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VII

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Le baron de Verton, pour lequel notre ami Norbert avait une préférence si marquée, se distinguait à plus d’un point de vue des habitants de cette belle province: la province des provinces (provincia provinciarum), comme elle s’intitule encore aujourd’hui avec cette rare modestie qui caractérise les Méridionaux. Il avait l’âme si haute, il était si libéral, que toutes les manifestations de nos misérables faiblesses humaines ne lui inspiraient que de la compassion. Les méchants, selon lui, n’étaient que des égarés, et, s’ils persistaient dans leurs égarements, ce n’était surtout qu’à cause des tendances antireligieuses du siècle. Aussi n’avait-il de haine que contre les jacobins et les libres penseurs, que, dans son langage coloré, il appelait de libres aboyeurs.

D’ailleurs c’était un homme de sens et de bon sens, sauf lorsqu’on avait l’imprudence de toucher, lui présent, à ses cordes les plus sensibles: l’Église et la Royauté de par le droit divin, qui pour lui étaient l’Arche Sainte. De plus, il était l’homme le plus bienfaisant de la contrée, et, quoiqu’il s’en cachât avec des précautions infinies, Norbert, comme les autres, le savait, et c’était surtout pour cela qu’il l’aimait. Le baron avait pour ainsi dire des instincts de sœur de charité. Un pauvre paysan tombait-il malade dans le village voisin, aussitôt un médecin mandé par on ne sait qui, se présentait et soignait le malheureux sans réclamer d’honoraires. Arrivait-il à une famille un de ces désastres qui amènent la ruine et la misère, aussitôt M. le curé se présentait chez ces pauvres gens avec des secours qu’un inconnu l’avait chargé de leur porter, et, quand le dimanche, au sortir de la messe, ils s’approchaient de celui qu’ils savaient leur bienfaiteur, pour lui témoigner leur reconnaissance, il leur répondait avec sa brusquerie d’ancien marin:

–Je ne sais ce que tu veux dire,–laisse-moi tranquille.

Cependant: il arrivait aussi que le baron, pour faire le bien, était forcé de renoncer à l’incognito. En voici un exemple, dont on se souvient encore dans le pays, car on avait bien assez jasé sur l’aventure. Une jeune fille du village voisin, âgée d’environ douze ans, qui demeurait à la ville, chez sa tante,–ses parents étant pauvres et chargés de famille,–vint à tomber malade, d’une affreuse maladie, la variole, qui sévissait dans les environs, mais ne s’était pas encore montrée au village. La tante de l’enfant ne voulait pas la garder et ses parents ne voulaient pas la reprendre. Le baron en fut informé, et, sans se donner le temps de la réflexion, fit atteler sa voiture, alla chercher la petite et la ramena chez lui enveloppée de couvertures bien chaudes. Il la soigna comme si elle eût été sa propre enfant. Mais voici le côté scabreux de l’affaire. Tout le temps qu’il la garda chez lui, il s’abstint d’aller à la messe le –dimanche, car on craignait qu’il ne portât la contagion dans le village. Ce furent à cette occasion des clabauderies et des papotages sans fin. Les dévots et les dévotes, qui jamais n’avaient donné plus d’un sou à un pauvre, l’en blâmèrent à l’unisson. La religion, disaient-ils, ne veut pas qu’on tombe dans le péché mortel, pour secourir son prochain; d’ailleurs quels sentiments religieux pouvait-on attendre d’un ancien marin qui, au mépris des commandements de l’Église, s’était plusieurs fois battu en duel et avait versé le sang de ses semblables? Toutes ces choses, on se les disait naturellement à l’oreille et seulement entre bourgeois, car les nobles tenaient M. de Verton en haute estime; mais, pour si bas qu’on en parlât, le baron en fut instruit et en rit aux larmes avec son petit ami Norbert.

Le baron était du reste un homme fort instruit et d’un commerce agréable. De son ancien état de marin –de la marine royale il avait conservé toutes les qualités mais il en avait aussi quelques défauts. Il était très absolu, et savait se faire obéir. La fermeté de son caractère ne se démentait jamais. Avant de prendre une résolution, il réfléchissait beaucoup; mais, une fois cette résolution prise, il n’en changeait pas et obéissait aux ordres qu’il s’était donnés avec une incroyable ponctualité. On l’accusait aussi de rudesse et l’on avait raison, car sa rudesse était beaucoup plus réelle qu’apparente, mais c’était plutôt de la rigueur, et cette rigueur il l’exerçait surtout contre lui-même.

