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IX

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Ainsi, au siècle même de Dante et de Pétrarque, la France perdit à la fois les deux causes supérieures de toute vie morale: l'indépendance de la pensée et la liberté politique. Les âmes, découragées et attristées par les misères de la patrie, alanguies par l'éducation scolastique, laissèrent s'affaiblir les qualités généreuses du génie national: l'enthousiasme, la curiosité d'invention, le goût de l'héroïsme, le sentiment de la grâce, la vivacité, la sérénité et la gaieté. Toutes les sources baissèrent en même temps, et pour l'esprit français l'heure de la vieillesse vint à la place de la maturité. C'est un des phénomènes les plus douloureux de l'histoire que cette civilisation frappée en pleine adolescence, au moment où elle s'apprêtait à donner ses plus beaux fruits.

Le secours des lettres antiques aurait peut-être arrêté la décadence en ramenant les intelligences, gâtées par la philosophie de l'École, vers les voies de la raison libre, ou en consolant les cœurs qu'affligeait la ruine de toutes choses par des maximes et des souvenirs très-nobles. C'était la Grèce, avec sa poésie aux images simples, sa sagesse tout humaine, sa logique et son sourire, qu'il fallait rendre à la France du XIVe siècle. Malheureusement, il semble que, dans cette direction encore, nous retournons à la barbarie. La culture classique avait paru reprendre aux XIIe et XIIIe siècles. Le latin d'Abélard et d'Héloïse est remarquable. Cette femme supérieure lisait Sénèque, Lucain, Ovide. Les dominicains étudiaient le grec qui leur était nécessaire pour leurs missions du Levant. En 1255, leur général invitait ses frères à apprendre le grec, l'arabe et l'hébreu. Le dominicain Vincent de Beauvais tentait alors, dans son Speculum majus, le premier essai d'encyclopédie. Mais ces moines furent une singularité dans l'Église française qui proscrivait la langue d'Homère par crainte du schisme, comme elle se méfiait de l'arabe par crainte de l'islamisme. Quelques platoniciens du XIIIe siècle, tels que Bernard de Chartres, avaient certainement lu plusieurs dialogues de Platon, peut-être même dans le texte. Mais ce fut tout. Aristote, sur l'œuvre duquel la scolastique s'acharna avec une telle ardeur, l'Aristote latin ou arabe n'inspira pas à notre moyen âge le désir de connaître la langue originale de la Métaphysique. En 1395, à Lyon, un envoyé de l'empereur Manuel Paléologue ne put se faire entendre de personne. L'Université demeurait inaccessible à la langue grecque. Les hellénistes non dominicains de cette époque se comptent: Guillaume Fillastre, qui meurt en 1428, Grégoire Tifernas, qui enseigne publiquement à Paris en 1458. On est si loin de relever les humanités, que la langue latine elle-même, dont on possède les monuments presque dans l'état où ils nous sont parvenus, est de plus en plus négligée. Les romans du cycle de Rome ne témoignent d'aucun progrès dans la notion de l'antiquité. C'est dans les couvents surtout que les études latines dégénèrent. Un pédantisme ridicule envahit la rhétorique. Les traductions en français se multiplient, œuvre qui fait toujours plus d'honneur au traducteur qu'à ceux qui le lisent. L'Université ne se soucie plus de l'art d'écrire correctement en latin, et elle prépare ses bacheliers à la lecture de Cicéron, par les grammaires d'Alexandre de Villedieu et d'Évrard de Béthune[32].

Le mal était donc sans espérance, et les défauts que la discipline classique aurait contenus ou atténués, purent produire, dans la littérature et les arts de la France, des ravages très-rapides. Tel genre littéraire, l'épopée chevaleresque, disparaît ou se transforme de la façon la plus fâcheuse: tantôt de plats compilateurs abrégent les anciens poëmes; tantôt ils les remanient et les développent outre mesure: une chanson ainsi retouchée peut grossir de trente mille vers, mais les vers sont médiocres[33]. Enfin, la traduction en prose recouvre et travestit la moitié des Chansons de Geste et tous les romans de la Table-Ronde. C'est la bibliothèque de Don Quichotte qui commence.

