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II

Vers les premiers jours de septembre de l’an186., Norbert, licencié en droit, prenait l’express de Paris-Lyon-Méditerranée, emportant dans ses poches quelques exemplaires de sa thèse, dédiée «à mon père, à ma mère,» etc., selon la formule. Il avait très brillamment passé ses examens, et, aussi fier de sa nouvelle dignité qu’un homme fraîchement décoré l’est de porter le ruban rouge, il affectait une gravité d’homme fait qui ne lui messeyait pas, car depuis quelques jours il était entré dans sa vingt-troisième année. Il se rendait à la demeure paternelle et, pour la première fois de sa vie, il se la représentait telle qu’elle était: un séjour vraiment enchanteur.

«Je suis bien heureux, pensait-il, d’aller m’y reposer pendant quelques mois. J’y trouverai la paix et le repos dont j’ai besoin, car j’ai trop travaillé ces derniers temps, et je suis un peu las de Paris.»

Sur les dix heures du soir, le train s’arrêta à la gare où descendait notre voyageur. Il ne lui restait plus que deux lieues à faire en voiture, et celle de son père l’attendait, attelée de deux vieux chevaux, conduits par le vieux cocher de la maison, qui s’était fait accompagner, pour la circonstance, du valet de chambre encore plus âgé que lui. Norbert, heureux de revoir ces anciens serviteurs, leur serra les mains affectueusement comme à de vieux amis; puis, sans perdre de temps, il monta dans ce véhicule antédiluvien, et les chevaux prirent leur petit trot de bêtes paisibles et respectables, gâtées depuis de longues années par le cocher, leur serviteur plutôt que leur maître. Il les nourrissait trop, et jamais n’avait osé les brutaliser, moins par bonté d’âme que par un excès de prudence; il se méfiait d’eux, quoiqu’ils fussent doux comme des agneaux.

La nuit était chaude, une de ces nuits méridionales aux ineffables splendeurs. Où réside leur charme? nul ne peut le dire. Pourquoi vous portent-elles à la mollesse et à la volupté plutôt qu’à la rêverie? Comment exprimer ce je ne sais quoi d’intime qu’elles vous soufflent au cœur? Comment exprimer ces choses irritantes mais tendres qu’elles murmurent à votre oreille dans une langue insaisissable, et que vous comprenez pourtant?

Après avoir suivi la grande route pendant quelques cents mètres, la voiture tourna à gauche et s’engagea dans un chemin de traverse qui, au dire du cocher, les raccourcissait d’un quart de lieue. Ce chemin était montagneux et fort pittoresque. Des rochers à formes étranges étaient revêtus de leur parure sauvage. Le romarin et la lavande les tapissaient; des buis énormes, des arbousiers et quelques chênes verts se groupaient çà et là en petits bois, comme pour rompre la monotonie de la garrigue qui, comme sauvagerie, ne peut se comparer qu’aux maquis de la Corse.

Après une demi-heure de marche, ou déboucha dans la plaine. La lune s’était tout à fait levée et argentait le feuillage gris des oliviers. Le Rhône était à peu de distance. On s’en approcha tout a fait, et le chemin se mit à le côtoyer pour ne plus le quitter jusqu’au château. Des pêcheurs, installés sur la berge, dans des cabanes de roseaux (qu’on appelle cannes dans le pays), se préparaient à partir pour la pêche et portaient leurs filets dans de lourds bateaux à fond plat. Les femmes et les enfants se tenaient immobiles, les regardant faire et attendant leur départ.

Norbert connaissait la plupart d’entre eux et leur adressait de petits saluts d’amitié. Ils lui repondaient, en bon patois provençal, qu’ils lui apporteraient le lendemain de beaux barbeaux pour un court-bouillon, et lui souhaitaient la bienvenue. La voiture s’éloignant, il les perdit bientôt de vue, et les yeux toujours fixés sur le superbe fleuve qui courait plus vite que lui, emportant les reflets de la lune, il respirait avec ivresse l’air tiède et chargé des parfums pénétrants des herbes et des arbustes sauvages, puis retombait dans sa rêverie ou plutôt dans ses souvenirs.

C’était son enfance qu’il revoyait, lui, l’homme fait, qui venait d’entrer dans sa vingt-troisième année, c’était son enfance avec tout un cortège de sensations fraîches et radieuses. Avant qu’on l’eût mis au collège, il avait été très peu ennuyé par son professeur, qui lui laissait une grande liberté. Le petit Norbert en profitait, dès qu’il avait bien appris et récité sa leçon, pour passer de longues heures dans les bois, dans les oseraies, aux bords du fleuve, ou bien encore dans les montagnes fleuries, où il écoutait avec joie le bourdonnement des abeilles, et faisait a chasse, mais une chasse toujours infructueuse, aux gros lézards verts. Enfin, tout enfant, il avait aimé la contemplation et les solitudes de la nature. Maintenant qu’il était devenu un homme, il s’en ressouvenait avec un plaisir infini, et, chose étrange, ses goûts d’enfance lui revenaient. Il se disait que ce serait avec bonheur qu’il reverrait et ces oseraies, et ces montagnes, et ces abeilles, et ces lézards, auxquels il ne donnerait plus la chasse comme autrefois; puis il s’étonnait de n’avoir pas songé à tout cela les années précédentes, et, comme il ne pouvait pas s’expliquer ce changement survenu en lui, il se dit simplement: Bah! j’étais étudiant alors, j’avais trop de choses en tête pour en prendre à mon aise, pour aimer la méditation, l’isolement, et comprendre le charme de la vie contemplative!

