Читать книгу Études critiques sur l'administration des beaux-arts en France de 1860 à 1870 - Émile-Louis Galichon - Страница 13
RÉPONSE
ОглавлениеA UN ARTICLE DE M. FRÉDÉRIC VILLOT
«On s’habitue insensiblement aux plus grands excès, et les moyens les plus violents finissent par paraître les seuls naturels.»
Cette phrase, que M. le conservateur de la peinture au Louvre adresse aux gens qu’ont pu effrayer les fâcheuses restaurations des tableaux du Musée, cette phrase peut servir d’épigraphe aux lignes qui vont suivre, parce qu’elle explique bien, à notre avis, l’origine et les progrès successifs du mal qui s’est accompli. Nous sommes profondément convaincu, pour notre part, des bonnes intentions qu’on a eues. Nous croyons sans réserve à la sincérité du bien qu’on a voulu faire et qu’on croit avoir fait, et nous ne voulons d’autre preuve de cette sincérité même que l’imprudente bonne foi avec laquelle on expose, en pleine lumière et fort près de l’œil des spectateurs, les toiles les plus maltraitées.
Au milieu de nos recherches sur les maîtres qui préparèrent et formèrent le grand siècle de l’art, l’une des choses dont nous nous félicitions le plus était de penser que nous n’aurions jamais à intervenir dans ces questions pleines d’actualité qui irritent et blessent les personnes. Et, cependant, malgré notre profonde antipathie pour tout ce qui peut ressembler à de la polémique, malgré notre inexpérience d’écrivain, qui nous rendait timide, tant de regrets, tant de craintes nous préoccupent, que nous regardons comme un devoir d’élever notre voix, si faible qu’elle puisse être.
Bien des événements se sont passés depuis quelque temps dans notre Louvre, événements dont la critique ne s’est point assez émue. Dans plusieurs journaux même quelques éloges se sont produits, et, au moment où nous prenons la plume, apparaît un nouvel article de M. Frédéric Villot, dans l’annuaire des Artistes et des Amateurs, pour prouver l’excellence des restaurations entreprises au Louvre. C’est à cet article que nous voulons répondre.
«Lorsqu’une peinture se gerce, s’écaille, il faut, derrière la toile, en appliquer une autre qui consolide le tout et arrête, le plus souvent, les progrès du mal. Cette opération s’appelle rentoilage.
«Si la peinture se détache de l’impression posée sur la surface de la toile destinée à recevoir les couleurs, si elle menace de s’égrener en poussière, enfin si la toile est pourrie, il est indispensable de l’enlever complètement et de la remplacer par une nouvelle. C’est au moyen de l’enlevage qu’on transporte sur toile une peinture exécutée originairement sur un panneau, sur une muraille. L’enlevage, expérimenté pour la première fois vers le milieu du siècle dernier, exige une main habile, patiente surtout. Ses procédés, dont on fit d’abord mystère, sont bien connus maintenant, et n’offrent guère plus de dangers que ceux d’un simple rentoilage. Que le tableau soit enlevé ou rentoilé, il faut absolument le dévernir, le nettoyer, le restaurer s’il y a lieu; car le vernis, décomposé par les colles et les lavages, ne forme plus qu’une croûte blanchâtre qui rend la peinture entièrement invisible. Ainsi lorsqu’un tableau éprouve de graves détériorations, il n’existe que cette alternative: ou le laisser périr de sa belle mort, sans tenter de le sauver d’une ruine souvent prochaine, ou le traiter comme je viens de le dire. En pareil cas, peut-on hésiter un instant?»
