’adresse des gentilshommes.

Valbreuse et Flossac firent bander leurs blessures qui heureusement étaient insignifiantes et l’ordre fut donné à l’aubergiste, revenu de ses terreurs, de servir à déjeuner aux deux grands efflanqués dont la présence inattendue avait été sur le point de faire couler des flots de sang sur le sol paisible de l’auberge de la Belle Hôtesse.

Quelques moments après, les cinq gentilshommes repronaient joyeusement leur déjeuner avec leur nouvel ami, le vicomte de Taverly, à la place d’honneur.

Les hôtes de maître Cocquenpot avaient regagné tranquillement leurs places et s’entretenaient, en achevant de vider leurs verres, du combat terrible et burlesque à la fois dont les péripéties s’étaient déroulées devant leurs yeux.

Mais les plus contents de tous, c’étaient les deux héros de l’aventure, Raguibus et Carados, leurs quatre longues jambes étendues sous une petite table recouverte d’une nappe blanche, sur laquelle on avait posé successivement deux couverts, une respectable miche de pain, deux bouteilles en attendant les autres et un volumineux gigot qui sortait de la broche, tout doré et tout fumant.

La belle hôtesse

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