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VI

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On était dans la saison où, chaque année, les gens qui forment ce qu'on est convenu d'appeler en province la société du pays, avaient coutume de se réunir à Guermanton pour y chasser sous bois avec Jacques et jouir dans l'aimable manoir d'une hospitalité sans morgue et que l'on eût crue sans apprêts.

L'influence de M. de Guermanton dans la contrée tenait en partie à ces réunions peu nombreuses, mais auxquelles il attachait du prix.

Tantôt, c'était le juge de paix du canton de Souvigny qui prenait, avec son cabriolet antédiluvien, le chemin de Guermanton et qui venait tâter l'opinion publique dans la personne d'un des hommes qui méritaient de la former.

Tantôt, c'était le secrétaire général de la Préfecture qui essayait de se consoler, en tirant un chevreuil dans les coupes de Guermanton et en faisant ensuite grand'chère avec la famille du châtelain, de sa résidence forcée à Moulins-sur-Allier, qu'il trouvait décidément trop loin de Paris.

Tantôt c'étaient de jeunes magistrats plus épris du culte de Diane que de celui de Thémis, qui venaient promener leurs guêtres et leurs armes neuves dans les fourrés et chercher dans la liste des belles relations de Jacques un point d'appui pour leur avancement.

Il y avait encore un vieux médecin polonais réfugié en France depuis 1863 et fier de la préférence que M. de Guermanton lui donnait sur Marsay, le médicastre, un colonel retraité qui s'adonnait à l'élevage des vers à soie, et une demi-douzaine de curés des environs, venant au château se livrer après dîner aux délices de la Bête ombrée, puis remportant des largesses pour leurs pauvres et parfois pour eux-mêmes.

Cette année-là, Pauline fit tomber adroitement la conversation de chacun de ces hôtes sur le Bois-Peillot.

Le juge de paix ne connaissait le baron Pottemain qu'au point de vue de ses hautes connaissances en procédure et de l'aplomb avec lequel il avait toujours plaidé les causes portées devant le tribunal de la conciliation.

—Un habile homme! assurait le juge de paix.

Le secrétaire général déplorait l'indifférence politique du baron, grand terrien, dont la retraite volontaire depuis la mort d'une femme trop aimée était une véritable calamité pour le pays.

—Un personnage considérable d'ailleurs, qui jadis votait et faisait voter ses métayers pour le gouvernement comme un seul homme!

Le substitut considérait l'heureux propriétaire de quinze fermes et de bois giboyeux comme une des colonnes de l'ordre social.

—A cheval sur le droit et la justice, le baron entourait de respect la magistrature de son ressort, et il s'était souvent signalé par des dénonciations courageuses contre des braconniers, des malfaiteurs de toute espèce. Aussi brave qu'un gendarme pour livrer les coupables au glaive de la loi, c'est à lui qu'on devait la découverte d'une bande d'incendiaires, fléaux des récoltes, etc., etc. Aussi n'avait-il qu'à parler pour être écouté dans le monde judiciaire, dont il eût pu être un des ornements, s'il avait eu de l'ambition.

Le médecin polonais ne lui reprochait que «sa faiblesse pour Marsay l'empirique», mais il tempérait toutefois ce reproche par cette réflexion que le baron Pottemain n'était jamais malade.

—Quel malheur que la baronne Pottemain ait été victime de cette fâcheuse préférence!

Mme de Guermanton l'avait à peine connue, car Mme Pottemain ne voyait personne et, bien qu'il n'y eût que trois lieues de Guermanton à Bois-Peillot, l'état des routes qui séparaient les deux résidences était un obstacle naturel, mais qu'on eût cru conservé à dessein par ces sauvages de Bois-Peillot pour ôter à leurs voisins jusqu'à la pensée de les fréquenter.

—Il aurait fallu, disait plaisamment Jeanne, pour suivre le grand chemin, qui était le plus long, prendre des provisions et atteler en poste!

—Moi, répondait le Polonais à Mme de Guermanton, j'ai assez connu la baronne Pottemain pour être sûr que c'est l'odieux Marsay qui l'a tuée.

La question devenant ainsi une affaire entre médecins, Jacques changeait volontiers la conversation.

Bref, on faisait chorus pour louer le futur de Pauline, dont pas un des panégyristes ne soupçonnait, quant à présent, le mariage projeté.

