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II

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Table des matières

A neuf heures, M. de Charaintru descendit, botté et éperonné.

M. de Guermanton, coiffé d'un vaste chapeau de paille et en tenue de jardin, l'attendait, examinant le cob qu'un valet tenait en main.

—Avez-vous bien dormi? demanda-t-il en apercevant son hôte.

—Très bien! Il ne me reste plus qu'à apprendre de vous le chemin de Bois-Peillot.

—C'est assez difficile à expliquer, car Bois-Peillot est perdu au milieu d'une véritable savane. Mais prenez la grande route qui passe devant le château et suivez-la jusqu'à Besson, puis vous pousserez jusqu'à Souvigny. Vous quitterez la route un peu avant d'y arriver, car vous serez là à quelques kilomètres seulement du manoir de votre ami et le premier passant venu vous indiquera le chemin. Sur ce, bon voyage et revenez-nous vite!

M. de Charaintru enfourcha le cob et piqua des deux.

Il parcourut rapidement la distance qui séparait le château du village de Besson et tout alla bien jusqu'au moment où, parvenu au sommet d'une côte, il se trouva en vue de Souvigny.

Il mit alors son cheval au pas et accosta un paysan à qui il demanda le Bois-Peillot.

—Le Bois-Peillot? Par ici... toujours tout droit, le deuxième chemin à gauche... au ras du bourg et la chaussée qui pique à la rencontre des bois...

Le vicomte de Charaintru, à cette explication, resta bouche bée.

—C'est bientôt dit cela! Le deuxième chemin à gauche... au ras du village... Mais combien de temps environ pour faire ce trajet?

—Oh! çà... comme qui dirait... une bonne petite heure...

A la campagne, au dire des paysans, tout est distant d'une heure de marche de l'endroit où la question leur est posée.

Le vicomte comprit que son interlocuteur appartenait à cette école et il remercia sans insister, mais le paysan le rappela:

—Ça dépend si votre bidet va bien, cria-t-il.

M. de Charaintru ne se retourna pas.

Il y avait près de là une femme en jupon et en tablier qui, un madras rouge en capuchon sur la tête, déterrait courageusement des pommes de terre, tandis que son homme allumait une pipe à vingt pas.

—Pardon, madame, connaissez-vous le Bois-Peillot? Comment peut-on s'y rendre?

—Le Bois-Peillot? Je connaissons pas ce nom-là... Dis donc, Félix, sais-tu où que c'est, toi, le Bois-Peillot?

—Ma fi non, répliqua le rustre.

Il se gratta un instant la tête, puis:

—Demandez voir au berger communau, fit-il enfin, en désignant à une portée de fusil un solitaire enfoui dans une vieille capote de soldat et occupé, sous une haie, à épucer un chien, tandis qu'un autre chien pareil battait la plaine pour assembler des moutons épars.

Le vicomte s'étant rendu à cet avis et ayant posé la même question au berger, celui-ci, sans remuer, considéra un instant son interlocuteur des pieds à la tête, d'un air sournois, puis:

—C'est pour rire, fit-il, et monsieur sait bien où c'est... puisqu'il y va!

—Si je le savais, repartit Charaintru impatienté, je ne le demanderais pas... Je n'ai nullement envie de rire.

Alors le berger qui semblait regretter ses paroles et qui les laissait tomber une à une comme des gouttes de liquide précieux, dit au voyageur:

—Y a deux routes..., une qu'était pavée dans les temps et qu'est pour les voitures... Quant à vous, prenez le sentier que voici. Y vous conduira core plus vite que le pavé à Bois-Peillot.

Puis il daigna entrer dans quelques explications presque nettes sur la façon de se diriger dans ce nouveau labyrinthe et le vicomte se remit en marche, maudissant chez son ancien ami une sauvagerie qui faisait ignorer sa demeure, même des habitants du pays.

Plus M. de Charaintru approchait du but, moins, à vrai dire, il en devinait l'existence, mais il ne pouvait plus interroger personne.

Sans autre guide que les explications du berger, il lui fallut suppléer par induction à leur insuffisance.

