Читать книгу LUPIN - Les aventures du gentleman-cambrioleur - Морис Леблан - Страница 96
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ОглавлениеPierre Leduc aimait Dolorès !
Ce fut en Lupin une douleur profonde, aiguë, comme s’il avait été blessé dans le principe même de sa vie, une douleur si forte qu’il eut – et c’était la première fois – la vision nette de ce que Dolorès était devenue pour lui, peu à peu, sans qu’il en prît conscience.
Pierre Leduc aimait Dolorès, et il la regardait comme on regarde celle qu’on aime.
Lupin sentit en lui, aveugle et forcené, l’instinct du meurtre. Ce regard, ce regard d’amour qui se posait sur la jeune femme, ce regard l’affolait. Il avait l’impression du grand silence qui enveloppait la jeune femme et le jeune homme, et, dans ce silence, dans l’immobilité des attitudes, il n’y avait plus de vivant que ce regard d’amour, que cet hymne muet et voluptueux par lequel les yeux disaient toute la passion, tout le désir, tout l’enthousiasme, tout l’emportement d’un être pour un autre.
Et il voyait Mme Kesselbach aussi. Les yeux de Dolorès étaient invisibles sous ses paupières baissées, ses paupières soyeuses aux longs cils noirs. Mais comme elle sentait le regard d’amour qui cherchait son regard ! Comme elle frémissait sous la caresse impalpable !
« Elle l’aime… elle l’aime », se dit Lupin, brûlé de jalousie.
Et, comme Pierre faisait un geste : « Oh ! Le misérable, s’il ose la toucher, je le tue. »
Et il songeait, tout en constatant la déroute de sa raison, et en s’efforçant de la combattre :
« Suis-je bête ! Comment, toi, Lupin, tu te laisses aller ! Voyons, c’est tout naturel si elle l’aime… Oui, évidemment, tu avais cru deviner en elle une certaine émotion à ton approche, un certain trouble… Triple idiot, mais tu n’es qu’un bandit, toi, un voleur tandis que lui, il est duc, il est jeune. »
Pierre n’avait pas bougé davantage. Mais ses lèvres remuèrent, et il sembla que Dolorès s’éveillait. Doucement, lentement, elle leva les paupières, tourna un peu la tête, et ses yeux se donnèrent à ceux du jeune homme, de ce même regard qui s’offre, et qui se livre, et qui est plus profond que le plus profond des baisers.
Ce fut soudain, brusque comme un coup de tonnerre. En trois bonds, Lupin se rua dans le salon, s’élança sur le jeune homme, le jeta par terre, et, le genou sur la poitrine de son rival, hors de lui, dressé vers Mme Kesselbach, il cria :
– Mais vous ne savez donc pas ? Il ne vous a pas dit, le fourbe ? Et vous l’aimez, lui ? Il a donc une tête de grand-duc ? Ah ! Que c’est drôle !
Il ricanait rageusement, tandis que Dolorès le considérait avec stupeur :
– Un grand-duc, lui ! Hermann IV, duc de Deux-Ponts-Veldenz ! Prince régnant ! Grand électeur ! Mais c’est à mourir de rire. Lui ! Mais il s’appelle Baupré, Gérard Baupré, le dernier des vagabonds… un mendiant que j’ai ramassé dans la boue. Grand-duc ? Mais c’est moi qui l’ai fait grand-duc ! Ah ! Ah ! Que c’est drôle !… Si vous l’aviez vu se couper le petit doigt… trois fois il s’est évanoui… une poule mouillée… Ah ! Tu te permets de lever les yeux sur les dames… et de te révolter contre le maître… Attends un peu, grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz.
Il le prit dans ses bras, comme un paquet, le balança un instant et le jeta par la fenêtre ouverte.
– Gare aux rosiers, grand-duc, il y a des épines.
Quand il se retourna, Dolorès était contre lui, et elle le regardait avec des yeux qu’il ne lui connaissait pas, des yeux de femme qui hait et que la colère exaspère. était-ce possible que ce fût Dolorès, la faible et maladive Dolorès ?