Et comme tous concluaient à ce que le baron se remariât avec une femme moins sauvage que la trépassée, Pauline devait en conclure à son tour que le Bois-Peillot deviendrait un paradis véritable, quand elle y serait la reine et que tout renaîtrait par ses soins. Il y avait là de quoi l'éblouir et la charmer.

Plus elle se réconciliait avec l'idée du mariage, plus elle s'inquiétait du regret que le baron pourrait un jour éprouver d'avoir pris pour femme une pauvre fille qui ne lui apportait en dot que son trousseau et son diplôme d'institutrice. Mais plus aussi le front de Jeanne de Guermanton s'éclaircissait.

Il semblait que la certitude de marier Pauline lui fit l'effet d'une victoire personnelle et que l'union ne pût être consommée assez tôt.

Mais comme il fallait apaiser l'inquiétude que Pauline se forgeait en songeant à sa pauvreté, Jacques et Jeanne l'emmenèrent un jour à la promenade, par une de ces belles matinées d'hiver où le soleil brille sur les carreaux de givre et où l'herbe reverdie déjà pointe parmi les glaçons et ils la conduisirent dans ce petit vallon, enclavé, au grand chagrin du baron Pottemain, dans les futaies de Bois-Peillot.

Quand ils en eurent fait le tour, Pauline admirant les arbres, qui semblaient avec leurs ramilles d'argent mat sur le fin azur du ciel, le caprice d'un aquafortiste de génie, Jacques lui dit:

—Ce site vous paraît joli, malgré l'hiver?

—Enchanteur! répondit-elle avec effusion.

—Eh bien, Pauline, lui dit le gentilhomme, en souriant, après avoir, d'un coup d'œil, consulté sa femme, ce petit coin de terre est à vous!

—Comment! s'écria la jeune fille, de quel droit serait-il à moi?

M. de Guermanton s'était parfaitement attendu à une résistance.

—Vous vous demandez de quel droit, Pauline? Le droit du plus fort, répliqua-t-il gaiement. Vous avez conquis cette terre à force d'amour et de soins dévoués pour Berthe et pour Georges. Vous allez conquérir le domaine entier, auquel elle appartiendra désormais, par vos grâces et vos vertus. Voilà des moyens d'envahissement dont ne s'était avisé aucun des conquérants célèbres et qui peut-être ne leur auraient pas réussi.

—Ainsi, dit Pauline, émue de tant de bonté, tout ceci est bien à moi dorénavant?

—Vous êtes tout à fait chez vous ici et il en sera parlé dans votre contrat de mariage,—au grand contentement, je pense, du baron Pottemain, qui m'avait déjà pressenti pour savoir si je serais disposé à lui faire la cession de ce terrain.

—S'il en est ainsi, je puis donc en disposer?

—Pleinement et dès aujourd'hui.

—Alors permettez-moi de vous le rendre. S'il est vrai de prétendre que les petits cadeaux entretiennent l'amitié, il ne l'est pas moins que les grands cadeaux risquent de la détruire. Je consentirais même plutôt à vous devoir la vie que la fortune. Vous avez des enfants...

—Appelez-vous cette langue de terrain une fortune? demanda M. de Guermanton.

—Comparée à zéro, c'est tout un pays.

—Jeanne et moi en avons disposé d'un commun accord et maintenant nous aimerions mieux le doubler que de le reprendre, dit Jacques avec force, n'est-ce pas, Jeanne?

—Certainement, dit Mme de Guermanton, ce que mon mari fait est bien fait.

—Il me reste alors, repartit Pauline, à vous bénir et à vous exprimer ma profonde reconnaissance en vous priant de me pardonner les offenses bien involontaires dont j'ai pu me rendre coupable envers vous!

M. et Mme de Guermanton serrèrent avec effusion la main que leur tendait la jeune fille.

—Considérez simplement, dit le gentilhomme, l'offre que nous vous prions d'accepter comme un remerciement et la marque de notre gratitude.

Le reste de l'hiver se passa d'une façon assez unie, bien que l'humeur de Pauline se ressentit de grands combats intérieurs. Son âme franche ne savait rien garder.