Il eut de grands découragements, puis aussi de grands ravissements soudains quand il atteignait des replats élevés plantés de grands chênes, d'où il apercevait des oiseaux de proie planant dans les nues et quelques lapins fuyards sur les mousses luxuriantes qui veloutaient les roches.

Le lierre et le chèvrefeuille s'y donnaient carrière; les sentiers se perdaient sous les ronces et les fougères pour se retrouver ensuite et se perdre encore.

Puis, c'était, dans un site inattendu, une nappe d'eau sautillant contre les roches, auxquelles s'adossaient des cabanes abandonnées de charbonniers.

C'est ainsi que de futaie en futaie, de taillis en taillis, et bien que le site devînt de plus en plus désert et sauvage, ce qui s'alliait mal avec la proximité d'une habitation, il fut tout à coup arrêté par un amas de pierres, formant un bastion de haute mine, qui n'était lui-même que la base d'un antique château ruiné.

Ayant contourné cet obstacle, le vicomte se trouva devant un parc dont la grille paraissait depuis si longtemps close et rouillée qu'il ne put comprendre la facilité avec laquelle elle roula sur ses gonds dès que son arrivée fut signalée.

Chose surprenante, l'allée principale avait été sarclée et ratissée récemment.

Le château présentait son flanc du côté de l'avenue et faisait face en retour sur une terrasse dominant les bois et si haut perchée que les chênes, en secouant leurs têtes, semblaient, de là, une prairie accidentée, moutonnée par le vent.

Cette terrasse était vaste, bordée de balustres enfouis sous les pariétaires et remplis de buissons parasites, partout où elle n'était pas dallée.

Vu en son entier, le castel n'était qu'un assemblage de constructions de diverses époques dont la plus ancienne datait de Henri II.

Les persiennes, lasses d'être closes, commençaient à pendre et à pourrir.

Les tuiles enlevées par les ouragans jonchaient la cour.

Des lézardes attristaient les murs.

Tout cela était solide encore et pouvait être réparé, mais autant il y a de grâce dans certaines ruines, autant il y avait d'austérité farouche dans ce repaire de hiboux et de chauves-souris.

Il y a une période longue de dissolution qui s'écoule entre le moment où une maison cesse d'être habitable et celui où le jour se fait dans les toitures, où les planches s'effondrent, où les salles deviennent des parterres de fleurs sauvages et les murs des rochers moussus se confondant avec les véritables rochers.

Charaintru, qui ne comprenait que les châteaux pimpants, faits ou restaurés de la veille, vernis de haut en bas comme des tableaux neufs et entourés de corbeilles ajustées et de gazons taillés, riait mentalement de la folie d'un avare qui avait mieux aimé faire l'économie de l'entretien que d'empêcher une résidence superbe de se métamorphoser en masure.

En ce moment, et tandis qu'un valet portant une livrée de garde-chasse s'empressait auprès du nouveau venu et saisissait le cheval par la bride, le baron Pottemain parut au haut du perron, tout de noir vêtu, comme si son deuil eût été récent, et descendit d'un pas majestueux au-devant du vicomte, auquel il serra longuement les mains.

—Que je vous suis donc reconnaissant, mon cher ami, s'écria-t-il, d'avoir bien voulu venir me trouver au fond de ma retraite!

—Retraite est le mot, dit Charaintru en riant, car c'est le diable pour parvenir jusque chez vous.

—Et encore, répliqua le baron, n'est-on guère récompensé à l'arrivée, lorsqu'au lieu de découvrir une coquette maison de campagne on se trouve en face de ruines désolées... Hélas! voilà ce que deviennent les maisons où il n'y a pas de femmes et d'où nous exile la douleur d'avoir perdu celle qui en était l'ornement!

Ce commentaire explicatif fut accepté par Charaintru sans réclamation.

—Pourtant, hasarda-t-il, c'est un crime de laisser tout ceci en l'état... et peut-être serait-ce le moment de renouveler un peu la façade de la propriété?