A des paroles aussi sages nul ne saurait trouver à reprendre, et les avis sur ce point ne peuvent qu’être unanimes. Mais l’opération du rentoilage est délicate, et la majorité des hommes compétents vote obstinément pour l’abstention, persuadée que les tableaux courent grand risque d’y perdre. Il nous semble donc qu’il serait au moins opportun, lorsqu’on doit entreprendre une tâche aussi difficile, dont la fin pourrait être si désastreuse, surtout lorsqu’il s’agit de tableaux d’une valeur inappréciable, de suivre la coutume des médecins forcés d’appliquer un remède qui pourrait compromettre la vie du malade. Le devoir, l’intérêt même des hommes auxquels échoit cette mission pleine de périls, est de mettre leur responsabilité à couvert derrière une commission, sérieusement consultée avant tout sur l’urgence des restaurations, et ensuite sur les moyens les plus propres à employer pour procéder avec sécurité. Or, nous le demandons, cette marche a-t-elle été suivie en ce qui concerne les chefs-d’œuvre du Louvre?
Mais, contrairement à toutes les opinions reçues jusqu’à ce jour, l’auteur de l’article «pose en principe qu’on n’abîme pas un tableau de maître aussi facilement qu’on le pense généralement». Nous avions toujours pensé qu’on ne pouvait poser en principe que des vérités universellement admises, et cependant, l’écrivain le reconnaît, la majorité des connaisseurs croit le contraire.
«Si le principe est étrange, dit M. Villot, il est vrai» ; et il se charge de nous le prouver.
En effet, les artistes du XVe siècle peignaient «avec un vernis huileux pour pouvoir fondre les teintes plus à loisir, et assurer à la peinture une dureté presque égale à celle de l’émail, et enfin ils versaient sur l’œuvre terminée un vernis final plus siccatif encore, quoique de même nature, appliqué sur l’ensemble, qui donnait de l’homogénéité aux différentes couches, s’unissait intimement à elles et les protégeait comme aurait pu le faire une lame de cristal. Van Eyck n’a donc pas, ainsi qu’on l’a dit si souvent, inventé la peinture à l’huile, connue bien avant lui; il a créé la peinture au vernis.»
Eh quoi! il vient d’être reconnu que les vernis, décomposés par les colles et les lavages que le rentoilage nécessite, se changeaient «en une croûte blanchâtre qui rend la peinture entièrement invisible», et il n’y aurait point de danger à rentoiler un tableau peint dans le vernis, et où un dernier vernis a fait corps avec les dernières touches du maître, avec celles qui unissent toutes les parties d’une peinture, en sorte que le passage d’un ton à un autre est un charme pour les regards, avec celles, enfin, dans lesquelles l’artiste a mis l’accent suprême de son art?
Mais non, il n’y a nul danger; et on a la prétention de nous prouver irrécusablement que, «malgré toute la délicatesse de cette opération, il ne s’ensuit pas qu’il ne soit très-fréquemment urgent d’y recourir.»
«Nous ne connaissons point les maîtres; nous ne savons adorer que de faux dieux...» Depuis si longtemps que «nous sommes accoutumés à voir les tableaux du Louvre couverts de crasse, de vieux vernis superposés, nous avons fini par regarder le jaune comme la couleur favorite des grands maîtres et le principe fondamental d’un coloris puissant; ceux même qui poussaient la condescendance jusqu’à reconnaître une altération dans la fraîcheur des teintes trouvaient un charme infini à cet aspect uniformément doré ou ambré. Le temps, disaient-ils, peint les tableaux, et l’artiste a compté sur son heureuse influence. Ces deux axiomes sont également faux; il suffit d’avoir tenu une palette pour en être convaincu.»
Il est facile d’avoir raison de ses adversaires en leur faisant dire ce qu’ils n’ont jamais dit. Quel critique sérieux a donc posé ces deux axiomes? Qui donc a jamais cru que ces tons dorés étaient l’œuvre des maîtres?
