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IV

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Table des matières

Cependant les convives qu’on attendait ne tardèrent pas à arriver. Ils étaient au nombre de cinq, et Norbert les connaissait tons Il y avait d’abord M. le vicomte de Sador, chef du parti royaliste, homme de poids, et fort distingué de manières, courtois et parfaiment tolérant, car il tolérait qu’on lui donnât la réplique, mais il ne permettait pas–et là il avait raison– qu’on réfutât une proposition qu’il avançait. Norbert autrefois s’en était rendu coupable, mais ce péché lui était probablement pardonné, puisque le vicomte, à peine entré, l’honora d’une poignée de main et lui dit paternellement:

–Enfin, vous voilà grand garçon, licencié en droit, avocat quand vous voudrez; aussi j’espère que vous n’emploierez plus jamais votre talent et votre science à des controverses inutiles.

» Vous défendrez les grands principes, continua-t-il; vous marcherez sur les traces de ce géant qui s’appelle Berryer, et dont les hautes inspirations devraient être partagées de tous ceux qui ont pour souci de léguer à la postérité un nom glorieux. Vous n’avez certainement pas besoin de vous en créer un,–car vous vous appelez Vabran,–mais vous devez tenir à honneur de prouver à vos contemporains, comme à la postérité, qu’en servant la monarchie qu’ont servie vos aïeux, vous n’appartenez pas à ces enfants du siècle qui, transfuges, font rougir de honte les ossements de leurs ancêtres.

Norbert ne comprenait pas bien comment on pouvait partager l’inspiration de quelqu’un, ni comment on faisait rougir les ossements des morts; mais il comprit parfaitement que son devoir était de s’incliner devant de si bonnes raisons;-aussi le fit-il sans trop de mauvaise grâce.

Le second personnage, bien sympathique celui-là, et pas prudhomesque du tout, était le baron de Verton, un original, franc comme l’or et le cœur sur la main, aimant passionnément Henri V, chez lequel il avait dîné à Venise, s’étant battu plus d’une fois, rien que pour prouver au vulgaire que son roi-était le plus honnête homme de France, et toujours prêt à recommencer. C’était un fanatique, mais nul plus que lui ne portait le cœur haut, et Norbert l’aimait infiniment. C’était le seul homme du parti qui osât contredire M. de Sador,–il osait même le contrecarrer; mais comme chacun connaissait le baron et l’estimait pour son-grand caractère, on respectait ses emportements.

Il y avait ensuite deux dames, l’une âgée: madame la vicomtesse de Sador, l’épouse du personnage important, très importante elle-même, quoique fort laide; mais si respectable que dans la ville voisine, une grande ville, la plus fidèle aux bonnes traditions, elle était la dame la plus méritante,–et l’archevêque lui-même tenait à honneur de rendre hommage à ses hautes vertus en lui faisant visite au moins trois fois l’an.

Sa nièce par alliance, la vicomtesse Aline de Sador, veuve depuis trois ans d’un officier de cavalerie, fils du frère de M. le vicomte, était une grande et belle femme de vingt-cinq ans, intelligente, instruite et fort aimable. Elle avait été élevée à Paris, au Sacré-Cœur, y avait fait des études passables, car elle était bonne musicienne et très instruite de tout ce qu’une honnête fille doit savoir de la littérature du dix-septième et du dix-huitième siècle. [Après son mariage, elle avait peut-être jelé les yeux sur quelque roman de Balzac, mais elle en était restée épouvantée, comme d’un gros péché. Ce fut surtout depuis qu’elle était devenue veuve qu’elle rompit tout commerce avec les poètes et les romanciers,–avec ceux-là du moins qui parlent à l’imagination. Or, il n’y avait rien qu’elle redoutât autant, car elle avait du tempérament et se méfiait de la tentation. Grâce à toutes ces précautions, elle restait donc la plus pudique des veuves, craignant Dieu, et encore plus les médisances du prochain.

D’ailleurs elle était douce, charitable et même sympathique, quand son oncle et sa tante n’avaient pas les yeux sur elle. Mais en leur présence elle affectait une pruderie très gauche, une raideur disgracieuse, et. faisait avec la bouche des grimaces qui l’enlaidissaient affreusement. Aussi Norbert s’était-il d’abord pris d’antipathie pour elle, n’ayant pas été initié au secret de son martyre. Elle n’avait été heureuse, c’est-à-dire mariée, que pendant trois ans, avec un bon garçon, orphelin de père et de mère, qui avait mangé sa fortune aux trois quarts dans des garnisons où l’on menait joyeuse vie, puis, pour faire une fin, l’avait épousée.