Elle balbutia :
– Qu’est-ce que vous faites ?… Vous osez ?… Et lui ?… Alors, c’est vrai ?… Il m’a menti ?
– S’il a menti ? s’écria Lupin, comprenant son humiliation de femme… S’il a menti ? Lui, grand-duc ! Un polichinelle tout simplement, un instrument que j’accordais pour y jouer des airs de ma fantaisie ! Ah ! L’imbécile ! L’imbécile !
Repris de rage, il frappait du pied et montrait le poing vers la fenêtre ouverte. Et il se mit à marcher d’un bout à l’autre de la pièce, et il jetait des phrases où éclatait la violence de ses pensées secrètes.
– L’imbécile ! Il n’a donc pas vu ce que j’attendais de lui ? Il n’a donc pas deviné la grandeur de son rôle ? Ah ! Ce rôle, je le lui entrerai de force dans le crâne. Haut la tête, crétin ! Tu seras grand-duc de par ma volonté ! Et prince régnant ! Avec une liste civile, et des sujets à tondre ! Et un palais que Charlemagne te rebâtira ! Et un maître qui sera moi, Lupin ! Comprends-tu, ganache ? Haut la tête, sacré nom, plus haut que ça ! Regarde le ciel, souviens-toi qu’un Deux-Ponts fut pendu pour vol avant même qu’il ne fût question des Hohenzollern. Et tu es un Deux-Ponts, nom de nom, pas un de moins, et je suis là, moi, moi. Lupin ! Et tu seras grand-duc, je te le dis, grand-duc de carton ? Soit, mais grand-duc quand même, animé par mon souffle et brûlé de ma fièvre. Fantoche ? Soit. Mais un fantoche qui dira mes paroles, qui fera mes gestes, qui exécutera mes volontés, qui réalisera mes rêves… oui… mes rêves.
Il ne bougeait plus, comme ébloui par la magnificence de son rêve intérieur.
Puis il s’approcha de Dolorès, et, la voix sourde, avec une sorte d’exaltation mystique, il proféra :
– À ma gauche, l’Alsace-Lorraine… À ma droite, Bade, le Wurtemberg, la Bavière… l’Allemagne du Sud, tous ces états mal soudés, mécontents, écrasés sous la botte du Charlemagne prussien, mais inquiets, tous prêts à s’affranchir… Comprenez-vous tout ce qu’un homme comme moi peut faire là au milieu, tout ce qu’il peut éveiller d’aspirations, tout ce qu’il peut souffler de haines, tout ce qu’il peut susciter de révoltes et de colères ?
Plus bas encore, il répéta :
– Et à gauche, l’Alsace-Lorraine !… Comprenez-vous ? Cela, des rêves, allons donc ! C’est la réalité d’après-demain, de demain. Oui… je veux… je veux… Oh ! Tout ce que je veux et tout ce que je ferai, c’est inouï !… Mais pensez donc, à deux pas de la frontière d’Alsace ! En plein pays allemand ! Près du vieux Rhin ! Il suffira d’un peu d’intrigue, d’un peu de génie, pour bouleverser le monde. Le génie, j’en ai… j’en ai à revendre… Et je serai le maître ! Je serai celui qui dirige. Pour l’autre, pour le fantoche, le titre et les honneurs… Pour moi, le pouvoir ! Je resterai dans l’ombre. Pas de charge : ni ministre, ni même chambellan ! Rien. Je serai l’un des serviteurs du palais, le jardinier peut-être… Oui, le jardinier… Oh ! La vie formidable ! Cultiver des fleurs et changer la carte de l’Europe !