«Les années, dit aussi M. Villot, les vernis (c’étaient des lames de cristal quand le besoin s’en faisait sentir), loin d’être des auxiliaires précieux, sont des ennemis implacables, qui tantôt étalent sur toute l’œuvre un voile noir qui la rendait invisible, tantôt se contentent d’anéantir les teintes délicates, et ne laissent subsister que les couleurs énergiques qui, n’étant plus liées entre elles par d’heureuses transitions, dominent exclusivement. Un ciel d’un bleu tendre varie du vert pomme au vert bronze; le rouge se convertit en orange, le violet se transforme en gris, les chairs les plus fraîches ne sont plus qu’un cuir basané, et les détails s’enterrent dans les moindres vigueurs qui ont perdu toute transparence; si l’espace ne me manquait, je citerais des soleils levants métamorphosés en soleils couchants, des brumes matinales changées en vapeurs rutilantes d’un soir d’été. Partout règne une chaleur factice et monochrome; jamais l’œil ne se repose sur les reflets argentins d’un ciel d’azur.»
A quoi tend ce langage? M. Villot entendit-il que les vernis seuls sont cause du changement des tons dans les couleurs? Nous ne pouvons le penser. Car tous nous savons parfaitement que les couleurs ne sont point par elle-mêmes immuables, que toutes subissent une transformation, que les unes, le bleu d’outremer par exemple, gardent presque leur intensité première, que les autres s’affaiblissent par l’effet des années et de la lumière, et qu’il en est au contraire qui acquièrent plus de consistance et absorbent les teintes plus délicates.
Si donc les conservateurs des musées, renonçant à «livrer à l’étude et à l’admiration des images odieusement barbouillées qui peuvent les faire accuser par les gens compétents et honnêtes d’adorer de faux dieux», veulent «montrer les maîtres tels qu’ils sont, et nous les faire vénérer avec leurs qualités et leurs défauts», il est nécessaire qu’ils rendent les couleurs immuables, bien plus, qu’ils fassent revenir celles qui ont changé.
A l’œuvre donc! rendez-nous ainsi les couleurs brillantes de la Résurrection de Lazare, du Guerchin, et les splendeurs du ciel des Pèlerins d’Emmaüs, du Véronèse, et nous applaudirons à la renaissance des tableaux de ces maîtres. Mais si vous ne pouvez nous rendre l’harmonie créée par les peintres, laissez-nous au moins celle du temps. Si vous ne pouvez nous donner que des blancs vifs à côté de noirs intenses, des rouges et des bleus éclatants qui offensent nos regards, parce que le temps, la lumière et vos opérations ont détruit toutes les demi-teintes, laissez-nous ces vernis, cette «patine», œuvre des siècles, que dédaigne M. Villot, qui remplacent ces glacis et ces frottis au moyen desquels les peintres harmonisaient leurs toiles.
Mais pourquoi discuter plus longtemps, puisque le temps de la discussion est passé ? Voyons donc les faits. Entrons dans ce Louvre, traversons-en d’un pas rapide les salles, sans regarder, s’ils ont souffert ou non, les tableaux de ces maîtres secondaires qu’on nomme Lorenzo Lotto, Andreani, Sabbatini, Josépin, l’Albane, Feti, Schidone, Procaccini, Sguazella, Parmesan et Murillo. Allons droit aux Rubens.
Les toiles sur lesquelles se heurtent si violemment le rouge, le bleu, le vert, le jaune et le blanc, ont-elles donc été couvertes par celui qu’on dit être le plus grand coloriste des Flandres? Ces figures étiolées, qui paraissent éclairées par les rayons de la lune, ont-elles été vraiment tracées par la main de l’homme qui a su le mieux rendre les accents de la vie, faire circuler le sang dans les veines de ses personnages? Et comme pour justifier nos craintes, l’auteur de l’article, après nous avoir appris les tristes effets «du vernis décomposé par les colles et les lavages du nettoyage», a eu le soin de nous apprendre plus loin que Rubens et Titien ont peint au vernis.
Mais voulez-vous une preuve que beaucoup des tableaux restaurés ont perdu leur demi-teinte, allez dans la galerie d’Apollon, et considérez ces tapisseries que le temps n’a pas encore harmonisées. Vous serez frappé de l’analogie qui existe entre ces tapisseries et les œuvres rentoilées des maîtres de l’art. C’est que dans les unes la matière s’opposait à la finesse des tons, et que les autres ont perdu les délicatesses du pinceau.
