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III

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Il dormit ainsi, tout d’un somme, jusqu’à ce qu’un rayon de soleil frappant sur ses paupières vînt le réveiller en sursaut. Tout surpris d’être tiré de son sommeil si brusquement, il eut de la peine à rassembler ses idées et ne comprit pas tout de suite qu’il était chez lui, chez son père, à près de deux cents lieues de Paris. La fraîcheur de l’air matinal, car la fenêtre était restée ouverte toute la nuit, lui causa comme un frisson de plaisir. Il sauta gaiement à bas du lit pour prendre ce qu’il appelait un bain d’air; mais le soleil lui parut chaud, car il était déjà sept heures et demie. Sans perdre de temps à faire toilette, il passa à la hâte une vareuse blanche, mit son chapeau de paille et courut au jardin, pour ne pas perdre le charme si vite passé d’une belle matinée d’été.

Il marchait au soleil dans une partie écartée du parc, aussi agreste que les montagnes de la Garrigue. Des buissons d’alaternes, aux feuilles lisses, qui venaient là en abondance, accaparaient les rayons du soleil et, comme de petits miroirs en nombre infini, réfléchissaient une vive et blanche lumière qui l’aveuglait. Des milliers de mouches à miel bourdonnaient dans les romarins fleuris, et leur note continuelle–un fa dièze–je crois, lui semblait infiniment douce. Tantôt elle baissait d’un quart de ton, quand les abeilles chantaient piano; tantôt, avec le forte, la note redevenait juste. Les chênes verts et les autres arbres de haute futaie étaient pleins d’oiseaux, dont les uns gazouillaient, les autres sifflaient, d’autres enfin exécutaient de grands airs eu vrais virtuoses. Puis ils se taisaient, et alors reprenait le doux bourdonnement des abeilles qui seules se faisaient entendre. Norbert restait là, écoutant cette musique de la nature et respirant le parfum pénétrant des genêts d’Espagne qui fleurissaient encore, de la lavande, du thym et du romarin dont les fleurs d’un bleu lilas, tellement abondantes qu’elles cachaient la verdure des buissons, étaient, comme la note des abeilles: la tonique dans cette harmonie de couleurs.

Cependant le soleil devenait brûlant, surtout pour un Parisien qui au mois de juin commence déjà à se plaindre de la chaleur. Norbert ne voulut pas d’abord s’avouer que ce soleil, qui était celui de son pays, pût l’incommoder le moins du monde. Il ne cessait de se répéter qu’il était méridional et qu’il éprouvait, un grand plaisir à se sentir griller ainsi. Toutefois, après être resté là un bon quart d’heure, le temps de se persuader qu’on n’est tout à fait bien que lorsqu’on a très chaud, il résolut de s’acheminer vers les grands chênes ombreux qui, sous leurs voûtes, où le soleil pénètre à peine en plein midi, gardaient encore la délicieuse fraîcheur de l’aube. Cette fraîcheur ne lui parut pas désagréable non plus, et, pour mieux en jouir, il songea à un banc rustique qui devait être non loin de là, au détour du sentier. Il se dirigea donc de ce côlé; mais quel ne fut pas son étonnement quand il trouva ce banc occupé! et par qui? par une ravissante jeune fille en peignoir blanc, qui tenait un livre à. la main et paraissait absorbée dans sa lecture. Elle ne l’avait certainement pas entendu venir, car, à son approche, elle n’avait pas fait le moindre mouvement. Norbert n’eut pas besoin de l’examiner longtemps pour la trouver fort jolie, et surtout très belle femme. Elle était grande, merveilleusement faite, ce qui se devinait, malgré les plis incorrects de son peignoir flottant, à cette grâce suave qui résulte naturellement de la perfection absolue des formes.