Onze heures sonnaient au clocher du village voisin, quand la voiture de Norbert entra dans l’avenue du parc, une avenue superbe bordée de chênes verts plusieurs fois centenaires, avec un grand rocher à pic sur la droite. Cette avenue débouche dans le parc et le jardin anglais, pour aboutir à l’esplanade du château. Il faisait nuit noire sous les grands arbres; mais, dès qu’on les eut quittés, on se trouva entouré de touffes de lauriers-roses, de corbeilles multicolores de géranium et de rosiers remontants qui s’enchevêtraient dans les buis. Leur floraison exubérante qui, en plein soleil, éblouit par sa fière splendeur, paraissait, aux rayons de la lune, langoureuse dans sa grâce, comme une odalisque fatiguée.

Norbert ne jeta qu’un coup d’oeil distrait sur les beaux arbres et les corbeilles de fleurs; le cœur lui battait, il allait revoir ses parents et les embrasser; aussi regardait-il devant lui, tâchant de distinguer si les fenêtres de leurs chambres étaient encore éclairées; mais toutes les lumières paraissaient éteintes, sauf celle du vestibule, et la lune, se mirant dans les vitres des croisées, les argentait d’une teinte bleuâtre et mélancolique.–«Il est pourtant impossible qu’on ne m’attende pas, pensa Norbert. On aura probablement fermé les volets, mais je trouverai encore tout le monde au salon.»

Et il sauta lestement de sa calèche, avant que le valet de chambre, toujours cérémonieux, lui en eût ouvert la portière, franchit en trois enjambées les marches du perron et ouvrit la porte du vestibule. La femme de chambre de sa mère vint à sa rencontre.

–Ne faites pas de bruit, monsieur Norbert,–vos parents sont couchés.

–Comment? à onze heures! fit le jeune homme. Y aurait-il quelqu’un de malade? On ne m’attendait donc pas?

–Si, on vous a attendu; mais M. le comte et madame la comtesse sont montés dans leurs appartements il y a plus d’une demi-heure.

–Personne n’est malade au moins?

–Non, grâce à Dieu.

–C’est étrange, fit Norbert tristement, comme se parlant à lui-même. Puis, s’adressant à la femme de chambre:

–Sers-moi à souper, Mion, et dépêche-toi. Je vais, en attendant, faire un tour dans le parc.

–Votre souper est tout prêt, monsieur Norbert; passez dans la salle à manger, je vais vous servir. Antoine est occupé aux chevaux avec le cocher.

Le souper était exquis: un bon perdreau truffé de traffes de Carpentras. si bien conservées qu’elles paraissaient toutes fraîches, un plat de morilles des bords du Rhône, un entremets sucré et des fruits exquis.

Mion servait son jeune maître avec la dignité et la gravité d’une dévote qui a passé la quarantaine et qui, depuis vingt-cinq ans, est dans la maison. En le servant, elle avait l’air de le commander:–Mangez encore du perdreau,–voilà une truffe! voyez, est-elle assez belle! Si vous n’en voulez pas, on ne vous en donnera plus.–Buvez, vous devez avoir soif, après être resté quatorze heures en chemin de fer.–Il faut bien manger et bien boire, quand on est fatigué; vous n’en dormirez que mieux.

Norbert mangeait bien et buvait encore mieux.

–Ce n’est pas à Paris qu’on vous sert de si bons morceaux, continuait-elle. Ici, vous pouvez vous en donner à votre aise, cela ne vous rendra pas malade au moins comme là-haut, où tout est drogué, même le pain.

Norbert n’osait pas lui répondre que là-haut il y avait encore des restaurants où l’on n’était pas trop mal, quoiqu’on y payât horriblement cher. Puis, quand il eut soupé, il se fit conduire à sa chambre, au deuxième, une jolie chambre Louis XIII curieusement décorée. La peinture des murs, couleur havane, imitait le damas, et au-dessus des panneaux étaient peintes les armoiries de la maison, avec leur belle devise, Libertas, sur un ruban bleu. Les meubles étaient bien de l’époque, couverts d’une étoffe qui, comme ton et comme dessin, était semblable à la peinture des murailles. La même étoffe avait servi pour les rideaux de la fenêtre et de l’alcôve. Le tout était agrémenté d’une jolie passementerie et de grandes franges de soie bleu foncé.

La fenêtre donnait sur le midi; Norbert l’ouvrit eu plein, s’accouda sur le balcon et resta longtemps à regarder avec un plaisir tout nouveau les chênes centenaires, les luxuriants massifs de verdure et de fleurs dans lesquels serpentaient avec leurs courbes gracieuses des sentiers qui, aux rayons de la lune, semblaient blancs comme neige; puis, plus loin, le Rhône majestueux, et enfin, tout au loin, la chaîne des Alpilles, aux contuurs doux et moelleux, comme les collines de la Toscane, qui ne fermaient pas l’horizon, mais le voilaient comme une brume transparente ou une gaze argentée.

La lune entrait dans sa chambre par la fenêtre ouverte. Norbert, avec un sourire d’enfant, lui souhaita la bienvenue et se coucha, sans fermer la croisée ni tirer les rideaux. Il se grisait de bien-être en humant ce bon air de la chaude nuit, et s’endormit de ce sommeil tranquille, particulier à ceux qui sont assurés d’un réveil serein et d’un lendemain sans peine ni soucis.

Sous les chênes verts

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