Et cependant, nous assure M. Villot, «aucunes des parties même les plus légèrement peintes n’ont été déflorées », car les restaurateurs employés par le Louvre sont aussi habiles que prudents; ils savent que la patience est une qualité indispensable, et ils n’en manquent pas.
Quelle patience, en effet, il leur a fallu pour rentoiler vingt et un tableaux hauts de quatre mètres et d’une largeur en proportion! Quel temps, quels labeurs ont été nécessaires!
Au lieu d’enlever successivement les toiles qui demandaient une réparation urgente, en laissant le public jouir de ses trésors, on ferme le Louvre, et à peine quelques mois se sont-ils écoulés qu’on en rouvre les portes. On nous rend une galerie toute neuve, sans crainte d’exposer à la poussière, soulevée par les pas de la multitude inquiète, des chefs-d’œuvre fraîchement revernis.
C’est qu’on avait hâte d’en référer au public, de le mettre à même de juger, quand tout était fait. Afin d’exciter son admiration pour ces chefs-d’œuvre, qu’on ne voyait pas, nous dit-on, auparavant, et qui seraient redevenus tels, ou à peu de chose près, qu’ils étaient sortis de la main de Rubens, on avait eu le soin de laisser un tableau en partie restauré, en partie voilé sous ses vernis successifs et sa crasse amassée par les ans.
Si cette épreuve prouve la sincérité de ceux qui exécutèrent cette restauration, si elle a pu tromper quelques personnes peu habituées à juger les œuvres d’art, elle ne pouvait être concluante pour d’autres spectateurs, et elle n’a point égaré le jugement des hommes vraiment compétents. Le doyen de la critique, qui tient la plume avec tant d’autorité après avoir manié le pinceau, M. Delécluze, a publié alors son opinion à ce sujet.
Nul n’ignore, si peu expert qu’il soit, que les tons acquièrent leur valeur en raison de leur voisinage, que du bleu, posé à côté d’un ton violet, peut paraître blanc. Comme la musique, la peinture a son harmonie, et nous croyons que nul dilettante ne pourrait apprécier le génie de Rossini, si on ne lui avait fait entendre Guillaume Tell qu’en introduisant en nombre égal, au milieu de l’orchestre de l’Opéra, des musiciens jouant un autre air.
Nous le déclarons en toute sincérité, si nous ne pouvions juger Rubens que par cette galerie Médicis telle qu’elle est aujourd’hui, il cesserait d’être pour nous un des plus grands coloristes. C’est que pour être coloriste il ne suffit point de couvrir une toile de couleurs éclatantes, mais de savoir les fondre par des demi-teintes et de faire qu’elles s’accordent entre elles.
Ce que nous venons de dire, nous ne le croyons point seulement d’un tableau, mais aussi d’un musée. On n’a, en effet, que trop senti la discordance qui existait entre les peintures nouvellement restaurées et celles que leur vernis protégeait encore «comme une lame de cristal».
Après le peintre flamand vint le tour des grands maîtres italiens. Il semblait que la main des restaurateurs, comme une flamme d’incendie, voulait aller dévastant jusqu’au fond de la galerie.
Des noms tels que ceux de Cima da Conegliano, Gentile Bellini, Titien, et Raphaël lui-même, n’ont point désarmé la main des restaurateurs, et n’ont point fait naître chez ceux-ci la pensée si naturelle de se mettre à l’abri de tout reproche, en se retranchant derrière la décision d’hommes dont le goût et le savoir pouvaient offrir une garantie suffisante au public.
Ici, malheureusement, le mal a été plus grand encore, et il est plus facile à constater. Qui osera dire qu’ «on n’abîme pas un tableau de maître aussi facilement qu’on le pense généralement? Ceci, dit M. Villot peut paraître surprenant, mais c’est exact.» Qui pourra affirmer que «les œuvres anciennes des belles époques sont robustes, construites à l’aide de procédés excellents, éprouvés, et qu’il faut beaucoup de maladresse pour attaquer même leur épiderme» ?
