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III
OU IL EST PARLÉ DE MAGUELONNE, LA BELLE HÔTESSE.

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Table des matières

Pendant le combat tumultueux que nous avons raconté dans le chapitre précédent, l’attitude de Maguelonne, la belle hôtesse, avait été tout à fait étrange et incompréhensible.

Au lieu de montrer cet effroi craintif, cette horreur des luttes sanglantes, naturels chez une toute jeune fille, elle avait au contraire manifesté un intérêt puissant, une avidité passionnée. Les yeux grands ouverts, au regard fixe, les lèvres frémissantes, les mains crispées sur le bord de la table où elle s’appuyait, elle semblait s’enivrer du cliquetis des épées, du tournoiement rapide des pointes menaçantes, de l’éclat des voix.

Puis, au moment où Raoul de Taverly s’était brusquement interposé et avait arrêté le combat, les noirs sourcils de Maguelonne s’étaient froncés, et elle avait lancé presque un regard de colère au gentilhomme qui faisait rentrer les épées au fourreau. Mais, peu à peu, son regard s’était adouci, la ligne de ses sourcils avait repris toute sa pureté et son attention s’était concentrée avec une persistance flatteuse sur le nouvel arrivant.

C’est que Raoul de Taverly était un superbe cavalier.

De haute taille, souple, gracieux sans mièvrerie, il portait fièrement une belle tête brune, gaie, franche et audacieuse. Ses lèvres, rouges comme celles d’une jeune fille, semblaient habituées à s’entr’ouvrir dans un rire joyeux, sa voix résonnait harmonieusement avec un petit accent navarrais qui donnait à sa parole, vive, pétillante, un pittoresque du meilleur effet, et ses yeux largement ouverts regardaient en face sans jamais dissimuler ni amoindrir une impression.

L’air de la cour ni même celui des grandes villes n’avait encore rien terni en lui de la fraîcheur des sentiments et des sensations, et la poussière d’une longue route n’avait pas suffi pour effacer de lui-même le parfum des landes désertes, la vision des hautes montagnes, des limpides rivières, le reflet du ciel bleu.

Il avait vingt-trois ans, une santé de fer, une force de taureau. Il respectait tout et ne craignait rien.

Les cheveux courts, sa barbe un peu longue, taillée à sa façon en dépit de la mode, ses vêtements de couleur sombre sans crevés ni rubans, son épée et sa dague à poignée de fer avec un ceinturon de buffle sans ornements ni ciselures superflues, constituaient peut-être pour un jeune homme un costume un peu sévère, mais le diable ne lui en eût pas fait changer, d’abord parce qu’il était huguenot et ensuite parce qu’il n’en avait pas d’autre. D’ailleurs sa gaieté, sa jeunesse, étaient sur son visage, dans son geste, dans sa voix, dans tout ce qui n’était pas son costume.

Il n’était pas amoureux, sans cela il eût probablement changé d’avis.

Malgré son dédain pour les ornements inutiles, Raoul de Taverly était un charmant gentilhomme, et Maguelonne en le regardant ne pouvait s’empêcher de, tout bas, le reconnaître. Puis, lorsque, la querelle apaisée, les jeunes gens, avec leur nouvel ami, eurent repris place autour de la table un instant abandonnée, la jeune fille écouta les voix joyeuses, les éclats de rire, le choc des verres et, pour la première fois de sa vie, elle demeura rêveuse. Longtemps elle fut immobile, assise devant la fenêtre, les yeux à demi fermés, perdus dans une vague rêverie, regardant sans rien voir sur la route poudreuse.

Étonné de ce silence et de cette immobilité, maître Annibal Cocquenpot, habitué à voir sa Maguelonne vive, joyeuse, sans préoccupation, sans soucis, lançant à plein gosier mille chansons folles et faisant résonner l’auberge de son rire argentin, maître Cocquenpot s’approcha doucement par derrière et, se haussant sur la pointe des pieds pour se pencher au-dessus d’elle, il mit un bon gros baiser sur son front en s’écriant:

–Eh bien! fillette, à quoi penses-tu donc?

Maguelonne tressaillit, se leva d’un bond et toute rouge:

–Moi!... mais à rien, s’écria-t-elle en ouvrant plusieurs fois ses yeux comme pour chasser quelque vision tenace. C’est bien méchant de me faire peur ainsi.

–Peur! s’exclama Cocquenpot avec un gros rire, c’est la première fois, Maguelonnette, que tu prononces ce vilain mot. Je croyais que tu n’avais peur de rien.

–De rien, en effet, répondit-elle lentement, comme si elle craignait de mentir.

Puis secouant sa tête moqueuse avec malice:

–Ce n’est pas comme vous, vilain poltron, qui avez peur de tout, ajouta-t-elle. Tout à l’heure, pendant ce combat pour rire, quelle vilaine grimace ne faisiez-vous pas!

–Dame! fit l’aubergiste en roulant ses petits yeux, ce n’était déjà pas si gai. Ils auraient pu se tuer!

–Se tuer!–s’écria Maguelonne en éclatant d’un rire un peu forcé.