Il vivait pauvrement. Sa fortune n’était que d’une dizaine de mille francs de rente, qu’il dépensait en grande partie, comme nous l’avons vu, en œuvres de charité et aussi en souscriptions au profit de la bonne cause.

Son château, ou, pour mieux dire sa ruine,–car ce beau château historique avait été démoli en grande partie de1790à1792par les paysans des environs qui, avec les matériaux, s’étaient construits des habitations assez confortables;–son château ne se composait plus que d’une tour décrénelée et de deux pans de mur très pittoresques, car les ouvertures des fenêtres du rez-de-chaussée avec leurs jolis encadrements de pierre artistement fouillée, et quelques fenêtres du premier d’une ornementation Renaissance avaient une grâce infinie. De grands arbres avaient poussé dans la ci-devant salle des gardes et puis un peu partout. De gros tas de pierres provenant de la démolition ou de l’écroulement des murailles, et que les bons paysans avaient laissés là, ne trouvant pas à les utiliser, formaient çà et là de petits monticules dont les plantes sauvages, telles que le buis, le romarin, le cytise et le lierre, s’étaient emparées. Et pourtant dans tout ce délabrement il y avait du charme. C’est peut-être pour cela que le baron, à l’exemple de son père et de son grand-père, ne voulait pas y toucher; peut-être était-ce aussi pour protester contre la grande Révolution qui leur avait confisqué presque tous leurs biens, peut-être encore tout simplement par incurie, nous ne le savons pas; mais ce qui est certain, c’est que dans ce siècle-ci, où l’on est prêt à tout sacrifier aux mollesses du comfort, M. de Verton, stoïque, comme ses aïeux les croisés, n’aurait, pour rien au monde, échangé son habitation incommode contre une maison bourgeoise, si jolie et si coquette qu’elle fut.

Le baron allait se mettre à table lorsque Norbert fil son apparition. Il le reçut avec toutes les démonstrations d’une franche amitié, il lui prit les deux mains et les secoua rudement.

–Je vois ce que c’est. Vous m’apportez, comme d’habitude, du gibier pour notre rôti, n’est-ce pas?

Norbert, qui jamais n’avait rien apporté de pareil, se contenta de lui répondre en souriant:

–Vous savez bien que non.

–Pourquoi alors venez-vous toujours ici costumé en chasseur? Que faites-vous de votre gibier? Se peut-il que vous le vendiez aux marchands?

Il était dans ses jours de bonne humeur, et continua pendant quelque temps à plaisanter et à taquiner son jeune ami; puis, comme ils avaient faim tous les deux, ils attaquèrent vigoureusement une soupe aux choux qu’on venait de servir, et firent lestement disparaître tout le lard qu’il y avait dans la soupière. On leur servit ensuite une épaule de mouton à laquelle ils firent honneur et que Norbert trouva merveilleusement accommodée; puis de petits fromages de brebis qu’on arrosa d’un certain vin vieux que le baron avait depuis vingt ans dans sa cave.

–Je vous fais faire un bien frugal repas, mon cher Norbert, lui dit-il. Je ne m’en excuse pas, du reste.

–Il ne manquerait plus que cela! D’ailleurs, si votre repas est frugal, je vous affirme qu’il est bien bon; quant à votre vin, s’il n’est pas de la comète, c’est que la comète se sera trompée d’année.

Ou causa ensuite de choses et d’autres. M. de Verton était très gai, plaisantait à propos de tout, et, chose bien rare chez les gens du monde, jamais dans ses plaisanteries il ne laissait échapper un mot que l’homme le plus susceptible eût pu trouver blessant.

–Qu’êtes-vous devenu depuis l’autre jour que j’ai dîné chez vous?

Norbert lui raconta sa visite aux dames de Noveterre, et se moqua légèrement de l’irrêprochabilité de leur tenue.

–J’en suis toujours à me demander, ajouta-t-il, si elles sont bien réellement vivantes? J’en ai vu pas mal à Paris de ces poupées de salon; mais si bien stylées qu’elles soient, on s’aperçoit tout de même à un trait parfuis insignifiant qu’elles ont une âme;–tandis que ces dames de Noveterre sont de si merveilleuse fabrique que jamais rien ne trahit ni ne trahira qu’elles ont été créées comme le commun des mortels. Enfin, pour tout dire, ces dames si parfaites, je les trouve insupportables, et je parie que vous êtes de mcn avis.