Ç’avait été un bon mari, car, depuis son mariage, jamais on ne lui avait connu plus d’une maîtresse à la fois, –et s’il était mort de la poitrine à l’âge de vingt-huit ans, il n’y avait à en accuser que les désordres de sa vie de garçon. Aline l’avait beaucoup aimé, et fort apprécié. Elle disait à qui voulait l’entendre, qu’il valait certainement mieux que les autres, car il lui donnait au moins deux soirées par semaine,–sa santé délabrée ne lui permettant pas de les passer toutes au cercle, ou ailleurs, ainsi que c’est l’habitude de la jeunesse de là-bas. Depuis sa mort, Aline se trouva donc, avec son enfant, à la merci de ses beaux-parents, très riches et sans héritiers.

Ils adoraient le petit vicomte, et tyrannisaient la malheureuse mère, pour la punir des méfaits de leur mauvais sujet de neveu, qu’en plus d’une occasion elle avait essayé de défendre. C’étaient pourtant eux qui avaient fait le mariage; mais, avec la logique du plus fort, ils ne se lassaient pas de le lui reprocher; et leur plus grand grief contre elle, c’était de n’avoir su empêcher ce garnement de manger le quart de là fortune qui lui restait, plus la moitié de celle qu’elle lui avait apportée en dot. Aline n’osait rien leur répondre,–elle s’y était bien essayée une fois, mais on sait déjà que le comte de Sador ne permettait à personne de discuter un arrêt tombé de ses lèvres.

Aussi, au bout d’un an, la-jeune femme, persuadée qu’étant presque ruinée elle n’avait qu’à s’humilier et à se soumettre, prit-elle son mal en patience, puis elle se dit que peut-être n’était-ce même pas un mal, et s’habitua à sa position d’esclave. Elle se félicitait, au contraire, d’avoir pour maîtres des gens si respectés, si bienfaisants et si bons, qu’en leur obéissant en tout point elle pouvait être assurée de faire son salut. D’ailleurs, elle avait jeté les yeux sur le baron de Verton, qui n’avait que quarante-cinq ans et n’était pas encore marié.

Enfin, le cinquième convive était l’homme de paille, le bouc émissaire de M. le vicomte de Sador. C’est lui qui dirigeait la feuille légitimiste de la localité. C’est lui qui se battait en duel avec les journalistes de la préfecture, quand M. de Verton jugeait qu’il n’était pas de sa dignité de se commettre avec de si petit monde; c’est lui encore qui faisait de la prison quand un article trop violent contre l’empire, inspiré par le grand chef et écrit par leur homme d’esprit, dans ce style mordant qui vise surtout les personnes, et dont seuls les provinciaux ont gardé le secret, le faisait condamner par les tribunaux.

On payait l’amende, mais lui, ce pauvre M. Dérin, payait de sa personne. Ce qui paraîtra merveilleux, c’est qu’il s’en montrât fier. D’ailleurs, pour le dédommager de tant de déboires, on avait décidé qu’il serait candidat perpétuel à la députation, il représenterait à la Chambre le parti légitimiste qui était en nombre; –mais inutile d’ajouter que sur ce point de la France, comme partout ailleurs, le candidat patronné par le gouvernement obtenait invariablement une écrasante majorité, ce qui est toujours arrivé et arrivera toujours, quel que soit le régime que subisse dorénavant le peuple souverain.

Telle était donc la société d’intimes réunie ce jour-là chez madame de Vabran; il n’y manquait, pour qu’elle fût complète, que les deux amies les plus chères de. la comtesse, les dames de Noveterre, qui n’étaient revenues que depuis six. mois habiter leur château, à uue lieue et demie de la Renède. Norbert ne les connaissait pas, car elles avaient quitté le pays depuis plus de quinze ans et avaient passé tout ce temps à Paris. C’étaient, au dire de tous les voisins, des personnes d’une grâce parfaite: la marquise douairière, âgée seulement de trente-cinq ans, et sa fille qu’on appelait Kitty tout court. Aussi, tout en les traitant de Parisiennes, on ne s’avisait pas d’en trop médire.

On paraissait au contraire beaucoup regrelter qu’elles –eussent manqué à cette réunion de famille. Madame Aline de Sador, la seule jeune femme de la société, se joignait à ce concert d’éloges et de regrets; mais avec un peu de mauvaise grâce, car sa tante, ne tarissant pas sur la supériorité de l’inimitable Kitty, lui adressait de temps en temps des sourires ironiques.