Nous trouvons, en effet, l’assertion étrange. S’il faut une telle maladresse pour attaquer même l’épiderme d’un tableau, qu’on nous dise donc ce qui s’est passé pour l’Adoration des Bergers, de Palma Vecchio. Sont-ce là les fraîches couleurs, telles qu’elles sortirent de la palette de l’artiste? Est-ce l’effet du vernis qui a affadi et sali tout à la fois ces visages, ôté toute chaleur à cette peinture? Nous craignons fort que les tons du manteau brun de saint Joseph, ceux du tertre sur lequel est assis l’enfant Jésus, et ceux de la robe de la donatrice, n’aient été traînés par une brosse impitoyable sur le corps du Fils de Dieu, sur le visage de sa mère et sur les traits des autres personnages: En face de cette toile ainsi restaurée, nous ne pouvons que constater la perte d’un des meilleurs tableaux qu’ait produits l’un des plus nobles émules du Titien.
Et le tableau placé en face n’est-il point perdu aussi? Autant a été ternie l’Adoration des Bergers, de Palma Vecchio, autant brille d’un éclat discordant la Vierge en gloire, de Cima da Conegliano. Quels sont donc ces moyens si merveilleux qui peuvent opérer des cures si diverses? Sont-ils «le résultat de trente années employées à copier les maîtres, à rechercher leurs procédés, à analyser leurs couleurs, leurs préparations, leurs vernis» ? Certes, «tant d’études ont dû donner quelque expérience », et nous croyons de reste que le conservateur se serait «opposé à toute tentative dont l’issue eût semblé seulement douteuse».
Est-ce bien là ce peintre habituellement si harmonieux? Est-ce Cima da Conegliano qui a peint ce ciel de porcelaine avec ces nuages blancs sans modelé, tel que nul artiste quelque peu habile n’en a jamais pu peindre? Mais peut-être nous trompons-nous, «car on ne pourrait, sans beaucoup de maladresse, attaquer l’épiderme de ces tableaux si robustement construits,... et les restaurateurs du Louvre sont aussi habiles que pleins de prudence et de patience.»
Cependant, pourquoi les lettres de l’inscription ont-elles perdu toute leur netteté, toute leur vivacité ? Et dans le corps de l’enfant Jésus ne distingue-t-on pas les dessous, que les peintres vénitiens, élèves du Bellin, Poussaient fort loin, se réservant seulement, pour l’achèvement du tableau, les frottis et les glacis légers?
Certainement nous nous trompons. Passons donc outre, et entrons dans le grand Salon carré, où ne brillent que des chefs-d’œuvre, et où, dit-on, nous trouverons des Raphaël. Quel est donc ce tableau qui, dans le fond, attire invinciblement nos regards par ses bleus d’outremer si violents, ce tableau qui, au milieu des chefs-d’œuvre qui l’entourent, produit à nos yeux l’effet que produiraient à nos oreilles les sons d’une trompe marine mêlés aux chœurs suaves d’Armide ou d’Orphée? Avançons. Eh quoi! c’est là une œuvre de Raphaël, c’est là le Saint Michel dont nous aimions tant, autrefois, à admirer la force pleine de calme avec laquelle il triomphe si aisément de Satan, malgré les efforts convulsifs du démon? La même main qui a si puissamment modelé la tête et les bras de l’archange, amollis déjà cependant par les restaurations, aurait dessiné les formes sans consistance de ce Satan devenu incapable, sous les brosses des restaurateurs, de porter le poids du ministre de Dieu?