Elle avait une jambe croisée sur l’autre, et comme, dans ce mouvement, le peignoir s’était un peu relevé, on voyait son petit pied chaussé d’une pantoufle rose et l’attache du pied, qui paraissait même trop fine, car le mollet se devinait à l’ampleur des hanches et des épaules. Le bras, qui sortait de la manche flottante, nu jusqu’au coude, paraissait un peu maigre relativement au reste de sa personne; les mains, toutes petites, mais grasses et aux doigts très fins du bout, étaient peut-être trop roses; mais la jeune fille n’avait que dix-sept ans. La tête était charmante, une tête d’enfant aux joues pleines, légèrement colorées et aux oreilles toutes. mignonnes. Le nez était fin, la bouche un peu grande, mais elle exprimait la bonté et une malice enfantine; les cheveux, très abondants, d’un châtain foncé, étaient roulés derrière la nuque. Les sourcils, plus noirs que les cheveux, avaient une régularité parfaite; des cils très longs ombrageaient ses yeux, qui assurément devaient être fort beaux; mais elle les tenait baissés.

«Qui peut être cette jeune fille? se demandait-il. A en juger par son négligé du matin, ce doit être quelqu’un de la maison, peut-être une voisine que je ne connais pas. Elle tient toujours les yeux baissés, la méchante! Et s’ils n’étaient pas beaux! Je serais pourtant bien curieux de les voir.»

Et il fit un mouvement pour s’approcher d’elle, car c’était son chemin; mais ce mouvement fit bruire un buisson, et ce bruissement fit lever les yeux à la belle fille, des yeux doux et tout rêveurs. Ils eurent un éclair de dépit en apercevant tout à coup le jeune homme qui arrêtait si brutalement son esprit dans ses beaux voyages à travers les pays de la fantaisie, puis s’éteignirent et n’exprimèrent plus rien, sinon la politesse dédaigneuse d’une jeune fille bien élevée qui, sans phrases, vous fait comprendre que vous lui êtes importun. Norbert avait observé ces trois regards différents et en conclut que dans toute la personne de cette chère enfant rien n’était comparable, à la beauté de ses grands yeux si profonds et si parlants.

Elle avait fermé son livre, s’était levée et paraissait disposée à quitter son banc. Norbert resta un moment tout interdit, car elle faisait la moue, comme si elle était offensée de sa présence. Cependant il s’avança vers elle et, le chapeau à la main:

–Pardonnez-moi de vous avoir dérangée, mademoiselle, lui dit-il. Je me promenais; c’est par hasard que je suis venu de ce côté.

Elle rougit, se troubla; puis leva les yeux sur lui, puis lui fit une grande révérence avec la dignité affectée d’une toute jeune fille qui veut singer les grandes personnes; puis, enfin, lui tourna le dos et prit par l’avenue qui menait au château. Notre jeune homme, tout déconfit, tenant toujours son chapeau à la main, la suivait du regard; enfin, se laissant aller sur le banc qu’elle venait de quitter:

«Quelle drôle de petite fille! s’écria-t-il; très jolie et bien gracieuse; mais quel détestable caractère! Elle est contrariée que je l’aie surprise lisant un livre, mais je ne l’ai pas fait exprès, elle le sait bien. Et cette belle révérence! Peut-on être si charmante et si ridicule à la fois? Mais, au fait, elle ne me connaît pas, elle ne sait pas qui je suis. D’ailleurs, de quoi ai-je l’air, avec ma vareuse et mes cheveux en broussaille? Je ne me suis seulement pas donné un coup de peigne ce matin. Elle doit m’avoir pris pour un sauvage ou plutôt, et cela est plus probable, elle m’aura pris pour. mon valet de chambre!»

Il en était là .de ses réflexions lorsqu’il aperçut son père, qui venait de son côté. En un bond il fut debout et courut à lui les bras ouverts. Après l’avoir bien embrassé et lui avoir longuement raconté comment il avait passé ses examens, comment il avait beaucoup travaillé et s’était assez fatigué pour avoir mérité de se reposer pendant quelques mois, il lui demanda enfin quelle était la belle personne qu’il venait de rencontrer dans le parc. Le comte, très grave d’ordinaire, se sentait gagner par la bonne humeur expansive de son fils.