C'est aussi l'âge de l'abstraction et des chimères poétiques. Le sens de la réalité, de la passion, de la vie, échappait naturellement aux poëtes contemporains des quiddités, des entités, des suppositalités, «monstrueux vocables» que Ramus dénoncera. Le scotisme littéraire rejette, comme de purs accidents, Merlin, Roland et Charlemagne: les universaux seuls ont le droit de se mouvoir et de parler, sinon d'agir, dans les poëmes de l'âge nouveau. Les vices et les vertus, les espèces et les genres, les conceptions métaphysiques peuplaient déjà la première partie du Roman de la Rose (fin du XIIIe siècle). Jean de Meung y fait régner la quintessence des êtres spirituels et des choses de l'ordre physique avec les deux figures de Raison et de Nature, que des dissertations de trois mille vers n'embarrassent point, pour nous endoctriner de omni re scibili. La prédication morale, diffuse et subtile comme les disputes en Sorbonne, qui ne finit jamais et recommence toujours, envahit dès lors tout le domaine poétique. Elle entre, avec son cortége d'allégories, jusque dans le Roman du Renart. Le château de Renart le Novel est habité par six princesses: Colère, Envie, Avarice, Paresse, Luxure et Gloutonnerie. La nef qui porte Renart est composée de tous les vices, bordée de trahison et clouée de vilenie; le drap gris, tissu d'hypocrisie et de paresse, qui enveloppe le navire, est taillé dans la robe des moines[34]. C'est ainsi que, peu à peu, toute chose visible pâlit, se décolore et s'évanouit au fond du brouillard vague de l'abstraction.

Il est bien remarquable que notre architecture ogivale ait souffert, dès le XIVe siècle, d'un mal tout pareil. «Le gothique se passionne pour la légèreté jusqu'à la folie.» La matière, de plus en plus raréfiée et abstraite, en quelque sorte, se replie, se creuse, exagère les hauteurs et les vides; «les murs arrivent au dernier degré de maigreur»; l'architecte se joue de ses piliers et de ses voûtes comme si ces masses de pierres n'étaient que des formules mathématiques; la pesanteur et l'équilibre, la loi en un mot, ne comptent plus. Il s'agit d'élever dans la nue ce rêve ciselé, extravagant, flèches et tours qui chancellent et se fondent dans les vapeurs violettes du crépuscule, et de raffiner le détail, dont la richesse est excessive; divisé, subdivisé, multiplié en triangles aigus qui pyramident en montant toujours, le détail fait disparaître non-seulement les lignes horizontales, mais toutes les grandes lignes. Ces syllogismes de pierres font penser à ceux de l'École: la raison manque aux prémisses, et le raisonnement vacille et s'affaisserait s'il n'était étayé par le sophisme voisin: ainsi maintenue contre tout équilibre, la cathédrale paraît se soutenir sur ses contreforts; mais chaque siècle en réparera la ruine incessante.

Cet art tourmenté et malade a tué les arts qui formaient autrefois sa parure: la broderie de pierre, la gargouille, la fleur bizarre, la statuette réduite elle-même au rôle de broderie, ont remplacé la statuaire du XIIe et du XIIIe siècle; la sculpture tombe dans l'imagerie; il ne reste, pour ainsi dire, plus de place au dedans de l'église pour la grande peinture. «Le tailleur d'images est à la fois peintre et sculpteur.» La trivialité et le pathétique conspirent pour enlever à l'art toute noblesse; les figures grotesques, invraisemblables, impudentes, se multiplient en même temps que les statues émaciées, les Ecce Homo, les Dieux de pitié, les Christs de douleur. Les madones deviennent vulgaires; l'Enfant n'est plus que «le fils d'un bourgeois qu'on amuse»; il tient une pomme, un oiseau, «un moulinet fait d'une grosse noix»[35]. La peinture sur verre se corrompt de la même façon que le gothique, par la recherche du détail et l'ambition de l'effet. La miniature, la caricature qui égaie les manuscrits historiés, enfin la peinture profane qui s'essaie dans les châteaux, telles sont les parties les plus saines de l'art français au XIVe siècle[36]. Tout le reste dépérit dans le mensonge, la laideur ou l'emphase.

La beauté et l'expression, l'intérêt de la fiction, le goût délicat, la mesure et la logique des formes se retirent ainsi à la fois de la littérature et des arts du dessin. Une passion demeure cependant, sincère et violente, mais très-nuisible à l'art, la colère qui déborde des âmes aigries par l'oppression, par la misère croissante, la peste, la famine, puis l'horrible guerre anglaise, qui fait succéder le brigandage à l'invasion et à la défaite. Non-seulement la satire se soutient, mais elle ne sera jamais plus vivace. L'ironie, dans les fantaisies sculptées du gothique, atteint au plus haut degré de l'impudeur. Un souffle d'émeute court sur les ouvrages de la poésie populaire. La haine des foules s'exhale en chansons amères contre les grands et l'Église: la négation de la noblesse pénètre dans Renart contrefaict, en 1342:

Les origines de la Renaissance en Italie

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