M. Villot nous assure cependant que, dans aucun cas, on n’a eu recours à des retouches pour masquer les parties déflorées, et qu’on a effacé celles «qui ne servent qu’à masquer des parties usées depuis longtemps», préférant «l’ombre d’un grand homme, toujours plus vénérable que les tristes réalités qu’on tentera de lui substituer». Mais a-t-on donc ajouté, ou a-t-on laissé subsister des repeints? On n’en saurait douter, en examinant les terrains et surtout la main droite de Satan, qui jamais n’a pu être tracée ainsi par Raphaël, toujours si fin, si merveilleusement précis dans le dessin de ses extrémités. La draperie légère, et dont on croirait entendre le froissement dans les airs à gauche, retombe à droite, pesante, avec des contours lourdement arrondis. Si dans les détails, dans la fermeté de la silhouette des figures, le tableau a pu perdre, voyons s’il retrouve quelques-uns des charmes de la couleur qu’il avait lorsque Raphaël le termina.
Nous le disons à regret, il nous paraît que ce tableau, vu de loin dans son ensemble, ne produit plus que l’effet d’un concert dans lequel les instruments joueraient faux. Qu’on se retourne, en effet, et qu’on considère la Sainte Famille de François Ier qui a conservé la gamme des tons dans laquelle était autrefois le Saint Michel.
Cependant nous ne sommes «point de ceux qui s’habituent insensiblement aux plus grands excès et auxquels les moyens les plus violents finissent par paraître les seuls naturels... Nous ne sommes point de ceux qui n’estiment les tableaux que lorsqu’ils ne ressemblent plus à ce qu’ils étaient en sortant des mains de l’artiste. » Nous savons admirer les toiles de M. Ingres, bien que le temps et le vernis ne les aient pas teintes d’une «couleur uniforme», bonne seulement «à déguiser un ton primitivement affreux», et nous ne «ferons pas provision de verres jaunes pour voir les tableaux précisément comme nous les aimons, en privant d’autres personnes de les voir comme ils sont».
Mais nous le déclarons hautement: nous sommes de ceux qui préfèrent la «monotonie» de couleur du Saint Etienne prêchant à Jérusalem de Carpaccio, ou de la Vierge du Bellin, aux tons de porcelaine du Cima da Conegliano, «l’harmonie sale et monochrome» du Loth fuyant Sodome à la discordance des tons de la Naissance, ou à l’Éducation de Marie de Médicis, de Rubens; de ceux qui préfèrent enfin la sombre harmonie de la Sainte Famille de François Ier aux bleus du Saint Michel qui détonnent d’une manière si étrange, ne laissant plus voir que le ciel et le fragment de draperie bleue qui couvre l’épaule de l’archange.
«Rien n’est plus facile que de se soustraire aux attaques. Une ou deux couches de vernis coloré, et le maître sera si bien momifié qu’on n’y verra plus rien.» Quel vernis jusqu’ici a pu rendre, à la suite du Saint Bruno de Lesueur, l’harmonie de son tableau des Trois Muses, à la Charité d’André del Sarte la chaleur de sa Sainte Famille, à la Vierge au voile de Raphaël l’attrait virginal de sa Belle Jardinière?
Mais le mal n’est pas si grand, nous répondra-t-on peut-être. Il existe une réunion d’hommes éclairés, auxquels les chefs-d’œuvre des siècles passés sont aussi chers au moins qu’à vous, et ces hommes ne se sont point émus! Il n’en est rien. L’Institut, depuis longtemps fatigué de ces prétendues restaurations, a été profondément attristé par celle du tableau de Raphaël.
Il y a deux semaines, si nous sommes bien informé, la section de peinture de l’Académie décida que les membres se rendraient isolément au Louvre pour apprécier ce qui s’y était fait. Peu de jours après, tous, ou à peu près tous, étaient de nouveau réunis. Il fut unanimement décidé qu’on ferait un rapport, et un rapporteur fut nommé. Le 5 mai, dit-on, l’Académie était prête à entendre la lecture du rapport. Mais à qui serait envoyé ce rapport? L’on ne s’accorda pas sur ce seul point, et l’on se sépara en ajournant la décision, lorsque dans l’intervalle parut au Moniteur une note pour calmer les inquiétudes nées de sentiments que la direction générale des musées respecte, déclarant qu’à l’avenir aucune restauration ne serait entreprise sans l’avis préalable d’une commission composée de la section de peinture de l’Institut. Cette résolution fut approuvée par le ministre d’État et de la Maison de l’Empereur, afin d’ajouter de nouvelles garanties pour la conservation de nos précieuses collections.