–Cette jeune fille, fit-il; mais c’est Harlette, la fille de feu ma cousine germaine, madame de Keroët, mariée en Bretagne et morte il y a deux ans. Son père est allé en Amérique pour refaire fortune. Il avait dissipé la sienne avec un entêtement tout breton, dans des entreprises industrielles qu’envers et contre tous il s’obstinait à trouver excellentes; en sorte que la pauvre enfant est aujourd’hui presque orpheline. Nous nous en sommes chargés. Ta mère, depuis la perte cruelle que nous avons faite, avait besoin de quelqu’un pour la distraire et pour lui tenir compagnie. Aussi nous avons pensé que mieux valait prendre une parente qu’une étrangère. Voilà neuf mois que nous l’avons avec nous.

Norbert, poussé par une curiosité bien pardonnable à son âge, allait lui demander quelques détails sur cette nouvelle cousine qui lui tombait de Bretagne; mais, quoique très jeune, il avait déjà beaucoup de tact et ne voulut pas avoir l’air de trop s’intéresser à elle. Il parla donc d’autre chose; de nouvelles plantations de vigne, car le comte, qui possédait de vastes propriétés, était un vigneron passionné et se vantait, avec quelque raison, de produire les meilleurs crus de la contrée. Puis, après avoir convenablement flatté ses manies, il le quitta pour faire toilette, car l’heure du déjeuner approchait.

–Je suis bien content que tu sois venu, lui dit le comte d’une voix affectueuse. Te voilà grand garçon et beau cavalier, par ma foi. D’ailleurs tu as fait de bonnes études, ce qui ne gâte rien. Enfin, je suis content de toi.

Et il lui serra la main avec force. Norbert, qui jamais encore n’avait été si bien accueilli à la Renède, se sentait tout attendri. Il embrassa son père, et avec des yeux humides, il lui dit:

–Je vous promets, mon père, de faire mon possible pour toujours vous complaire, et ce me sera facile, si vous me marquez souvent autant d’affection qu’aujourd’hui.

–C’est bon, répondit le comte avec brusquerie. Va! dépêche-toi de t’arranger pour le déjeuner; ne te mets pas en retard,–c’est là une chose avec laquelle je ne plaisante pas.

Norbert courut à sa chambre, et, en moins d’une demi-heure, se fit aussi coquet que possible. «Ah! ma petite cousine, se disait-il, vous aviez tout à l’heure des façons dédaigneuses avec moi! Nous allons voir maintenant. Je suis sous les armes!»

Il descendit au salon; mais elle aussi était sous les armes, la petite cousine! Elle portait une robe de mousseline blanche toute simple, avec une ceinture rose, une touffe de lauriers-roses à son corsage et des lauriers-roses dans les cheveux, qui n’étaient plus, comme ce matin, roulés à la diable derrière la nuque, mais arrangés d’une manière savante et bien à l’air de sa figure. Norbert, d’un coup d’oeil, observa tout, mais sa mère était là, et ce fut naturellement d’elle qu’il s’approcha avec des démonstrations de respect qui ne sont plus trop de mise. Il lui baisa la main, s’informa de sa santé, lui dit qu’il était très heureux de se retrouver auprès d’elle: enfin, il lui débita, selon l’usage établi dans la maison, les banalités les plus banales, en y mettant toutefois une grâce qui les faisait paraître aimables. La comtesse lui répondit sur le même ton, moins l’amabilité et la grâce. Elle ne le tutoyait pas cet gardait avec ce fils charmant un air d’autorité qui, certes, lui inspirait du respect, mais aussi le mettait mal à l’aise. Enfin, après cinq ou dix minutes d’une conversation dont toutes les phrases ressemblaient à des fins de lettres, émaillées de veuillez agréer, de j’ai l’honneur de…, d’hommages respectueux, etc., Norbert se tourna vers le comte et le pria de le présenter à sa cousine. La présentation faite, il s’excusa de nouveau auprès d’elle de l’avoir, le matin, troublée dans une lecture qui paraissait beaucoup l’intéresser; lui asura qu’il était désolé de s’être montré importun, mais qu’elle l’en avait bien sévèrement puni en le traitant encore plus froidement qu’on ne traite un étranger.

