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CHAPITRE VI.

Table des matières

UN CONCERT DE VOYELLES ET DE CONSONNES.

Le soir de ce jour-là, toute la famille de Sannois était au jardin, prenant le café, après dîner.

— A quoi penses-tu, Adallah? demanda au milieu d’un silence M. de Sannois à la petite Abyssinienne. Je t’observe depuis quelques instants et tu me parais toute songeuse. Qu’as-tu donc?

— C’est vrai! répéta Mme de Sannois, quelle est l’idée qui te préoccupe? Dis-moi cela, ma chère petite fille.

Adallah regarda successivement M. et Mme de Sannois et, sans parler, fit un geste de la tête qui signifiait: «Je ne pense à rien.»

Mais, en disant cela, sa menotte droite se portait à son cou qu’elle tâtait doucement.

M. de Beaucourt avait, du regard, interrogé Suzanne, et celle-ci observait sa petite sœur, sans trop comprendre.

Tout à coup le mouvement qu’Adallah venait de faire éclaira Suzanne qui s’écria:

— J’y suis! elle pense à la clarinette qu’elle a dans sa poitrine!

Cette exclamation, qui partait naturellement des lèvres de Mlle Suzanne, restait incompréhensible pour les assistants.

— Quelle clarinette?... demanda, étonné lui-même, le grand-père de Suzanne.

— Ah! c’est vrai! vous ne savez pas!...

Et Mlle de Sannois raconta de quelle façon elle s’était prise pour expliquer à sa mignonne Adallah le mécanisme de la voix.

— Mais c’est très bien! dit M. de Beaucourt quand Suzanne eut terminé. Ta comparaison de la clarinette, à laquelle je ne m’attendais pas, est excellente, et ta petite sauvage d’Adallah a dû en être satisfaite!

A ces mots, Adallah fit un signe à peine esquissé, mais qui pourtant n’échappa pas au grand-père.

— Ah! dit M. de Beaucourt, je me trompais. Adallah n’est pas satisfaite.

— Que lui faut-il donc? ajouta Suzanne en souriant. Je croyais déjà avoir mérité le compliment de grand-papa! Il parait que je me félicitais trop tôt.

Puis elle dit, en se tournant vers Adallah:

— Tu ne m’as donc pas comprise tantôt? Je n’ai donc pas été assez claire? Voyons! parle. Dis ce que tu désires savoir, et profite, si je ne puis te répondre moi-même, de la présence de petit père et de bon papa!

Alors Adallah, fixant ses grands yeux noirs sur ceux de Suzanne, murmura en hésitant:

— Si, j’ai compris ce que tu m’as expliqué, mais je voudrais savoir encore autre chose.

— Quelle autre chose?

— Tu m’as dit de quelle manière les sons se produisaient dans la clarinette, — non, dans le larynx, fit-elle en se reprenant bien vite, — mais tu ne m’as pas appris comment ces sons parvenaient à exprimer nos idées?

— Oh! oh! se dit à lui-même M. de Beaucourt, si cette petite curieuse veut maintenant connaître la formation du langage, voilà qui nous entraînera loin!

Suzanne ne comprenait pas très bien la pensée d’Adallah. Elle se mordillait les lèvres, clignait des yeux, tendant son esprit et ne saisissant pas encore.

— Explique-toi mieux! dit-elle.

— Eh bien, reprit Adallah, les animaux n’ont-ils pas un larynx, comme nous?

— Mais oui.

— Alors, pourquoi ne parlent-ils pas comme nous?

— Mais, riposta Suzanne un peu embarrassée, ils parlent sans doute à leur manière et suffisamment pour se comprendre selon la mesure de leurs besoins restreints. S’ils ne parlent pas comme nous, c’est qu’ils n’ont pas notre intelligence.

— Assurément, dit M. de Beaucourt, c’est grâce à notre cerveau, supérieur en organisation à celui des animaux, que nous possédons la parole. Cela est si vrai qu’un être humain, dépourvu d’intelligence, ne pousse que des cris sans signification. Mais je crois deviner où Adallah veut en venir: elle désirerait peut-être savoir comment les hommes sont parvenus à se comprendre?

— Oui, c’est ça! c’est bien ça! grand-père, s’écria Mlle Adallah tout heureuse de se sentir comprise.

— Mais ta question soulève un problème très compliqué, répondit M. de Beaucourt en souriant, car les hommes n’ont acquis que lentement, et à la suite d’efforts multipliés et de circonstances nombreuses, la faculté de produire les bruits articulés qui forment le langage. Ils ont dû commencer par pousser de simples cris, tout en s’aidant de gestes et de mouvements de physionomie pour traduire leurs impressions à leurs semblables.

— Oh! fit Suzanne, douteuse, avec de simples cris on peut se comprendre?

— On peut, au moins, comprendre quelques idées, dit alors M. de Sannois en prenant la parole. J’ai vu, en Crimée, des soldats français et des soldats anglais communiquer ensemble par des cris accompagnés de gestes. Bon papa a donc raison et je le prie de continuer.

Et le bon papa continua:

— Les hommes ont d’abord essayé d’imiter et de peindre, pour ainsi dire, au moyen de sons les objets réels. Et, tenez, l’examen de quelques mots du langage enfantin va nous en fournir la preuve.

Comment un enfant désigne-t-il un mouton? par le mot bê, car il a entendu le cri, le bêlement du mouton, et il le reproduit.

Comment désigne-t-il une vache? par le mot mû, car il se rappelle le mugissement de la vache.

Comment s’y prend-il pour nommer un chien? il crie ouaoua, parce que ses oreilles ont perçu l’aboiement du chien.

Désignera-t-il un canon autrement que par l’interjection boum, qui est la traduction vocale du bruit du canon? Certainement non.