–Je le serais, que je me garderais de l’avouer, répondit le baron. Quant à vous, mon ami, vous feriez aussi fort bien de tenir votre langue. Madame votre mère vous destine cette jeune fille,–tout le monde le sait, quoiqu’elle se figure qu’on ne s’en doute pas encore.

–Vous croyez donc, fit Norbert en riant, qu’on me mariera sans seulement me consulter?

–On vous consultera, soyez-en certain, mais après avoir déjà fait la demande; et vous vous trouverez alors dans une position trop délicate, pour refuser une fille qui vous aura agréé.

–Allons, vous voulez rire!

–C’est très sérieux, au contraire. La comtesse votre mère s’est tellement engouée de mademoiselle Kitty qu’elle ne voudra jamais croire, qu’à moins d’être fou, vous vous avisiez de porter sur elle un jugement différent. Elle s’attend de votre part à des explosions de reconnaissance, quand elle viendra vous annoncer que vous allez, grâce à elle, et malgré votre indignité, posséder cette perle sans prix qu’elle a réussi à découvrir.

–Dans une coquille d’huître, interrompit Norbert. Voyez donc leur habitation! Est-elle d’assez mauvais goût?

–Je ne prétends pas que leur habitation soit d’une grande élégance; mais là n’est pas la question. Dites-moi, que trouverez-vous à répondre à votre mère quand elle vous annoncera votre bonheur?

–Je lui répondrai que je suis trop jeune pour me marier.

–C’est assez mon avis, et je crois que c’était encore le sien; mais quand on désire vivement une chose, on finit par se persuader qu’au plus tôt elle se fera, au mieux cela vaudra. Enfin, mon cher Norbert, il n’y a pas à dire, c’est un mariage sortable.

–Je lui répondrai, s’écria Norbert, qui n’écoutait plus et commençait à se fâcher, je lui répondrai que sa mademoiselle Kitty est trop sérieuse pour moi; puis, qu’étant si parfaite, elle ne doit pas être en peine de trouver des prétendants; que je me sens indigne d’elle, puisque je suis assez bête pour la trouver insupportable, puisque j’ai assez mauvais goût pour lui préférer cent fois ma petite sauvagesse de cousine. N’est-ce pas qu’elle est gentille celle-là avec ses naïvetés? et jolie! et faite au tour!

Le baron de Verton, qui jusque-là avait parlé sur un ton plutôt plaisant, prit tout à coup un air sérieux, presque grave, puis il détonrna la tête pour cacher son trouble; mais Norbert ne l’observait pas. Lui aussi se sentait mal à l’aise. Il ne comprenait pas à quel propos il venait de faire l’éloge d’Harlette, ni ce qu’elle avait à voir dans tout cela; puis il se demanda si vraiment sa petite cousine lui plaisait. Ses paroles avaient été plus vite que sa pensée, et il les regrettait, car, de toute façon, elles étaient maladroites. Le baron avait laissé tomber la conversation et, tout songeur, paraissait ne plus s’apercevoir de la présence de son hôte.

Cependant, celui-ci avait assez d’usage pour ne pas laisser se prolonger cet état de gêne, et comme il voyait son ami plongé dans ses idées noires, dont on ne le tirait pas facilement, et que d’ailleurs la nuit commençait à tomber, il se leva et annonça qu’il allait s’en retourner chez lui.

–Vous ne pouvez partir, mon ami, lui répondit M. de Verton. Avant un quart d’heure il fera nuit noire, et vous vous casseriez le cou dans nos sentiers rocail leux. Attendez le lever de la lune.

Et ils se remirent à causer, d’abord de choses indifférentes; puis Norbert, auquel cette contrainte pesait, entraîné d’ailleurs par son affection pour cet homme d’un si grand cœur, rompit tout à coup la glace.

–Pardonnez à mon indiscréiion, mon cher baron, fit-il en souriant de son sourire sympathique, mais il y a longtemps que je voulais vous adresser une question qui m’est dictée beaucoup moins par la curiosité que par mon amitié pour vous.

–Questionnez, fit le baron, je vous promets de vous répondre; d’ailleurs, je n’ai rien de caché dans ma vie.

–Pourquoi, continua Norbert, vous qui avez tant de qualités sérieuses, vous qu’on dirait créé pour la vie de famille, ne vous êtes-vous jamais marié? Et vous parlez de marier les autres! continua-t-il sur le ton de la plaisanterie.