–Il n’est pas étonnant, après tout, fit enfin Aline, un peu à bout de patience, que ces dames ne soient pas venues. Nous fêtons aujourd’hui l’arrivée de M. Norbert, et une fille à marier, comme Kitty, n’aimerait pas à être soupçonnée de vouloir se jeter à la tête d’un jeune homme qui passe pour un excellent parti.

Tout le monde s’émut de cette sortie, excepté Norbert qui n’était ’pas à la conversation. Il regardait depuis quelque temps la petite cousine et s’apitoyait sur elle. Assise sur un tabouret, près de la sévère vicomtesse de Sador, elle écoutait avec une docilité craintive quelques observations que la bonne dame daignait lui faire à propos de sa toilette, qui manquait de sévérité, de sa coiffure un peu débraillée, car la pauvre fille ne pouvait jamais réussir à bien lisser de petits poils follets au-dessus de son front;–puis elle avait la manie de se parer de fleurs naturelles, en mettait dans ses cheveux et en portait toujours un joli bouquet à son corsage. La respectable dame ne lui disait pas précisément qu’en s’arrangeant ainsi, elle manquait de modestie; mais elle le lui donnait à entendre, et sa tante, madame de Vabran, se plaisait à souligner les critiques de son amie.

–Je voudrais lui dire un mot pour la consoler, pensait Norbert, mais pour sûr, à table, on me placera près de cette femme si laide, qui, m’ayant sous la main, voudra me faire, à moi aussi, de la morale, ou près de sa nièce que par charité elle rend si malheureuse.

Pourtant ses prévisions ne se réalisèrent pas, on le plaça entre son ami de Verton et sa petite cousine. La conversation roulait toujours sur ces dames de Noveterre, l’ornement de la province, et madame de Vabran exaltait plus que jamais cette chère Kitty, cette merveilleuse enfant qui lui rappelait la fille qu’elle avait perdue. Ce n’était que lorsqu’elle la voyait qu’elle avait un peu de joie; mais ces courts instants, elle les expiait cruellement quand, de nouveau, elle se retrouvait seule avec le souvenir de celle qui l’avait quittée pour toujours.

La comtesse parla sur ce ton un peu longuement, et le chœur des convives l’écoutait en silence et ne l’interrompait que pour surenchérir sur l’éloge qu’elle faisait de ses voisines. Cependant, comme on se lasse de tout en ce monde, même de médire du prochain, on finit par se fatiguer de louer ces dames si immodérément, et la conversation prit un autre tour, c’est-à-dire qu’elle se mit à rouler pesamment dans les ornières banales de la politique, creusées depuis longtemps par plusieurs générations de royalistes.

Ces choses futiles, Norbert les avait déjà entendues; mais le ton pédantesque avec lequel elles étaient débitées et ponctuées le plongea bientôt dans la tristesse; puis il s’épouvanta, en vrai Parisien, de voir s’avancer sur lui, comme pour l’écraser, ce gros nuage noir de phrases creuses chargé d’un ennui épais et lourd. Il lui fallut, pour continuer de faire bonne contenance, se dire et se répéter sans cesse que les personnes qui déraisonnaient si gravement étaient, après tout, les plus honnêtes gens de France, mais que cela ne l’obligerait nullement à partager leur douce folie. D’ailleurs il prit le parti de ne pas les écouter, tout en affectant par politesse de leur prêter la plus grande attention, et se mit, en revanche, à servir sa petite cousine, en échangeant avec elle quelques paroles affectueuses.

La petite cousine se tenait sur la réserve. Elle était toute confuse de se voir l’objet des attentions d’un cousin si charmant, qui certes ne s’adressait à elle que par mégarde, car son devoir de fils de la maison eût été de faire l’aimable avec la dame la plus méritante et la plus respectée,–la vicomtesse de Sador, ou tout au moins avec madame Aline que chacun proclamait non seulement une personne irréprochablement vertueuse, mais encore remplie de talents. Pourtant, comme il continuait à ne se montrer prévenant que pour elle et que, d’autre part, madame Aline ne dissimulait presque plus la contrariété qu’elle en éprouvait, la petite fille reprit confiance et finit par se dire, mais tout doucement, que peut-être elle aussi pouvait plaire, malgré son insignifiance.

