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DE LA LIBERTÉ INDIVIDUELLE CHEZ LES LACÉDÉMONIENS.

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LE génie de Lycurgue comprit toute la puissance de l’éducation sur l’avenir d’un peuple. On le vit aussi transformer, avec une rapidité vraiment magique, les Lacédémoniens dépravés en guerriers de mœurs simples et sévères; et sa patrie, tant qu’elle demeura fidèle à ses lois, domina sur la Grèce.

Le gouvernement, que créa Lycurgue, était un mélange de royauté, d’aristocratie et de démocratie.

Deux rois se partageaient le trône; leur pouvoir était très borné, surtout pendant la paix; ce furent, en réalité, les deux premiers citoyens de Sparte, chargés de présider le sénat. En tems de guerre, ils avaient une autorité plus étendue et le commandement des armées; mais on leur adjoignait encore des commissaires ou inspecteurs qui leur servaient de conseil nécessaire. Ainsi divisée entre deux princes dont la couronne et la désunion semblaient également héréditaires, la puissance royale pouvait difficilement devenir absolue!

L’aristocratie résidait dans le sénat; il délibérait sur les affaires publiques, et jugeait certaines causes graves. Les fonctions de sénateurs duraient toute la vie: mais il fallait soixante ans d’âge et une conduite irréprochable pour les mériter.

On soumettait au peuple les délibérations du sénat dans des assemblées convoquées tous les mois; le peuple avait seulement le droit de les approuver ou de les rejeter. S’il venait à les modifier, une loi, rendue sous Polydore et Théopompe, autorisait les rois et le sénat à annuler ce qu’il aurait changé. Ainsi, dans le principe, l’élément démocratique n’était pas fort influent; il consistait principalement dans l’élection des sénateurs laissée au peuple. On devait craindre que les efforts réunis du sénat et des rois ne diminuassent encore la faible part de liberté politique réservée aux Lacédémoniens; mais le caractère de cette nation, avide d’indépendance comme tous les Grecs, s’opposa à cette usurpation. Elle réclama avec énergie des mandataires permanens, et Théopompe confia à cinq éphores la défense de ses droits.

Chacun de ces magistrats, élu par le peuple, ne remplissait cette importante mission que pendant une année; ils présidaient les assemblées publiques, dirigeaient le choix des fonctionnaires, leur demandaient compte de leur gestion, et, lorsque les rois marchaient à la tête des armées, ils gouvernaient en leur absence. Appelés à statuer sur la plupart des affaires civiles et criminelles, ils pouvaient casser les sénateurs, les faire incarcérer et même les condamner à mort. Les rois étaient obligés de leur obéir à la troisième sommation, et se levaient, dès que les éphores paraissaient dans un lieu public, par déférence pour leur qualité de représentans du peuple. Sous leur protection, les assemblées générales acquirent une haute prépondérance dans le gouvernement.

Les éphores s’attribuèrent successivement l’inspection des mœurs et de la jeunesse, la surveillance de tous les autres magistrats, l’exécution des lois; mais, non contens de s’être enrichis des dépouilles de la royauté, ils se permirent d’étendre leur juridiction jusque sur les princes, et même quelquefois de les faire arrêter. L’intérêt du peuple avait été le spécieux prétexte dont les éphores s’étaient servis pour s’emparer d’une autorité aussi arbitraire. Ils en abusèrent ensuite pour l’opprimer lui-même, et les défenseurs du peuple devinrent ses tyrans. Sparte, qui n’était, depuis leur création, qu’une république parée des formes monarchiques, se changea en une odieuse oligarchie. Le gouvernement mixte, établi par Lycurgue, fut détruit de fait; l’expérience prouva que la concentration des pouvoirs est aussi favorable au despotisme que leur division est utile à la liberté.

Les institutions de ce législateur, lors même qu’elles furent scrupuleusement observées, ont-elles assuré aux Lacédémoniens la jouissance de la liberté individuelle? Qui oserait soutenir l’affirmative?

Lycurgue sacrifia tout an désir de faire de ses compatriotes un peuple de héros; la guerre, toujours la guerre, voilà l’idée qui devait absorber leur esprit, qui fut le but de leurs exercices, de leurs jeux, de leurs plaisirs mêmes, en un mot, de toute leur existence, Sparte devint une caserne. Mais ses fiers habitans, si durs envers les vaincus, ne pouvaient se vêtir, se nourrir, s’occuper, se divertir, ni même se marier à leur volonté. La loi réglait jusqu’à leurs relations les plus secrètes; il n’était pas loisible à un Spartiate de visiter librement sa nouvelle épouse ; ses enfans mêmes ne lui appartenaient pas exclusivement; leur complexion délicate, en naissant, annonçait-elle qu’ils seraient incapables de soutenir les fatigues de la guerre, on les précipitait inhumainement dans un gouffre, près du mont Taïgete. Agésilas, mort après quatre-vingts ans de victoires, montra pourtant qu’on pouvait être à la fois boiteux et grand capitaine.