–Que lisais-tu donc? fit la comtesse en regardant sévèrement la jeune fille.

–Je relisais Bossuet, madame, répondit-elle en rougissant beaucoup, car elle mentait, et en jetant à son cousin un regard de haine, pour le punir de son indiscrétion.

On passa à la salle à manger. Le déjeuner, ou, pour mieux dire, le dîner était irréprochablement servi; d’ailleurs, on faisait excellente chère au château. Tout le temps du repas, la conversation roula sur des cousins et des cousines qu’on avait à Paris, et dont la comtesse ne connaissait la plupart que de nom; mais, comme c’étaient presque tous des noms historiques, elle en avait la bouche pleine. Norbert connaissait surtout les cousines; les unes, pour les avoir beaucoup fréquentées, d’autres, qui recevaient peu. pour les avoir rencontrées dans le monde, au bal de l’ambassade de ***, etc.

–C’est de préférence avec mes cousines que je danse, disait-il; d’ailleurs, je n’y ai aucun mérite: elles sont presque toutes fort gentilles et très entourées.

Puis il parla du raout de sa cousine la marquise de du thé de sa cousine la duchesse, qui recevait des bonapartistes, pour faciliter à son fils l’accès de la carrière diplomatique. On rencontrait chez elle des familiers de l’empereur, des ambassadeurs et des ministres;:– mais, comme il régnait dans ses salons une liberté qui, du reste, était du meilleur goût, et qu’on y faisait d’excellente musique, ses soirées étaient très courues, même par les boudeurs les plus haut cravatés du faubourg Saint-Germain. On reprochait sans doute à la-duchesse de faire des avances à une cour de carton, mais on n’en briguait pas moins l’honneur de lui être présenté. Madame de Vabran, quoique enchantée, au fond, que son fils eût ainsi ses entrées dans la haute société, n’en laissait rien paraître. Elle gardait un air d’indifférence; mais la petite cousine, qui écoutait de toutes ses oreilles, pensait que M. Norbert devait être un homme tout à fait supérieur, puisqu’il parlait si familièrement des dames du plus grand monde; puis elle pensa qu’il était très fat de se figurer que ses cousines les duchesses fussent déjà si honorées qu’il daignât danser avec elles.

«Moi aussi, je suis sa cousine, se dit-elle enfin mais s’il affecte d’être poli avec moi, ce n’est que pour se moquer, car je ne suis qu’une petite fille sans conséquence. C’est par méchanceté qu’il a dit à sa mère que j’étais ce matin absorbée par la lecture, c’est pour me dénoncer qu’il l’a dit et qu’il m’a forcée de mentir, car ce n’est pas Bossuet, c’est bien un roman que je lisais. Voilà bien les gens de Paris! Ils perdent là-haut tout sentiment de délicatesse et d’honneur. Dénoncer une jeune-fille! c’est de la bassesse. D’ailleurs, il paraît si sûr de lui-même, si entiché de sa personne! C’est tout à fait un fat. Je le déteste!»