—Peut-être en effet! fit le baron, en introduisant son commensal dans une pièce du rez-de-chaussée, de la dimension d'un boudoir et dont une boiserie de sapin, entamée çà et là par les rats, servait de cadre à une manière de bureau de bois noirci, chargé de paperasses jaunes, et à deux fauteuils de cuir dont le crin s'échappait en flocons poudreux.

—Diable! il fait frais ici, dit Charaintru en secouant les épaules.

—Patience! fit le baron. La salle à manger vous consolera tout à l'heure de ce cabinet transitoire.

Le vicomte considéra un instant son interlocuteur. C'est à peine si, après quatre années de séparation, il retrouvait les traits de son ancien ami, tant il avait changé et pris l'allure d'un gentilhomme campagnard.

Les joues carrées du baron s'encadraient entre deux accents circonflexes, formés, l'un par des sourcils épais relevés sur les tempes, l'autre par les plis de la bouche allant se perdre dans de gros favoris presque roux.

Charaintru remarqua en outre que l'accent du baron s'était modifié.

On reconnaissait dans ses paroles l'intonation familière du Normand.

Si ses é et ses i étaient des croches, ses o et ses a étaient des blanches.

Presque aussitôt une domestique annonça que ces messieurs étaient servis et l'on passa dans la salle à manger. Charaintru fut littéralement stupéfait.

A l'humidité près qui avait détaché par endroits les tentures, c'était merveille que cette pièce attiédie par un feu de cheminée et comme il n'en existe que dans les ballades.

Sur deux chenets fantastiques en fer forgé, trois billes d'ormes centenaires rougeoyaient comme un véritable incendie, allumant çà et là des paillettes de pourpre sur les cristaux, les faïences et l'argenterie, pêle-mêle avec les paillettes bleues dont les parsemait le jour pâle et doux, tombant d'un ciel d'automne, par deux fenêtres à haut cintre qui s'ouvraient sur la cour du château.

Sur la nappe opulente aux armes du baron brodées en rouge, deux couverts avec leurs serviettes damassées tordues en spirales; une pyramide d'huîtres avec de gros citrons épars; un sauterne d'ambre dans des flacons trentenaires; des réchauds fumants où des cailles au raisin faisaient vis-à-vis à des ris de veau piqués de truffes, et sur une étagère émaillée de plateaux hispano-mauresques et flanquée de corbeilles en porcelaine de vieux Saxe, des éboulements de chasselas de Thomery et de Muscat violet des tropiques avec des poires fondantes et des sucreries de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

On se mit à table, et le Normand donna à son hôte l'exemple d'un appétit pantagruélique jusqu'au moment où, se renversant sur son siège de Cordoue, aux bras d'ébène, il lui dit après avoir porté la santé de tous les Charaintru passés, présents et à venir:

—Mon cher ami, je passe à bon droit ici pour avare, car il y a trois mortelles années que je n'y ai dépensé trois écus de cent sous; j'ai eu tort, je le reconnais et je m'en repens, mais il a fallu ces trois années pour me reconnaître; la douleur m'avait abruti. Tout me rebutait, ma regrettable épouse ne m'avait pas donné d'enfants; elle m'a laissé en échange la chose désormais la plus inutile pour moi, la fortune. Votre venue aujourd'hui m'a rappelé mes années de Paris, je veux me ressaisir et vous m'en avez fourni l'occasion. Je bénis le hasard qui, vous amenant chez les de Guermanton, tout près de Bois-Peillot, m'a permis de me ressouvenir que j'avais encore quelques amis sur terre.

Mais Charaintru avait retrouvé son franc-parler et son assurance dans les libations répétées.

Il choqua à son tour son verre contre celui de son hôte et demanda:

—Mais enfin m'expliquerez-vous votre obstination à vivre ainsi retiré, sans chercher à vous créer des relations?

—Je vous l'ai dit. Mon deuil m'avait fait prendre le monde en horreur; puis, une fois l'habitude prise, je ne trouvais plus de prétexte suffisant pour me rapprocher des gens que j'avais tenus systématiquement éloignés. J'ai regretté souvent la situation que je m'étais créée, mais ma réputation de sauvage était déjà trop bien établie...