Elle continuait toutefois à se tenir sur ses gardes. Norbert l’en plaisantait, s’en plaignait en riant, puis lui demandait pourquoi elle le voyait d’un si mauvais œil. La petite, avec un grand sérieux, bredouillait des réponses fort amusantes, quoiqu’elles n’eussent pas le sens commun; aussi le jeune homme trouvait-il leur con versation pleine d’intérêt. Malheureusement on Les interrompait souvent en lui adressant des questions inutiles. On lui demandait, par exemple, des nouvelles de Paris, non pas de celles que. publient les journaux démagogiques (lisez bonapartistes) ou les feuilles honnêtes, qui n’osent plus dire la vérité, mais de. vraies nouvelles. Norbert les renvoyait à la Gazette de France; mais on lui faisait observer que cette respectable feuille avait perdu la confiance du parti;–elle n’osait plus éclairer le pays sur ses véritables intérêts. Alors il répondait évasivement, puis demandait à sa cousine, avec instance, pourquoi elle avait eu tantôt un sourire moqueur en quittant le salon.

Évidemment, elle ne pouvait s’être moquée que de lui; mais en quoi lui avait-il semblé ridicule? La cousine paraissait plus embarrassée que jamais; mais madame Aline, qui commençait à se fâcher, car décidément notre jeune homme faisait bien peu attention à elle, fit irruption dans la conversation générale et adressa à Norbert une question à laquelle celui-ci, en homme du monde, trouva moyen de répondre par un compliment.

–Que pense-t-on de nous à Paris? demanda Aline

–Vos amies du Sacré-Cœur, fit-il, et aussi toutes les personnes qui vous ont rencontrée dans le monde, regrettent vivement que vous l’ayez quitté pour aller vivre en province.

Aline, pour prouver qu’elle était vraiment digne d’y vivre et d’y rester, fit trois Ah! sur trois tons différents, en se maniérant infiniment et en faisant des grimaces fort laides qui probablement signifiaient qu’on avait «effarouché sa modestie.

–Ce n’est pas de moi qu’il s’agit, reprit-elle. en baissant les yeux. Je vous demandais ce qu’on pensait –à Paris de notre parti.

–On n’ose pas y exprimer sa pensée, répondit Norbert. Puis, doucement, à sa cousine: A Paris, lui dit-il, on les ignore absolument et l’on s’en soucie encore moins.

La cousine sourit. Elle ne savait pas, la pauvre enfant, qu’il eût été plus convenable de se scandaliser d’une telle énormité.

–Enfin, fit Norbert, enfin je vous vois sourire. La –glace est rompue. Mais qui donc vous a appris à sourire si gentiment? ce n’est pas madame Aline? Non, n’est-ce pas?

–Madame la vicomtesse, répondit cette petite fille pleine de réserve, ne m’a rien appris de ce qu’elle sait, et croyez bien, monsieur mon cousin, que, s’il en avait été autrement, je ne serais pas si ignorante.

–Restez ignorante, petite cousine, je vous en supplie; mais continuez à ne ressembler qu’à vous-même.

Cependant le vicomte de Sador pérorait et regardait fixement le pauvre Norbert, qui, pour cette fois, ne pouvait faire autrement que de tendre l’oreille. Le vicomte se comparait aux chevaliers de Malte et se disait heureux de ne pas avoir d’enfants, car, pour tout homme qui se voue à de grandes entreprises, les enfants ne sont qu’un empêchement.

–Je comprends, fit Norbert: n’ayant pas d’enfants, vous avez adopté Henri V

Le vicomte était lancé, et cette interruption, qu’en tout autre moment, il eût peut-être trouvée irrévérencieuse, le flatta, et à tel point que, se grisant tout à fait de son enthousiasme, il s’écria avec chaleur:

–Oui, je l’ai adopté!–je l’ai adopté comme l’ont fait tous les honnêtes gens;–aussi l’Empire n’en a-t-il plus que pour trois mois! C’est moi qui vous le dis!

–Voilà quinze ans qu’il nous le dit, fit tout bas Norbert au baron de Verton, qui, homme d’action, trouvait ce papotage fastidieux et s’en montrait particulièrement agacé.

Le dîner touchait à sa fin. On en était au Champagne. Alors le maître de la maison se leva et proclama solennellement un toast au roi. Tous, par un mouvement spontané, se dressèrent debout, levant leurs verres. Puis on trinqua au licencié et on lui souhaita bonne chance dans le combat loyal qu’il aurait à livrer aux mécréants, pour défendre la foi de ses ancêtres. Le vicomte de Sador s’approcha de lui et l’embrassa, son père fit de même ainsi que ce bon M. Dérin, qui, depuis le temps qu’il était là, n’avait pas encore soufflé mot; mais le baron de Verton, en lui donnant aussi l’accolade, lui dit avec une émotion sincère:

–Mon cher Norbert, nous vous armons chevalier de la sainte cause.