Cependant notre héros n’était ni fat ni présomptueux; c’était au point qu’il ne se savait seulement pas joli garçon. Quelques femmes le lui avaient dit, mais il se méfiait des flatteries féminines. Il est vrai que de temps en temps, après s’être bien regardé dans la glace, il prenait bonne opinion de lui; mais, un moment après, il se disait qu’il y avait tellement de commis en nouveautés et de jeunes premiers de petits théâtres qui étaient aussi bien tournés et plus beaux garçons, qu’il n’y avait pas à en tirer vanité. Enfin c’était tout l’opposé d’un bellâtre, de cette race d’hommes absolument, odieux et plus insupportables encore que ces très belles femmes dédaigneuses en apparence des hommages dont elles sont si avides.

Et la preuve que Norbert n’était pas fat, c’est qu’il ne s’étonna même pas qu’une petite fille de province eût affecté pendant tout le temps du déjeuner de ne faire nullement attention à lui. Cependant, une demi-heure après, comme il était dans le parc à fumer un cigare, il ne put s’empêcher de dire à son père, qui marchait à ses côtés:

–Votre nièce à la mode de Bretagne est une bien„ étrange personne. Elle m’a l’air d’une petite sauvage. Est-ce ma présence qui l’intimide? ou bien est-elle toujours ainsi,–silencieuse, farouche, ou plutôt effarouchée?

– Mais non, répondit le comte; seulement, son éducation a été un peu négligée. Sa mère, qui voulait la garder auprès d’elle, étant toujours malade, n’a pu s’en occuper sérieusement. La petite est donc restée fort ignorante,–elle le sait, et cela la rend timide. Elle a toujours comme une appréhension de commettre une maladresse ou de dire quelque chose hors de propos.

Le père et le fils allaient se séparer. Un ouvrier était survenu et entretenait le comte des prochaines vendanges. Norbert, qui n’avait pas son avis à donner sur ce sujet et qui ne savait plus écouter, dès qu’on parlait de choses auxquelles il n’entendait rien, était déjà à vingt pas, quand le comte le rappela et, le prenant à part:

–Peut-être, lui dit-il, quelques amis, qui auront appris ton arrivée, viendront-ils aujourd’hui nous faire visite. Je les garderai à dîner. Un peu de tenue, mon garçon. Tu parles de sauvages, tâche de l’être un peu, ni plus ni moins que nous autres, plutôt que de te montrer par trop Parisien.

–Soyez assuré, mon père, que j’applaudirai à tout ce qu’on va dire, je surenchérirai même sur les services que M. de Sador a rendus à la France.

–Tu te moques, est-ce là ta manière? Ne surenchéris pas, sois convenable et modeste.

–Je suis si modeste, mon père, que je cours de ce pas chez mes amis les pêcheurs, avec lesquels je ne me suis jamais montré ni Parisien, ni orgueilleux. Nous allons vous pêcher de beaux barbeaux pour un court-bouillon, que nous accommoderons de façon à nous concilier les sympathies de vos convives.

Et il s’en fut vers ses amis les pêcheurs. Il y en avait de vieux, à cheveux blancs, qui, l’ayant connu enfant, paraissaient gênés pour ne plus le tutoyer, mais, de temps à autre, le tutoyaient tout de même. Norbert connaissait le métier. Il avait fait autrefois de si bonnes parties avec eux! Il savait se rendre utile, jeter les filets et manier l’aviron.

Il connaissait les endroits les plus poissonneux de cette partie du Rhône et avait aussi toutes les finesses pour déjouer la curiosité des gardes-pêche quand, aux temps des aloses, on prenait un barbeau ou une carpe, poisson défendu en cette saison,–mais que le pêcheur le plus honnête n’a jamais le courage de jeter à l’eau, comme l’ordonne le règlement. Norbert avait été à la pêche par des soleils ardents, comme par de beaux clairs de lune, quand l’eau du Rhône était trouble, et aussi par les nuits les plus noires, les plus belles, selon lui, car le poisson, n’y voyant pas, se laissait mieux prendre dans les filets courants.