—Les Guermanton, par exemple, sont de charmantes gens, fit Charaintru, qui eussent été heureux de vous recevoir.

—Eh bien, fit vivement le baron Pottemain, je vous prends au mot, ménagez-moi une entrevue... Je savais, du reste, que M. de Guermanton était un homme fort affable et très courtois. Nous avons eu jadis une petite affaire à régler ensemble et j'en aurai peut-être une plus importante à traiter avec lui quand vous m'aurez présenté. Du reste, je puis vous dire de quoi il s'agit. Connaissez-vous l'enclave de M. de Guermanton sur mes terres?

—Non, dit Charaintru, mais je sais qu'elle existe.

—Imaginez-donc que vous avez le Bois-Peillot, c'est-à-dire une propriété de plus de cinq cents hectares, moins vingt mille mètres entrant chez vous comme un fer de hache et où le voisin va attendre en plaine, au débucher, vos chevreuils dont vous n'êtes plus que le rabatteur.

—Je conçois. C'est ennuyeux... Et vous traiteriez volontiers avec M. de Guermanton pour l'achat de cette enclave?

—Parfaitement. A combien l'estimez-vous? Pensez-vous que votre ami soit fort exigeant?

—C'est une valeur de convenance, dit le vicomte. Pour de Guermanton, à un franc le mètre, cela vaut vingt mille francs; pour vous, cela en vaut soixante mille.

—Vous croyez que c'est là ce qu'il me demandera?

—Non, mais je les demanderais à sa place.

—Vous êtes un ami bien dévoué, fit le baron Pottemain en riant, et je ne vous prendrai pas pour intermédiaire, je ferai ma commission moi-même. Je serai ainsi plus sûr de réussir et à meilleur compte, car, sans que j'en aie l'air, je suis très documenté sur le compte de mon voisin. Il peut se vanter d'être un homme heureux, car il possède trois choses rares sur la terre: un ami sans pareil, vous..., une femme vertueuse et une institutrice modèle...

—Vous connaissez Mlle Pauline? demanda Charaintru au comble de l'étonnement.

—Oui, et je vais vous l'avouer, puisque j'en suis au chapitre des confidences, je la connais non seulement pour en avoir beaucoup entendu parler, mais aussi pour l'avoir entrevue... oh! sans qu'elle s'en doute! Et je la trouve charmante!

—Ah! par exemple! Pottemain amoureux! Et amoureux de l'institutrice de Guermanton! Voilà une surprise à laquelle je ne m'attendais guère! Mais, mon cher, où cela vous mènera-t-il? Mlle Pauline n'a pas le sou... Et d'ailleurs elle est honnête... Vous n'avez pas l'intention, par hasard, de demander sa main?

—Pourquoi pas? répliqua simplement le baron. Et s'il me plaisait, pour faire taire les mauvaises langues et dérouter les gens qui m'accusent de ladrerie, de me marier avec une fille riche de sa seule beauté et de sa seule vertu. J'ai de l'argent pour deux.

—En voilà une sévère! s'écria Charaintru, dont les crus que lui versait incessamment son hôte avaient délié la langue. Écoutez-moi. Je suis franc et je vous dis tout net que vous feriez là une fameuse sottise.

—Diable! s'écria le baron, comme vous y allez! Vous êtes carré au moins!

In vino veritas! reprit Charaintru, dont la tête dodelinait de ci, de là. Je suis connu pour mettre à tout bout de champ les pieds dans le plat. On me demande un avis... Je le donne sans m'inquiéter de flatter le goût de celui qui m'entend!

—Ce n'est pas de cela que je puis vous blâmer, je vous blâme de ne pas me donner vos raisons. Alors, selon vous, il ne faut pas épouser.