— Tiens! c’est vrai! ne put s’empêcher de dire tout haut Mlle Suzanne. Mais pourquoi l’enfant, devenu grand, emploiera-t-il les mêmes mots que nous?

— Parce que son papa ou sa maman les lui auront appris. Adallah, qui écoutait, très attentive, M. de Beaucourt, dit alors:

— Et pourquoi donc son papa et sa maman ne disent-ils plus bê pour désigner le mouton et boum pour désigner le canon?

— Parce que ce langage primitif, qui n’était qu’une naïve peinture des choses, s’est peu à peu modifié et augmenté par des imitations, des applications nouvelles et des échanges entre peuples différents. Il a perdu son sens naturel pour prendre un sens de convention en rapport avec les progrès de notre esprit.

A ce moment Adallah réfléchissait. Une idée venait de surgir dans sa petite cervelle. Bientôt elle la traduisit par cette question:

— Dis donc, grand-père, pourquoi tout le monde ne parle-t-il pas français?

— Par la raison bien simple que tout le monde n’est pas Français. Chaque peuple a pris des habitudes, des mœurs, et par suite des langages différents, quoique la plupart des mots possèdent les mêmes origines. En voici d’ailleurs un exemple intéressant: dans la plus vieille langue que l’on connaisse, la langue sanscrite qui était la langue sacrée de l’Inde, pa veut dire père et ma signifie mère. N’est-ce point là l’origine de nos doux noms de papa et de maman?

— Cela me paraît évident, dit Mme de Sannois.

Mais Adallah, revenant à sa réflexion, ajouta en regardant cette fois Suzanne:

— C’est bien ennuyeux tout de même que tout le monde ne parle pas français!

— Mon Dieu! qu’est-ce que cela peut lui faire? dit M. de Sannois.

— Ça lui fait beaucoup! répondit Suzanne en embrassant Adallah. Elle prend demain sa leçon d’anglais!

— Ah! nous comprenons! dirent en souriant les spectateurs de cette petite scène.

La soirée n’était pas encore très avancée, mais le temps venait de fraîchir.

On rentra.

M. de Beaucourt laissa la famille s’installer au salon, où il arriva bientôt un livre à la main.

— Tiens, ma petite Adallah, avant de t’endormir — et non pas pour t’endormir — je vais te donner, d’après un grand écrivain qui s’appelait Molière, une idée du mécanisme de la voix, puisque cette question est pour nous de l’actualité.

Et le bon papa lut à haute voix cette scène si amusante du Bourgeois gentilhomme où Molière met en scène le naïf M. Jourdain et son pédant maître de philosophie:

LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.

Pour bien suivre votre pensée, il faut commencer, selon l’ordre des choses, par une connaissance de la nature des lettres et de la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus, j’ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles parce qu’elles expriment les voix; et en consonnes, ainsi appelées consonnes, parce qu’elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations de la voix. Il y a cinq voyelles, ou voix: A. E. I. O. U.

M. JOURDAIN.

J’entends tout cela.

LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.

La voix A se forme en ouvrant fort la bouche: A.

M. JOURDAIN.

A. A. Oui.

LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.

La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut: A. E.

M. JOURDAIN.

A. E. A. E. Ma foi, oui. Ah! que cela est beau.

LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.

Et la voix I, en rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles: A. E. I.

M. JOURDAIN.

A. E. I. I I. I. Cela est vrai. Vive la science!

LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.

La voix o se forme en rouvrant les mâchoires et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas: o.

M. JOURDAIN.

o. o. Il n’y a rien de plus juste. A. E. I. O. I. O. Cela est admirable! I. o. I. o.

LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.

L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un o.

M. JOURDAIN.

o. o. o. Vous avez raison, o. Ah! la belle chose que de savoir quelque chose!

LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.

La voix U se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement, et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l’une de l’autre sans les joindre tout à fait: u.

M. JOURDAIN.

U. U. Il n’y a rien de plus véritable u.

LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.

Vos deux lèvres s’allongeant comme si vous faisiez la moue; d’où vient que, si vous la voulez faire à quelqu’un et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que: U.


M. JOURDAIN.

U. u. Cela est vrai. Ah! que n’ai-je étudié plus tôt pour savoir tout cela!

LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.

Demain nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.

M. JOURDAIN.

Est-ce qu’il y a des choses aussi curieuses qu’à celles-ci?

LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.

Sans doute. La consonne D, par exemple, se prononce en donnant du bout de la langue au-dessus des dents d’en haut: DA.

M. JOURDAIN.

DA. DA. Oui. Ah! les belles choses! les belles choses!

LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.

L’F, en appuyant les dents d’en haut sur la lèvre de dessous: FA.

M. JOURDAIN.

FA. FA. C’est la vérité. Ah! mon père et ma mère, que je vous veux de mal!

LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.

Et l’R, en portant le bout de la langue jusqu’au haut du palais; de sorte qu’étant frôlée par l’air qui sort avec force, elle lui cède, et revient toujours au même endroit, faisant une manière de tremblement: R. RA.

M. JOURDAIN.

R. R. RA. R. R. R. R. R. RA. Cela est vrai. Ah! l’habile homme que vous êtes! et que j’ai perdu de temps! R. R. R. RA.

Et comme Adallah s’amusait à répéter ce que lisait M. de Beaucourt, Suzanne, voyant les contorsions que sa mignonne sœur s’essayait à faire avec sa bouche, se mit à l’imiter, tout en gaieté. Ce ne fut plus qu’un concert de voyelles et de consonnes, interrompu par de longs éclats de rire qu’on entendait encore le long des couloirs lorsque Mlle Suzanne mena coucher Mlle Adallah.


Les parce que de mademoiselle Suzanne

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