Ç’avait toujours été son plaisir favori; il le préférait de beaucoup à la chasse, dans ce pays peu giboyeux, où d’ailleurs il ne trouvait jamais, pour chasser, d’autre compagnon que son chien, qui, pendant les longues heures qu’ils se promenaient ensemble, l’attristait par ses allures mélancoliques. Comprenant mieux que son maître l’inutilité de ces longues-courses, il le regardait tout le temps de ses yeux intelligents, où se lisait un découragement profond.

L’arrivée de Norbert au campement des pêcheurs fut saluée par ces bonnes gens, peu expansifs d’ordinaire, par des sourires bienveillants et par des: Adiousias, moussu Norbert, anas ben? qui chez ces natures rudes en disaient autant et plus encore que de chaleureuses protestations d’amitié. Dix mains se tendirent vers lui en même temps, et il ne savait à qui entendre; mais là où son embarras devint extrême, ce fut lorsqu’il lui fallut opter pour le bateau dans lequel il s’embarquerait. Les filets étaient déjà descendus, et l’on allait partir Norbert craignait de faire des jaloux, ce qui était inévitable; aussi donna-t-il la préférence au plus ancien, et tout le monde applaudit à une si sage décision.

On démarra, et voilà notre Parisien aidant à la manœuvre; mais l’étude approfondie des Pandectes de Justinien lui en avait fait perdre l’habitude. Ille sentait et en rougissait. «Le père Carbot (c’était le nom du vieux pêcheur) doit me trouver bien maladroit», se disait-il. Et en effet le vieillard l’interpella bientôt par un: «Laissez donc, monsieur Norbert, vous vous fatiguez inutilement, nous ferons aussi bien sans vous.» Norbert courba la tête sous cette injure, qu’il n’avait que trop méritée. Mais la pêche marchait mal, et il craignait qu’on ne l’en rendît responsable; aussi en voulut-il justifier l’insuccès,

–Les eaux sont trop claires, père Carbot, fit-il d’un ton délibéré, et, avec ce soleil éblouissant, le poisson voit les filets courants et s’en méfie.

–Nous ne pêchons pas l’alose, répondit le père Carbot d’un ton bourru. L’alose est fine et se méfie, tandis que la carpe et surtout le barbeau sont bêtes comme.

«Comme nous autres Parisiens, c’est là ce qu’il veut dire, pensa Norbert, et il a peut-être raison. Nous nous croyons si malins, que nous ne nous méfions ni des filets. courants, ni des autres, et nous nous laissons prendre à des pièges que le plus naïf voit de loin, et qu’il évite simplement, sans pour cela se considérer comme un être supérieur. C’est ce que pense sans doute le père-Carbot. Mais à propos de quoi? Suis-je jamais tombé dans un piège? Je ne crois pas; d’ailleurs, ce n’est pas ici qu’on m’en tendrait. Ici, je n’ai pas à me méfier, je n’ai qu’à me laisser vivre.»

Et, tout en rêvassant ainsi, notre jeune homme se-laissait aller à une demi-somnolence provoquée sans-doute par l’ardeur du soleil et le doux mouvement de la barque. Il ferma les yeux et s’endormit tout à fait pendant quelques minutes; mais, si court que fùt son sommeil, il fit un rêve. Il revit sa petite sauvage de cousine, en peignoir blanc, lisant dans un livre, sous les chênes verts, et il en éprouva comme un serrement de cœur qui l’éveilla en sursaut.

«Ah! la belle fille, se dit-il, et les beaux yeux! Pourquoi est-elle si étrange et si réservée? Elle aurait dû pourtant me-faire meilleur accueil, comme au fils de la maison; mais c’eût été banal, et je l’aime mieux telle qu’elle est, cette petite orgueilleuse. Elle a une saveur qu’on ne trouve pas à nos Parisiennes. Elle eu est toule –différente, comme les senteurs de nos plantes de montagnes, pleines de cigales, sont différentes de ce qui se vend dans une boutique de parfumeur. Pauvre petite! Ce qui la rend peut-être si farouche, c’est qu’elle est presque orpheline, sans fortune, et qu’elle se sent seule au monde, à la charge des autres, de parents éloignés qu’elle ne connaissait pas il y a quelques mois et qui peut-être aujourd’hui encore sont des étrangers pour elle. Mais voyons, je suis bien bon de m’en occuper. Ce n’est peut-être qu’une petite sotte. D’ailleurs je ne la –connais pas.»