Les Lacédémoniens ne connaissaient pas les charmes de la vie privée; les repas, les travaux, les conversations, tout était commun entr’eux, tout se passait dans des lieux publics; leurs actions, à chaque instant du jour, étaient déterminées d’avance par la loi; ils ne pouvaient donc en disposer à leur gré, et avaient ainsi perdu la propriété de leurs personnes.

Sans doute rien ne paraîtrait plus assujettissant, plus intolérable à un Français de nos jours que cet oubli permanent de son individualité, que cette continuelle abnégation de soi-même. Le Spartiate se soumettait sans peine à une véritable discipline de régiment , parce qu’il savait que la loi l’imposait également à tous; il y était d’ailleurs accoutumé dès l’enfance, Les priviléges attachés à la qualité de citoyen l’en dédommageaient, et l’amour de la patrie, que cette vie tout extérieure avait pour objet de fortifier, ennoblissait du moins son dévouement.

Le partage des terres, si habilement exécuté par Lycurgue, attesta tout ce que ce beau sentiment était capable d’inspirer aux Lacédémoniens; leurs biens respectifs diminuèrent; mais la simplicité et la frugalité se naturalisèrent à Lacédémone. Le mépris de l’argent leur laissa long-tems ignorer les dangers du luxe; ils n’eurent à redouter ni l’acharnement des poursuites judiciaires, ni la rigueur de la contrainte par corps; ce n’est que du moment où l’or des Perses pénétra parmi eux que les dettes se multiplièrent; les rois, en montant sur le trône, avaient droit de les abolir.

En matière criminelle, la liberté individuelle n’était nullement garantie; il serait difficile de retracer ici un tableau complet de la procédure; Lycurgue s’en est très peu occupé ; comme s’il espérait que ses institutions, sagement fondées sur les moeurs, auraient la puissance de prévenir tous les délits.

Dès qu’un crime grave était commis, les éphores pouvaient faire saisir et renfermer l’accusé dans une prison: suivant la nature des faits, ils le jugeaient eux-mêmes, ou le traduisaient, soit devant le sénat, soit devant les magistrats inférieurs; il n’était pas permis au Spartiate, arrêté provisoirement, de recouvrer sa liberté en offrant une caution.

Les dépositions des témoins, les écrits de l’accusé, ses aveux qu’on pouvait lui arracher à force de tortures, voilà les preuves qu’on admettait pour établir sa culpabilité. De simples présomptions auraient été insuffisantes; après son absolution, si de nouvelles charges se découvraient, il était poursuivi une seconde fois pour le même fait qui avait motivé son acquittement.

Les peines étaient généralement fort sévères, sans proportion avec le crime; toutefois le plus scrupuleux examen devait précéder une condamnation capitale; elle s’exécutait la nuit, dans l’intérieur de la prison; un lacet terminait les jours du condamné, afin de ne point prolonger ses souffrances.

On tolérait à Sparte le vol de légumes et d’autres objets de peu de valeur, commis par des jeunes gens, dans le but d’exercer leur adresse; mais s’ils avaient le malheur d’être surpris au moment du larcin, ils subissaient un châtiment.

Un roi était-il inculpé d’un crime? il était jugé comme les autres citoyens; seulement il comparaissait devant un tribunal composé des vingt-huit sénateurs, des cinq éphores et de l’autre roi, et pouvait appeler du jugement prononcé contre lui devant l’assemblée générale du peuple.

Lycurgue ne voulut pas que ses lois fussent écrites; il aima mieux qu’elles demeurassent gravées dans le cœur des citoyens; son vœu fut rempli; les Lacédémoniens professèrent long-tems pour elles un véritable culte; mais ce législateur n’avait peut-être pas assez songé sur ce point à la fragilité humaine; que de fois, en matière pénale, se firent sentir les funestes effets de son imprévoyance! Obligés de statuer sur des cas non prévus, les éphores, qu’aucun texte ne guidait, se laissèrent entraîner à satisfaire leurs inimitiés personnelles; ce fut surtout contre les rois qu’ils firent un coupable abus de leur pouvoir illimité ; ainsi ils condamnèrent à l’amende Archidamus pour avoir épousé une petite femme, et Agésilas pour s’être fait aimer de ses sujets. La porte du temple, où se réfugia Pausanias, fut murée par leur ordre; et le vainqueur de Platée expira au milieu des tourmens de la faim. Rappellerai-je encore l’arrestation d’Agis exécutée par un éphore, par le perfide Ampharés , l’assassinat judiciaire de ce prince digne d’un meilleur sort, et le meurtre d’Archidamie et d’Argésistrata, son aïeule et sa mère, étranglées toutes deux sans jugement sur son cadavre? Non, toute la gloire de Sparte ne pourra effacer ce triple forfait aux yeux de la postérité.