Elle le contemplait avidement, dominée, soumise par la force de cet homme. Et ses yeux exprimaient une admiration qu’elle ne cherchait point à dissimuler. Il posa les mains sur les épaules de la jeune femme et il dit :
– Voilà mon rêve. Si grand qu’il soit, il sera dépassé par les faits, je vous le jure. Le Kaiser a déjà vu ce que je valais. Un jour, il me trouvera devant lui, campé, face à face. J’ai tous les atouts en main. Valenglay marchera pour moi !… L’Angleterre aussi… la partie est jouée… Voilà mon rêve… Il en est un autre…
Il se tut subitement. Dolorès ne le quittait pas des yeux, et une émotion infinie bouleversait son visage.
Une grande joie le pénétra à sentir une fois de plus, et si nettement, le trouble de cette femme auprès de lui. Il n’avait plus l’impression d’être pour elle ce qu’il était, un voleur, un bandit, mais un homme, un homme qui aimait, et dont l’amour remuait, au fond d’une âme amie, des sentiments inexprimés.
Alors, il ne parla point, mais il lui dit, sans les prononcer, tous les mots de tendresse et d’adoration, et il songeait à la vie qu’ils pourraient mener quelque part, non loin de Veldenz, ignorés et tout-puissants.
Un long silence les unit. Puis, elle se leva et ordonna doucement :
– Allez-vous-en, je vous supplie de partir… Pierre épousera Geneviève, cela je vous le promets, mais il vaut mieux que vous partiez… que vous ne soyez pas là… Allez-vous-en, Pierre épousera Geneviève…
Il attendit un instant. Peut-être eût-il voulu des mots plus précis, mais il n’osait rien demander. Et il se retira, ébloui, grisé, et si heureux d’obéir et de soumettre sa destinée à la sienne !
Sur son chemin vers la porte, il rencontra une chaise basse qu’il dut déplacer. Mais son pied heurta quelque chose. Il baissa la tête. C’était un petit miroir de poche, en ébène, avec un chiffre en or.
Soudain, il tressaillit, et vivement ramassa l’objet.
Le chiffre se composait de deux lettres entrelacées, un L et un M.
Un L et un M !
– Louis de Malreich, dit-il en frissonnant.
Il se retourna vers Dolorès.
– D’où vient ce miroir ? À qui est-ce ? Il serait très important de…
Elle saisit l’objet et l’examina :
– Je ne sais pas, je ne l’ai jamais vu… un domestique peut-être.
– Un domestique, en effet, dit-il, mais c’est très bizarre… il y a là une coïncidence…
Au même moment, Geneviève entra par la porte du salon, et, sans voir Lupin, que cachait un paravent, tout de suite, elle s’écria :
– Tiens ! Votre glace, Dolorès… Vous l’avez donc retrouvée ? Depuis le temps que vous me faites chercher ! Où était-elle ?
Et la jeune fille s’en alla en disant :
– Ah ! Bien, tant mieux ! Ce que vous étiez inquiète ! Je vais avertir immédiatement pour qu’on ne cherche plus…
Lupin n’avait pas remué, confondu et tâchant vainement de comprendre. Pourquoi Dolorès n’avait-elle pas dit la vérité ? Pourquoi ne s’était-elle pas expliquée aussitôt sur ce miroir ?
Une idée l’effleura, et il dit, un peu au hasard :
– Vous connaissiez Louis de Malreich ?
– Oui, fit-elle, en l’observant, comme si elle s’efforçait de deviner les pensées qui l’assiégeaient.
Il se précipita vers elle avec une agitation extrême.
– Vous le connaissiez ? Qui était-ce ? Qui est-ce ? Qui est-ce ? Et pourquoi n’avez-vous rien dit ? Où l’avez-vous connu ? Parlez… Répondez… Je vous en prie…
– Non, dit-elle.
– Il le faut, cependant… il le faut… Songez donc ! Louis de Malreich, l’assassin ! Le monstre ! Pourquoi n’avez-vous rien dit ?
À son tour, elle posa les mains sur les épaules de Lupin, et elle déclara, d’une voix très ferme :
– écoutez, ne m’interrogez jamais parce que je ne parlerai jamais… C’est un secret qui mourra avec moi… Quoi qu’il arrive, personne ne le saura, personne au monde, je le jure…