Tantôt elle se réjouissait, tantôt elle s'inquiétait et regrettait la liberté relative de la servitude pédagogique, servitude qui, après tout, n'est pas cimentée par le sacrement.

Cependant, le baron Pottemain écrivait de temps à autre à M. de Guermanton des lettres visiblement adressées à Pauline Marzet, mais qu'un excès de circonspection l'empêchait sans doute d'envoyer directement à la jeune fille.

Ces lettres, fort courtes et assurément très étudiées, étaient conçues avec une simplicité et une bonhomie apparentes qui intéressaient Pauline comme la correspondance d'un père ou d'un vieux parent.

Il lui restait à s'accuser du désappointement qu'elle éprouvait de ne pas y découvrir la passion, ce quelque chose qui fait vibrer la tête et le cœur.

—Voilà, pensait-elle, en quoi je suis folle; je voudrais trouver les transports d'un amoureux classique dans des missives dictées à un veuf de plus de quarante ans par une touchante et paisible amitié! Pourquoi gâter, en songeant au vin de Malaga, le goût piquant et sucré d'un verre de cidre?

Le mois de mars arriva; les bans étaient publiés, et l'expiration du délai de six semaines, accordé pour la célébration du mariage, tombait le 15 avril.

La correspondance du baron, après avoir été très active, cessa tout à coup pendant la dernière quinzaine de carême et Pauline resta sans nouvelles.

Un jour la femme de chambre lui demanda si elle était au courant de ce qui se passait à Bois-Peillot.

Pauline ignorait qu'il s'y passât quelque chose.

—Comment mademoiselle, reprit la camériste, peut-elle ne pas être au courant?

Pauline insista pour savoir ce dont il s'agissait et la servante lui répondit qu'elle ne saurait le lui expliquer, qu'il fallait le voir pour le croire.

M. de Guermanton, questionné par Pauline et peut-être mieux informé que personne, fit signe qu'il ne s'en doutait pas.

Pauline, aiguillonnée par la curiosité, allait tenter un pèlerinage discret du côté de son futur manoir, au risque d'y sacrifier une robe et une paire de bottines, lorsque le baron lui-même reparut à l'horizon.

Il aborda Guermanton dans un landau à la dernière mode et, chose étrange, le sabot des chevaux et l'essieu des roues étaient aussi nets que s'ils eussent été promenés sur le sable.

Il offrit à la famille une excursion sur ses terres et, à la stupéfaction de ses invités, on trouva toutes les voies rouvertes, alignées et sarclées...

Mais ce fut bien autre chose quand on eut atteint cette fameuse terrasse située devant le château et qui semblait naguère un vrai passage abandonné aux chèvres.

On eût dit que l'élégant Charaintru en personne avait inspiré les courbes moelleuses des pelouses et la composition des corbeilles.

Le château était recrépi à neuf; il y avait des vitres à toutes les fenêtres.

Il n'y avait pas jusqu'aux girouettes qui ne parussent avoir été passées au papier de verre et au tripoli.

Il conduisit ensuite ses hôtes sous un berceau aménagé dans un frais bosquet. Un goûter était servi, dont Pauline fit les honneurs.

—Je m'excuse, dit le baron, de ne pas vous introduire dans le château. Il est malheureusement encore tout entier aux mains des tapissiers qui s'efforcent de le rendre digne de sa future maîtresse.

Telle fut la connaissance que fit Pauline avec sa future habitation. Mais à en juger par les dehors somptueux, ce devait être un manoir féerique... Le luxe de l'intérieur annonçait, pour le moins, des plafonds dorés, des meubles rares et des tapis de Smyrne.

Le baron Pottemain reconduisit la famille de Guermanton, mais il fit halte devant le presbytère de Besson, envahi, ainsi que l'église, par une nuée de maçons et de charpentiers.

On visita le bon curé qui reçut tout radieux ses nouveaux paroissiens et l'on arrêta avec lui la date de la cérémonie.

Quinze jours plus tard, une cloche nouvelle, baptisée le matin sous le nom de «Sophie-Pauline», tintait pour la première fois dans le clocher neuf surmontant le toit de la vieille église romane et annonçait aux populations accourues de toutes parts le mariage de sa marraine Sophie-Pauline Marzet avec M. le baron Alexandre Pottemain, de Bois-Peillot.

Barbe-bleue

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