Puis, sans achever sa pensée, elle s’en fat, laissant là maître Annibal Cocquenpot tout interloqué, qui murmurait à part lui: –Ces petites filles, c’est à n’y rien comprendre... gaies sans cause... tristes sans raison... Pourtant c’est la première fois qu’elle est ainsi songeuse.–Que diable cela veut-il dire?

Et, après s’être gratté l’oreille, maître Cocquenpot fit un geste d’insouciance en disant:

–Bah! ce n’est rien... comme elle disait.

Et il rentra dans sa cuisine.

Maguelonne, qui s’était échappée pour fuir les remarques indiscrètes de l’aubergiste, courut se réfugier derrière la maison, dans le petit jardin où poussaient en liberté les roses, les marguerites et les œillets sauvages, seules fleurs qu’elle affectionnait.

Elle avait, au pied d’un vieux chêne, un banc favori sur lequel, parfois, le soir, elle venait chercher quelque émotion sauvage, aspirer l’âpre poésie de la solitude, en écoutant les rumeurs de la forêt endormie, le cri des chouettes, la course rapide des chevreuils dans les fourrés, le roucoulement des tourterelles sous les ramures, et ces mille bruits lointains et inconnus, voix mystérieuses de la nuit et des bois.

Ce fut là que Maguelonne vint s’asseoir. Elle se pelotonna contre le tronc de l’arbre, et elle pencha la tête pour entendre encore sa rêverie qui lui parlait tout bas. Mais les voix des gentilshommes arrivaient à elle, claires et distinctes. Elle fit une [petite moue mutine, se leva à moitié comme pour s’enfuir, mais après une seconde de réflexion, elle demeura, prêtant l’oreille à ce que disait le vicomte Raoul de Taverly:

–Parbleu puisque vous voulez savoir mon histoire, disait-il, je vais vous satisfaire en trois points. Ce n’est ni long ni difficile.

«Premièrement, né au château de Taverly, il y a vingt-trois ans, j’eus l’honneur extrême d’avoir pour parrain Henri de Navarre, actuellement roi de France par la grâce de Dieu, considérablement aidée par sa vaillance et celle de ses amis:

» Deuxièmement, élevé au château de Taverly, sous les yeux de ma mère qui m’aimait à la folie et par conséquent faisait toutes mes volontés, j’ai chassé, franchi des torrents, escaladé des rochers, et, quelquefois, j’ai commandé en bataille rangée les petits paysans de Taverly contre ceux de Puycerdac. Il faut dire que si nous fûmes souvent vainqueurs, je connais la défaite et ses amères conséquences. Plus tard, je fus amoureux d’une bergère qui, pieds nus, les cheveux au vent, conduisait tous les matins ses chèvres dans la montagne. Cela dura deux ans sans accidents fâcheux. Puis, je me suis battu en duel avec deux amis et un voisin. J’ai blessé mes deux amis et j’ai tué le voisin. Mais comme c’était le fils du gouverneur de la province, j’ai dû quitter le pays au grand désespoir de ma mère qui me croit perdu à tout jamais.

» Troisièmement, je suis tout près de Fontainebleau, terme de mon voyage, en excellente compagnie et le verre en main. Je remettrai le plus tôt possible, à sa Majesté Henri IV, une lettre de mon père, son vieux compagnon d’armes; ce qui doit, paraît-il, me faire admirablement accueillir.

» Je n’ai rien à perdre, tout à gagner; j’espère préserver mon nom de toute éclaboussure, bien batailler, aimer, boire, rire, tranquille au fond, fort curieux d’apprendre ce que j’ignore; ayant, pour moi, la robuste santé des montagnards de mon pays et un courage à l’épreuve; pour mes amis, des écus d’or dans mon escarcelle et deux manoirs dans les landes; pour mes ennemis, une solide épée et une bonne dague!»

Maguelonne avait écouté avidement ce récit rapide dans sa simplicité et, en se penchant un peu, elle apercevait à travers la charmille la tête gracieuse et fière du jeune gentilhomme.

Valbreuse et ses amis complimentaient bruyamment Raoul de Taverly sur ses principes, sa parenté et sa manière philosophique d’envisager la vie, mais la jeune fille ne les entendait plus; ses yeux s’étaient fermés et elle endormait en elle-même l’écho de la parole du jeune vicomte.

Jusqu’à ce jour, Maguelonne avait été une jeune fille sauvage, capricieuse, fantasque. Elle riait, chantait, traversait en courant toutes les chambres de l’auberge, revenait toute rouge et toute essoufflée et repartait comme une flèche se perdre dans les profondeurs de la forêt. C’étaient des courses folles à travers les bruyères, dans les taillis, les rochers, les futaies, mais jamais un instant de repos, ua moment de tranquillité, une minute de réflexion. Il lui fallait du bruit, du mouvement. Étrange nature faite de sensibilité exquise et de sauvage ardeur, gazelle à peine apprivoisée qui bondissait à tous moments hors du cercle ordinaire de la vie étroite qu’elle subissait.