Deux tableaux, le Plafond, de Véronèse, et le Naufrage de la Méduse, de Géricault, retirés des galeries, sont sans doute en ce moment entre les mains des restaurateurs. Nous espérons que l’Institut remplira sérieusement les charges nouvelles qui lui sont imposées.
Mais peut-être pourrait-on croire que M. Villot pense satisfaire le goût du public en décriant ces vernis bons seulement pour «les indifférentes grisailles de ceux qui n’attachent aucun prix à la couleur, et qui seuls peuvent y gagner, mais dont on doit préserver, comme d’une rouille funeste, les amis des splendeurs de la nature.»
Erreur dont nous devons être désabusé par lui-même. «Faut-il, en effet, se demande M. Villot, ne nettoyer les tableaux que lorsqu’ils ont été enlevés ou rentoilés?»
«C’est ici que les opinions diffèrent radicalement. Les uns aiment, par habitude, la couche bistrée répandue sur leur surface; les autres conviennent bien qu’il serait bon de la faire disparaître, mais, persuadés que tout nettoyage altère plus ou moins l’œuvre du maître, votent obstinément pour l’abstention. Bref, la majorité est hostile au nettoyage. Quand je dis hostile, j’exagère un peu; était hostile serait plus juste, car le nettoyage des Rubens a opéré grand nombre de conversions, même parmi les plus fanatiques partisans du jaune et du brun.»
Ainsi donc, M. Villot n’ignore point que la majorité des hommes compétents se serait opposée aux restaurations. Mais, selon lui, «l’éducation du public et des artistes est à faire. Ils ne connaissent pas les maîtres, et leur désappointement, quand on les leur montre, se traduit en critique plus ou moins amère. Il vaudrait mieux, je crois, réfléchir et profiter... D’ailleurs, aussi bien en restauration qu’en médecine, la panacée est une chimère; chaque tableau exige un traitement particulier, et je me bornerai à dire que le public, les artistes, les amateurs, n’ont rien à voir dans ces manipulations où l’on met en œuvre, suivant les cas, depuis l’eau pure jusqu’à l’eau seconde, depuis le cure-dent jusqu’au rasoir. On ne doit exiger qu’une chose: c’est que le tableau soit nettoyé convenablement; c’est que l’on n’ait fait que le strict nécessaire; c’est, en un mot, que le maître soit respecté. On n’a jamais exigé qu’un médecin guérît un malade sans lui rien administrer; il est libre de lui prescrire du tilleul ou de la morphine, en ne prenant conseil que de son expérience.» Le médecin a ce droit peut-être, mais le malade, ou tout au moins ceux qui l’entourent, sont maîtres de repousser ses remèdes.
Il faut nous le tenir pour dit, le public, les amateurs et artistes, y compris même l’Institut, ne connaissent et ne savent point admirer les grands maîtres des siècles passés, jusqu’à ce que notre éducation ait été faite par M. Villot. Mais si nous ignorons les grands maîtres, nous savons ce que nous aimons, et nous ne voulons point attendre patiemment que l’on nous ait détruit les chefs-d’ œuvre que nous admirons, suivant le goût consacré par les siècles et chez toutes les nations civilisées.
Que penserait-on d’un gérant d’une grande administration qui viendrait dire à ses chefs: Vous ne vous entendez point à gérer votre fortune; vous ne savez point en jouir; seul désormais je vous indiquerai ce que vous devez faire: car «ne vaut-il pas mieux affronter de vaines déclamations et marcher droit à son but, sans espoir de récompense pour tant de travaux et d’efforts? Certes, il est plus doux, plus facile de ne rien faire; mais cela est-il toujours plus honnête?»