Cependant il lui vint tout à coup, sans qu’il sût comment ni pourquoi, le désir de la revoir et de faire connaissance. Ce désir n’était certainement qu’un peu de curiosité; mais cette curiosité devenait impatiente. Il s’en étonna beaucoup, la trouvant déraisonnablee; aussi se bâta-t-il d’y satisfaire.

Ce n’était pourtant pas chose facile. Harlette était au salon avec sa tante et lui faisait la lecture. La comtesse paraissait tout absorbée par un ouvrage de tapisserie et n’avait nullement l’air d’écouter; aussi la jeune fille, qui s’en apercevait, lisait machinalement, avec une monotonie désespérante. Il est vrai que le livre l’intéressait peu,–il traitait de choses graves, ayant rapport à des questions de théologie très embrouillées. Or, .tous les sages sont d’accord sur ce point que des meilleures choses il n’en faut guère abuser, et Harlette, quelque dévote et quelque sage qu’elle fût, trouvait qu’on abusait au château de ces livres excellents, bien faits pour édifier une petite fille, si elle n’en lisait quelques pages que de loin en loin; mais peu attrayants en somme, pour quiconque en fait quotidiennement sa nourriture intellectuelle. Et la preuve qu’Harlette était dans le vrai, c’est que sa tante, qui certainement valait mieux qu’elle, étant une personne sérieuse et vraiment confite en dévotion, ne l’écoutait pas toujours bien attentivement, et quelquefois même, aux passages les mieux écrits, n’était pas du tout à la lecture.

A l’arrivée de Norbert, la jeune fille cessa de lire, et, comme elle n’avait pas revu son cousin depuis le déjeuner, se souleva de son siège et lui fit une révérence bien cérémonieuse; puis elle se rassit et se disposa à continuer; mais la comtesse, interrompue dans ses pensées par ce moment de silence, leva la tête, vit son fils et se tournant vers elle:

–Assez de lecture pour aujourd’hui, mon enfant, lui dit-elle. Monte à ta chambre et fais un peu de toilette. Nous aurons du monde à dîner ce soir.

La petite, sans mot dire, se dirigea vers la porte du salon et resalua Norbert, qui avait l’air si gauche en lui rendant son salut qu’elle ne put s’empêcher de sourire. La gaucherie de notre héros s’expliquait naturellement par sa surprise de voir renvoyer la jeune fille pour’ laquelle il venait de quitter enfin son plaisir favori, car ce n’était pas pour sa mère que l’ingrat était venu. D’ailleurs celle-ci, toujours réservée, presque froide, ne lui en témoigna nul contentement. Ils causèrent pourtant pendant près d’une heure, si toutefois il est permis d’appeler causerie un échange machinal de paroles qui ne les intéressaient ni l’un ni l’autre. Ce qui intéressait Norbert, c’était de savoir pour quelle raison sa mère avait renvoyé Harlette.

–Nous n’avons rien de bien particulier à nous dire, pensait-il; la petite n’était donc pas de trop. Pourquoi l’a-t-on envoyée faire toilette? Ce n’est pas avant deux heures qu’on va se mettre à table. Peut-être ne veut-on pas que je me rencontre avec elle, même sous les yeux de ma mère. On ne saurait prendre assez de précautions dès qu’il s’agit de jeunes gens. Mais elle ne me plaît pas, cette petite fille, et je ne vois pas pourquoi il serait peu convenable de nous laisser causer ensemble. Ah! pruderie de province! que je te reconnais bien là!

Sous les chênes verts

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