Ces hommes francs comme l’or et braves comme leurs épées, dépensaient ainsi en émotions stériles le sang de leur cœur, qu’ils eussent versé avec joie, jusqu’à la dernière goutte, pour celui en qui ils voyaient la personnication de l’honneur et de la gloire de la France. Or, tout sentiment vrai est naturellement communicatifi aussi Norbert fut-il tout étonné de sentir tout à coup deux larmes lui monter aux yeux. La petite cousine s’en aperçut et lui dit, en se penchant à son oreille:

–Mon opinion vous importe peu; mais je suis contente de voir qu’il vous reste encore de bons sentiments.

Norbert, qui l’aurait jamais cru? fut enchanté de cette naïveté. On quittait la table et passait au salon. Inconsidérément il offrit le bras à la petite fille, mais celle-ci, d’un regard, lui désigna madame la vicomtesse Aline, et notre Parisien, un peu confus que cette enfant fît preuve de plus de tact que lui, s’exécuta avec la meilleure grâce du monde, et, pendant près d’un quart d’heure, remplit consciencieusement auprès de madame Aline son rôle de cavalier servant. Enfin, il la quitta pour se rapprocher de nouveau de sa cousine, qui causait avec M. de Verton,–et, comme il y avait encore en lui quelque chose d’enfantin, il fut sur le point de lui dire: Voyez, j’ai été obéissant et bien sage;–mais il n’en trouva pas l’occasion. Madame Aline s’était mise au piano.

Elle exécuta d’abord, dans un tempo vertigineux, une mazurka de Chopin, afin de prouver au Parisien qu’elle avait dans les doigts une agilité extraordinaire, qu’en jouant très vite, plus vite que n’importe qui, elle ne se trompait pas d’une note,–ce qui, selon elle, et selon tout le monde, constitue le nec plus ultra du talent d’un grand pianiste. Puis elle chanta de très vieux airs d’opéras français d’une banalité désespérante. Elle remplaçait ce qui y manquait par des éclats de voix ou plutôt par des cris (on dit, en Provence, des coups de gosier terribles) qui étaient du plus bel effet. Norbert, s’étant promis d’être sage jusqu’au bout, lui fit compliment sur l’étendue et la force de son organe; cependant il trouva moyen de s’esquiver, quand, installée –dans un fauteuil, elle parut vouloir entamer avec lui une conversation plus intime..

La fin de la soirée fut encore moins gaie que le commencement. On servit le thé, c’est-à-dire un breuvage impossible, qui ne ressemble, ni au thé, ni même à une mauvaisé tisane, mais dont les provinciaux, surtout –ceux du Midi, affectent de se montrer friands, pour ressembler aux habitants de la capitale. Norbert, qui n’avait pas besoin d’affecter des goûts parisiens, demanda de quoi faire du punch, et en fit de si bon que son ami de Verton, ancien marin, auquel il en offrit, l’en complimenta. Madame Aline et puis sa respectable tante se décidèrent aussi à en accepter un doigt, puis deux; –quant à la petite cousine, elle ne voulut jamais y goûter.

Enfin, on se sépara. Norbert monta à sa chambre, où la lune entrait par la fenêtre ouverte. Il s’accouda –au balcon, et, les yeux fixés sur le merveilleux pays qui se déroulait devant lui, il poussa un grand soupir de soulagement. Il se sentait heureux de se retrouver seul. Puis, comme il s’appliquait à ne plus penser à rien, il sentit en lui comme un reste d’émotion qui lui serrait le cœur. «Qu’est-ce que cela?» se demanda-t-il, et il repassa dans sa mémoire les détails de la journée.

Il lui semblait voir encore tous ces braves gens debout, le verre à la main, portant religieusement la santé du roi de France,–et il admira leur foi si robuste, leur fidélité à toute épreuve.–«Ils m’ont armé chevalier de leur cause, se dit-il. C’est un grand honneur qu’ils m’ont fait. Ils sont tous gens éprouvés, tandis que nous autres, nous ne savons pas trop ce que nous voulons, nous ne savons même pas si nous voulons quelque chose.

» Ils ont, sans beaucoup chercher, trouvé leur voie, et dans cette voie ils n’ont rien à gagner, sinon leur propre estime. Leur seule ambition, c’est de porter le cœur haut. Et ma petite cousine1Elle a vu mon émotion! Le joli compliment qu’elle m’a fait! Elle était contente de découvrir en moi quelques bons sentiments. Ah! la petite royaliste, plus enragée que les autres!– et avec cela jolie! Elle m’a souri,–et son sourire, plus encore que ses yeux incomparables, témoigne de son intelligence; mais ce qu’il marque surtout, c’est la douceur et la bonté!

Lorsqu’il en fut à ce point de son monologue, il s’endormit profondément.

Sous les chênes verts

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