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VII

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Le XIIe siècle vit commencer chez nous, avec Abélard et le mouvement communal, les deux libertés essentielles de toute grande civilisation, la liberté de l'esprit et la liberté civile. L'une et l'autre ont eu des destinées difficiles, et de trop courts triomphes suivis d'une rapide décadence. Les vicissitudes de notre philosophie et de notre vie politique font bien comprendre le mal profond qui frappa tout à coup la France aux sources mêmes de sa fécondité intellectuelle.

Parlons d'abord de la scolastique. Aucune école n'a eu, dans l'histoire, une fortune plus singulière et n'a plus gravement troublé le génie de la nation qui l'avait produite. Les savants qui en ont étudié le mieux l'œuvre immense affirment qu'elle a été dans son principe, comme dans plusieurs de ses résultats, le signal de la pensée libre, et la première révolte de l'esprit moderne contre l'autorité[23]. Ils ont raison, car cette philosophie, si décidée qu'elle fût à respecter des dogmes immobiles défendus par une Église toute-puissante, était en réalité le réveil de l'esprit critique s'appliquant à la discussion des plus hauts problèmes. La formule ancilla theologiæ est une métaphore dangereuse qui, entendue sans restriction, recouvre une erreur manifeste. Ces docteurs, évêques, dominicains, franciscains, agitent une question qui n'est point théologique, mais purement métaphysique, la question de l'être, à l'aide de conceptions toutes rationnelles, pareilles à celles des cartésiens et d'un appareil dialectique fort semblable à celui des philosophes grecs. C'est bien moins la jalousie de l'Église que les exigences d'une méthode excessive qui embarrassent les scolastiques; eux-mêmes ils ont posé sur leurs épaules le joug écrasant qui les force à se courber et à s'arrêter; ils se consument en efforts stériles pour échapper à la dure servitude d'une conception incomplète ou fausse de leur propre science. Dès l'origine, ils se sont enchaînés à un sophisme et à une superstition qui les suivront jusqu'à la fin de l'École. Ils ont cru que l'interprétation est le fondement de la philosophie, que la logique seule recèle et livre la connaissance, que l'art de raisonner est le fond de la science, et qu'un syllogisme régulier est l'instrument unique de la certitude. Ainsi entêtés de l'a priori, ils se sont mis aux leçons d'un philosophe grec dont l'œuvre est tout d'ensemble et qu'on ne peut entendre qu'en l'étudiant tout entier, en l'éclairant par les doctrines antérieures. Ils n'en possèdent d'abord que les fragments (une partie de l'Organon et les Catégories) qui ont le plus besoin, pour être compris, des autres ouvrages. Ainsi trompés par le Docteur infaillible, ils s'enfoncent encore plus avant dans leur erreur initiale, la philosophie absorbée par la logique. Ils vont de la sorte du Xe au XIIIe siècle. Alors arrivent les Juifs d'Espagne apportant l'encyclopédie formidable d'Aristote. Une crise en apparence salutaire éclate dans la scolastique: la méthode paraît se réformer; elle échappe un instant à la discipline de la dialectique pure; la logique est remise à sa place dans l'ordre raisonnable des connaissances; la vieille question des espèces et des genres ne règne plus seule dans l'École que captivent des problèmes nouveaux, principe d'individuation, origine des idées, matière et forme, éternité des idées divines opposée au caractère transitoire des choses naturelles. A ce renouvellement de la science saint Thomas prête sa langue nette et fière, Duns Scot son incomparable subtilité. Mais l'évolution de la doctrine a seulement déplacé, en l'aggravant encore, le point malade de la scolastique. La grande doctrine du Lycée, altérée par les traducteurs arabes et latins, faussée et violentée par les Arabes, les averroïstes et les Juifs, n'est plus pour nos docteurs qu'une science confuse, contradictoire, où les gloses et les commentaires compromettent le texte originel. On n'imaginera jamais quelles forces précieuses ont été dissipées alors dans l'interprétation de ces doctrines défigurées, dans la tentative de conciliation entre Aristote et Platon, dans la lutte engagée en l'honneur d'Aristote, contre Averroès et ses disciples[24]. Encore, si l'on avait plus clairement compris qu'Aristote a été avant tout un naturaliste, c'est-à-dire un observateur, qu'en lui la métaphysique et la physique sont les deux pôles de la même science, et que le syllogisme ne démontre rien si les données de l'expérience ne sont dans les prémisses. La scolastique qui, dans sa première période, s'était épuisée en opérations logiques, s'épuisa au XIIIe siècle en visions ontologiques. Le génie de ses maîtres les plus grands fut impuissant à la sauver. Vainement Abélard, aux premières années du XIIe siècle, souffle sur les chimères du réalisme et dépose dans le berceau de l'Université de Paris les germes du rationalisme de Descartes et de la critique de Kant. Albert le Grand a beau entrevoir que la physique a pour objet l'étude des êtres, des substances, non de l'être pur, que sa méthode est l'analyse[25]; c'est en vain qu'il tente d'arracher les âmes au mysticisme métaphysique, et qu'il scrute en véritable chimiste les secrets de la nature. C'est en vain aussi que saint Thomas recueille les notions raisonnables acquises par l'École depuis Abélard, et, guidé par un sentiment très-éclairé de la personnalité et de la liberté des êtres intelligents, se sépare des réalistes: il revient brusquement à ceux-ci par l'idéologie et peuple le vide infini qui sépare Dieu de l'univers, et l'espace qui sépare l'esprit humain des choses qu'il connaît, d'images, de formes représentatives, de fantômes métaphysiques. Tout était donc à recommencer. Et Duns Scot recommença. La fin du XIIIe siècle vit la scolastique vieillissante revenir à ses rêves d'enfance, au réalisme de Guillaume de Champeaux. On s'était agité deux cents ans sans sortir du cercle primitif de la science. Le cri douloureux d'Abélard sur les grèves de Saint-Gildas: A finibus terræ ad te clamavi dum anxiaretur cor meum, les docteurs l'avaient inutilement poussé: le ciel avait été sourd. La scolastique découragée tâtonna quelque temps dans les brouillards du scotisme, tout pleins d'abstractions réalisées, d'entités, de substances flottantes produites par les conceptions de la cervelle humaine. Okam, d'un éclair de raison, montra la vanité de tout l'idéalisme gothique; il ramenait, par une évolution dernière, la doctrine au point où Abélard l'avait placée, à cette simple notion que les idées ne sont pas des êtres.