Les traits de M. de Verton se rembrunirent de nouveau, et ce fut avec un accent de profonde tristesse qu’il répondit à son jeune ami:

–Je ne me suis pas marié, mon cher Norbert, parce que, dans ma jeunesse, je n’ai jamais rencontré une vraie femme. Ces victimes résignées que leurs maris délaissent ne sont pas plus de vraies femmes à mes yeux que ces êtres futiles et papillonnants qui ne savent que se parer et mentir. D’ailleurs je n’ai jamais compris qu’on se mariât autrement que par amour, je le comprends peut-être aujourd’hui, mais, entre nous, ce n’est encore que très vaguement. Et pourtant je vais bientôt entrer dans ma quarante-cinquième année. Allons! vous voyez que je suis resté romanesque, et je ne m’en cache pas.

–Vous n’avez donc jamais aimé?

–Si. J’avais à peu près votre âge, et je m’étais passionnément épris d’une femme que j’aurais pu épouser, car elle était veuve et, d’ailleurs, c’était un excellent parti, mais j’ai bientôt compris que son cœur manquait de droiture,–tout en elle était apprêté.

–Alors?

–Alors j’ai rompu avec elle. Je l’aimais pourtant, comme Alceste aimait Célimène, malgré ses abominables défauts. Pendant un an j’ai souffert de cette rupture comme on souffre quand on a perdu ce qu’on a de plus cher. J’ai souffert le martyre, et pourtant jamais l’idée ne m’est venue de renouer cette liaison et de manquer ainsi à la parole que je m’étais donnée. C’est ainsi que j’ai appris à devenir un homme.

–Et vous l’avez oubliée?

–Non; mais j’ai cessé de l’aimer. Croyez-moi, cher Norbert, à votre âge ce n’est qu’une affaire de temps. La vie s’ouvre à vous aussi riche en promesses qu’elle s’en montre avare pour nous, et si vous aviez un gros chagrin que vous croyiez incurable,–ce qui vous en guérirait sûrement, ce seraient les ardeurs de la jeunesse. On guérit d’un amour par un autre amour, des mécomptes de son ambition par un nouveau rêve ambitieux; aussi, dans tout ce que vous entreprenez, avez-vous plus de fougue, mais aussi plus de légèreté. On ne devient constant qu’à mon âge, car n’ayant rien à attendre de l’avenir, on sait apprécier ce qu’on possède et l’on s’y attache. Moi, je ne possède rien, j’ai voulu vivre autrement que les autres, j’avais horreur des sentiers battus et des mariages de convenance; aussi me voilà seul dans la vie, ne traînant ma triste existence que pour vieillir, sans un but déterminé, sans affection et sans joie.

» Tenez, Norbert, ce que vous pouvez faire de mieux, c’est d’épouser la jeune fille que votre mère vous destine. Votre mère est une femme intelligente, elle ne saurait mal choisir. Mariez-vous donc, Norbert, et, croyez-moi, il vaut encore mieux se marier trop tôt que de rester vieux garçon comme moi.

Le baron avait un accent de mélancolie qui toucha son jeune ami; aussi prit-il son air câlin, ce qui était son habitude quand il voyait quelqu’un dans la peine.

–Vous parlez de vieillir, mon cher baron, lui dit-il, mais, en comptant bien, je parie que vous n’avez pas plus de trois fils blancs dans vos cheveux dont l’abondance ferait honte à un jeune homme de trente ans. Enfin, quoi que vous en disiez, vous êtes très jeune, et plus d’une fille, des meilleures familles d’ici, serait tout à fait heureuse, si vous lui faisiez l’honneur de la distinguer. Mariez-vous donc, plutôt que de prêcher le mariage aux autres. Vous dites que jamais vous n’avez rencontré de vraie femme; mais avez-vous bien cherché? Il me semble qu’en cherchant bien, cela doit se trouver; quant à l’aimer, vous l’aimeriez certainement mieux qu’aucun homme au monde. Les trésors de bonté que vous cachez si soigneusement.

–Ne continuez pas, Norbert, ou je me fâche.

–Fâchez-vous tant que vous voudrez, mais je vous jure que si j’avais une sœur, et si j’étais chef de famille, e serais heureux de vous la donner.