Le nombre des esclaves était fort considérable dans cette cité ; on les divisait en deux classes: les esclaves domestiques, et les ilotes; les premiers, ordinairement employés aux travaux intérieurs du ménage; les seconds, particulièrement attachés aux fonds de terre, qui tenaient le milieu entre les esclaves domestiques et les hommes libres. Ces derniers affermaient les biens ruraux des Lacédémoniens, et, dans la vue de les fixer par l’appât du gain, on n’exigeait d’eux qu’une modique redevance. Toutefois la condition des esclaves à Sparte était misérable; elle se ressentait de leur origine et peut-être aussi du caractère rude et impitoyable des Spartiates. Ils descendaient tous des habitans d’Hélos réduits en servitude pour avoir voulu reconquérir leur indépendance, les armes à la main. Depuis la prise de cette ville, il était permis de les frapper, de les blesser, de les tuer, de les traiter, en un mot, comme des prisonniers de guerre, ou plutôt comme des bêtes de somme . Quelque fût la conduite des maîtres, la loi refusait aux esclaves sa protection; vainement aussi les esclaves auraient-ils rendu d’importans services; les maîtres ne pouvaient leur donner la liberté pour récompense; ils appartenaient à l’Etat; à ce titre, il fallait qu’ils fussent affranchis par un décret public. Lorsque leurs fers étaient brisés, ils pouvaient, en se signalant par quelque action d’éclat, s’élever au rang de citoyens; et cette classe, si cruellement opprimée, se glorifia d’avoir produit trois grands hommes: Callicratidas, Gylippe et Lysandre.

Il existait encore à Lacédémone un usage tellement barbare, que la postérité l’a mis en doute, c’était la chasse aux ilotes . En commençant leurs fonctions, les éphores leur déclaraient la guerre; dès ce moment, chaque Spartiate, en embuscade dans les champs, avait le droit de massacrer tous les ilotes qu’il rencontrait, la nuit, sur les chemins. Dans tous les cas, l’histoire a proclamé avec raison cette triste vérité : nulle part, l’esclave n’a été plus malheureux qu’à Sparte .

Lorsque l’audace et la tyrannie des éphores furent parvenues à leur comble, les Lacédémoniens ne les supportèrent plus qu’avec répugnance. Cléomène III, devenu à dix-sept ans le roi et le réformateur de son pays, profita habilement de cette disposition des esprits. A son avènement à la couronne, il fit périr les éphores et rétablit les lois de Lycurgue; mais ses généreuses intentions ne purent long-tems se réaliser. Lacédémone, qui exerça pendant tant d’années une haute influence sur les destins de la Grèce, succomba devant les armées réunies des Achéens et des Macédoniens. Plus tard, Philopémen renversa pour jamais son gouvernement; et cette ville, ainsi dépouillée des institutions de Lycurgue auxquelles sa puissance semblait attachée, se vit obligée de se résigner paisiblement à la domination des Romains.

En 527, à l’époque où l’empire d’Orient fut divisé en gouvernemens nommés themata, elle se transforma en une principauté dont les chefs portèrent la sinistre dénomination de despotes. Depuis lors, son histoire resta presque inconnue. Vers l’année 1130, le Péloponèse n’est plus appelé que la Morée. Dans les siècles suivans, on oublie la position et jusqu’au nom de Sparte. Plusieurs écrivains la confondent même avec la ville de Misitra élevée à quelques milles de ses ruines.

En 1460, la Laconie tombe au pouvoir de Mahomet; elle partage la servitude et les chaînes de la Grèce jusqu’au jour où elle prouva qu’elle renfermait encore dans son sein de dignes descendans de Léonidas. Maintenant la cabane d’un chévrier sert à faire reconnaître l’emplacement d’une des cités les plus célèbres de l’univers . Que Sparte du moins se console des vicissitudes de la fortune! la Morée, si long-tems soumise à ses lois, est devenue le principal théâtre de la gloire nouvelle des Hellènes.

Histoire abrégée de la liberté individuelle chez les principaux peuples anciens et modernes

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