On était au commencement du XIVe siècle. La scolastique avait vécu, mais l'esprit scolastique demeura. Il avait marqué l'esprit français d'une empreinte trop profonde, il avait façonné d'une manière trop impérieuse le génie de l'Université de Paris pour disparaître en même temps que les derniers docteurs. Les héritiers de Scot, tout hérissés de syllogismes et de formules barbares, étaient toujours là, pour épaissir encore les ténèbres savantes où le maître avait égaré la philosophie. Leur trace et leur œuvre sont très-visibles jusqu'à la Renaissance de Rabelais et de Ramus. L'Université, qui ne pouvait plus animer la jeunesse par des débats pareils à ceux qui illustrèrent l'École aux XIIe et XIIIe siècles, maintenait dans son enseignement les méthodes du passé: la division des Sept Arts, qui soumettait toutes les connaissances à la primauté de la dialectique; la discipline du syllogisme, qui dispensait, le raisonnement étant en forme, de vérifier la certitude de la conclusion; les disputes verbeuses qui, chez les théologiens, par exemple, duraient douze heures[26]; gymnastique merveilleuse pour déformer les cerveaux et rendre inutiles tous les organes de l'entendement propres à la vue directe de la réalité, excellente aussi pour alourdir et endormir les âmes. Vingt mille étudiants, la fleur de la France, se préparaient ainsi à la vie en s'exerçant aux arguments cornus dans le royaume nébuleux de la Quinte-Essence. En 1535, le pauvre Marot, pensant à ses pédagogues, les «régens du temps jadis», soupire encore:

Jamais je n'entre en paradis

S'ils ne m'ont perdu ma jeunesse.

Avant de montrer plus en détail l'effet de cette éducation intellectuelle sur l'esprit français, il convient de signaler, dans l'ordre des choses politiques, une seconde cause de décadence morale: nous saisirons mieux ainsi dans son ensemble le mouvement rétrograde qui, au XIVe siècle, éloigna nos pères du seuil de la Renaissance.

Les origines de la Renaissance en Italie

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