–Ce serait une grande misère, mon ami. Vous ne savez donc pas ce que c’est que d’aimer à notre âge! L’amour chez un jeune homme appelle l’amour. Chez nous, il reste sans écho, comme un cri poussé dans le lésert, cri que personne n’entend et qui se perd dans l’espace; c’est un perpétuel tourment que rien ne soulage. Une vraie femme! dites-vous? si je trouvais une vraie femme! Oui, je pourrais la trouver: douce, noble, courageuse et franche. Peut-être se montrerait-elle bonne pour moi, comme une sœur de charité, mais elle serait malheureuse, car son cœur resterait fermé à jamais; à moins cependant qu’elle n’en aimât un autre, ce que je ne pourrais lui reprocher, car l’amour est un sentiment involontaire. Or, vous ne pouvez savoir, vous qui êtes jeune, à quel point il est tenace et profond chez un homme de mon âge. Il est plus passionné que chez vous autres, car aucun sacrifice ne lui coûte; tenez, c’est au point que son honneur même, qu’on a porté si haut pendant tant d’années, on serait prêt à le sacrifier rien que pour saisir un semblant de félicité. La fable de Faust est, voyez-vous, plus humaine et plus vraie que toute notre vaine philosophie.

Le baron parlait avec vivacité, sa voix était vibrante et chaude, son teint animé, son œil brillant. Il était vraiment beau en ce moment, plein de toutes les ardeurs de la jeunesse et, à le voir ainsi, on l’eût pris plutôt pour un homme de trente ans que pour l’homme mûr, déjà vieilli qu’il se croyait ou qu’il voulait paraître. Norbert le regardait attentivement, se demandant quelle pouvait être la cause de cette animation extraordinaire; mais aussitôt, se sentant observé, M. de Verton fit un effort sur lui-même et reprit le ton de la plaisanterie.–

–Allons, assez de discours comme cela, fit-il en souriant, assez de propos oiseux! La lune, s’est levée, il est temps que vous me quittiez; on serait inquiet de vous au château. Reprenez donc votre fusil et ne tuez personne en chemin. «

Norbert s’était levé, il remercia son cher hôte de sa cordiale hospitalité et de ses bons conseils, dont il profiterait certainement, si son humeur l’y portait; puis il fit quelques pas pour s’éloigner. «

–Un dernier mot, un conseil, si vous aimez mieux, fit M. de Verton avec vivacité. Vous m’avez dit que vous trouviez votre cousine charmante. Ne vous avisez pas au moins de lui faire la cour. Il est si facile de tourner la tête à une jeune fille, surtout quand on habite sous le même toit! Ne le faites pas, Norbert, ce ne serait pas d’un honnête homme. Harlette est une fille pauvre; jamais vous ne songeriez à la prendre pour femme, laissez-la donc tranquille!

Norbert s’en allait par les sentiers pierreux de la montagne qui, comme des rubans blancs, serpentaient dans les rochers tantôt nus, tantôt couverts de buissons sauvages dont seulement les cades épineux et la lavande se détachaient en clair sur un fond sombre. La lune, qui était déjà assez haut dans le ciel, argentait de ses rayons le revers des feuilles de quelques arbres qui, tout noirs, se dressaient devant lui.

11marchait dans le silence, dans ce silence sublime des montagnes, qui vous isole, vous détache de la vie extérieure et élève votre âme en la portant à rêver de choses idéales ou en vous inspirant de fortes et sereines pensées. Cependant Norbert, cet amant de la nature, qui, en tout autre moment, aurait délicieusement joui du calme de cette belle nuit, avait l’esprit ailleurs. Il pensait à son entretien avec le baron ou à ses confidences, quoiqu’à proprement parler le baron ne lui en eût pas fait; il se rappelait les plaintes qui malgré lui s’étaient échappées de ce cœur endolori, cette désespérance de la vie qui pour lui n’avait, disait-il, ni but, ni intérêt, et puis enfin ce sentiment ardent, passionné, que Norbert n’avait pas de peine à deviner. «Il aime quelqu’un, c’est évident, se dit-il; mais qui cela peut-il être? Je le saurai, je ferai mon possible pour le savoir. Il s’est un peu troublé quand je lui ai parlé de ma petite cousine; puis il m’a recommandé de ne pas lui tourner la tête. Mais non! Harlette n’est qu’une enfant, et un homme aussi considérable ne saurait distinguer une petite fille qui peut-être joue encore à la poupée en cachette. Cependant qui sait? Elle est bien jolie, ma cousine, et si gracieuse! elle est simple dans ses manières et si bonne enfant! Mais non! ce serait de la folie: il est trop âgé pour elle.

» Il ne veut pas que je lui fasse la cour; mais je ne la lui fais pas, je n’y ai même jamais songé, et pourtant il me serait impossible de ne pas me montrer aimable avec une si gentille personne. Si l’on ne parlait qu’à celles qu’on a l’intention d’épouser, comme le font nos paysans, on passerait sa vie à se taire.»

Sous les chênes verts

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