Annibal Cocquenpot qui ne la comprenait pas prétendait que jamais Maguelonne ne serait capable d’avoir une pensée raisonnable et sérieuse, mais pour rien au monde il n’eût entravé un de ses caprices: il avait trop peur de ses yeux noirs et de sa petite moue dédaigneuse.

Déjà bien des gentilshommes avaient essayé de faire la cour à la Belle Hôtesse, mais tous avaient eu pour réponse un regard moqueur et un grand éclat de rire. Nul ne pouvait se vanter d’avoir baisé le bout des doigts de ce gracieux démon.

Soudain Maguelonne sembla violemment s’arracher à sa contemplation. Surprise, effrayée de ce flot de pensées qui lui montaient pour la première fois au cœur, elle fit un mouvement pour s’enfuir, mais l’attraction fut plus forte, elle retomba assise et écouta de nouveau:

–Alors, disait Raoul, vous prétendez avoir à Fontainebleau plus de jolies filles que dans ma Navarre?

–Ma foi! répliqua: Valbreuse, je soutiens la prétention. Trouvez-moi dans toutes vos landes et dans toutes vos montagnes, en y comprenant même la petite chevrière pieds nus et cheveux au vent, trouvez-moi, dis-je, une beauté plus séduisante, plus fraîche, plus mignonne, plus endiablée que Maguelonne, la Belle Hôtesse, la fille de notre hôtelier Cocquenpot?

–Cette enfant aux yeux noirs si brillants, avec une touffe de coquelicots dans les cheveux, qui se tenait là-bas près de la fenêtre? interrompit Raoul.

:–Précisément.

–J’avoue que j’ai encore en moi l’impression de son regard étrange. Je ne sais pourquoi, il y avait de la colère dans ses yeux fixés sur moi.

–De la colère! s’écria comiquement Valbreuse. Ab! mon cher vicomte, vous êtes un homme heureux, et il faut arriver de la Navarre pour avoir une chance pareille! Imaginez-vous que, depuis six mois, je n’ai pu obtenir qu’une douzaine d’éclats de rire moqueurs, et six révérences ironiques, moi. Pourtant, je vous assure que je n’ai rien ménagé, pas même les soupirs qui donnent l’air si ridicule.

–Est-ce que vous en seriez amoureux?

–Hélas! oui! répondit Mareuilles, pour son malheur et celui de ses amis, car tout le jour il nous rompt la tête de ses foliés amoureuses.

Raoul serra avec compassion la main de Valbreuse qui dodelinait de la tête d’un air navré.

–Et sait-elle au moins, votre farouche Maguelonne, que vous l’adorez ainsi? demanda-t-il.

–Je crois qu’elle s’en doute.

–Comment! vous n’en êtes pas plus certain?

–Mon Dieu! non. Ce n’est pourtant pas ma faute, croyez-le bien. Vingt fois j’ai commencé une déclaration en règle.

–Eh bien?

–Elle me rit au nez, dès le premier mot. Que voulez-vous, la me déconcerte. Je m’arrête tout court ou je ris comme e. Puis, quand, prenant une résolution énergique, je veux r plus loin, elle fait une pirouette avec une révérence. se sauve comme une biche effarouchée. J’ai déjà six de ces vérences sur mon compte.

–En effet, c’est décourageant, fit Raoul; mais qu’espérez-vous?

–Rien de positif, malheureusement, mais quelquefois, le tard.

–Alors, buvons au hasard! s’écria Raoul de Taverly, en devant son verre.

–Au hasard!... le seul espoir de Valbreuse ! s’exclarent les gentilshommes en choquant gaiement leurs verres entre celui de Raoul.

Maguelonne avait écouté cette conversation avec son sourire queur et sa petite moue dédaigneuse: ses yeux pétillaient malice. Tout à coup, croyant voir Taverly se tourner de son té et regarder à travers la charmille, elle s’enfuit, rapide et ère, sans faire plus de bruit qu’un oiseau qui s’engage.

–Ce qui m’étonne, continuait Valbreuse, c’est que Cocenpot, qui est laid à faire peur, rouge comme un écureuil et bas sur pattes, ait, avec sa petite femme toute blanche et ite blonde, réussi à produire une grande et belle fille comme guelonne, qui possède des cheveux plus noirs que l’aile d’un beau et des yeux dont la dimension n’a jamais été l’apanage cette respectable famille d’aubergistes.

–En effet, dit Raoul, il y là une anomalie frappante.

–J’ai essayé de faire parler Cocquenpot, reprit Valbreuse, il doit y avoir quelque histoire là-dessous, mais impossible rien lui arracher.

–Il fallait interroger sa digne compagne, dit Flossac.

–C’est pardieu bien ce que j’ai fait!

–Et alors?

–C’est un autre genre, mais le même résultat. La bonne dame m’a répondu pendant une demi-heure en parlant d’au chose.

–De sorte que?

–Je ne sais rien.

–Est-ce que, demanda malicieusement Raoul, le hasard pourrait pas un jour éclaircir ce mystère?

–C’est vrai, ventre-saint-gris! comme dirait le roi, répond Valbreuse en riant. Alors, mes amis, buvons une seconde fu au hasard!

Et, de nouveau, les verres se choquèrent joyeusement.

La belle hôtesse

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