—Jamais! fit le vicomte, qui frappa solennellement du poing sur la table, attendu que toute femme pauvre se tient pour une reine détrônée et que, en l'enrichissant, on lui persuade qu'il s'agit d'une simple restitution. Et alors, quand elle se dit, comme elles se le disent toutes: «Cette fortune est bien à moi, car elle aurait toujours dû être à moi,» elle tient déjà le riche épouseur pour un voleur qui va rendre gorge, et elle sourit de pitié et de rage quand son mari se permet de lui rappeler qu'il a tout apporté avec lui.

—Voilà, dit le baron, qui est raisonné, mais je vais un peu raisonner à mon tour. Vous m'accorderez bien qu'il y a quelques femmes sensées dans ce monde, et celle dont nous parlons doit être, au portrait qu'on m'en a fait, une consolante exception. Passons du général au particulier. Que peut-on dire sur elle?

—On n'en parle pas.

—C'est beaucoup. Comment la trouvez-vous physiquement? Vous m'accorderez bien qu'elle est jolie?

—Je ne l'ai pas regardée... Je ne regarde que les femmes riches.

—Et celles que vous enrichissez sans les épouser? dit le Normand avec une grosse malice.

—Celles-là, passe! Mais voyons, y pensez-vous sérieusement? Une institutrice!

—Elle est, paraît-il, d'une excellente famille.

—C'est toujours une employée à gages... Et dans cette caste pas d'honnêteté possible. Je n'admettrai jamais une institutrice honnête, déclara Charaintru, qui commençait à être tout à fait gris, que si vous admettez les intendants honnêtes... et vous savez comme moi qu'il n'y en a pas... qu'il ne peut pas y en avoir!

—Ah! cette fois, mon ami, fit le Normand, j'ai le regret de vous arrêter en plein paradoxe et vous êtes pris à votre propre piège. Je vous affirme qu'il existe des intendants honnêtes... Je possède ce merle blanc. Il se nomme Pastouret et, si j'avais toujours suivi ses conseils, le Bois-Peillot serait à la fois une mine d'or et un vrai jardin d'Armide.

Charaintru, ne trouvant rien à répliquer, se versa un verre de vieille eau-de-vie et le baron continua:

—Avez-vous remarqué l'homme qui est venu prendre à votre arrivée la bride de votre cheval? C'est lui. Il cumule à la fois les fonctions de majordome et de garde-chasse. Il mourrait à côté d'un morceau de pain sans y toucher. Du temps où je m'occupais encore de mes affaires, il entrait dans mes vues avec un mélange de lucidité et de fanatisme. Depuis, je l'ai laissé maître de mon domaine et si je ne suis pas ruiné, c'est à lui que je le dois... Il sait faire suer à mes coupes des bénéfices inconnus. Il vendrait le même arbre en charpente, en bois de brûle et en merrain à trois personnes différentes! Et une écriture! Il faut voir son écriture! Il a été jadis fourrier au régiment... La ronde, la coulée, la gothique, cela se lit à portée de pistolet... Des comptes perlés comme un manuscrit du moyen âge...

—Mlle Pauline, fit en gouaillant Charaintru, doit avoir aussi une fort belle écriture et être très forte en arithmétique...

Mais le baron, tout à son sujet, ne releva pas cette raillerie.

—Êtes-vous content de la façon dont je vous ai reçu?

—Certes! fit Charaintru.

—Eh bien, je ne me suis occupé de rien. C'est Pastouret, qui a tout préparé, sur le simple avis que j'attendais un ami.

—Où est-il, Pastouret... que je l'embrasse! s'écria le vicomte.

—Pastouret habite le petit cabinet où je vous ai reçu. Le jour, il y travaille et je ne suis pas sûr qu'il ne se relève pas la nuit pour voir, s'il n'y a pas quelque chose à faire... Il est navré de mon apathie et de mon désintéressement de toutes choses... Je reconnais qu'il a raison... Enfin c'est un homme qui est à ce point dévoué à mes intérêts que, ayant remarqué que la chandelle coûtait moins cher que l'huile, il n'emploie pour son usage, et malgré moi, que de la chandelle! Rien ne le rebute. Un jour de mauvaise humeur, ayant congédié brusquement un domestique, je trouvai néanmoins le matin mes bottes cirées à ma porte et cirées par Pastouret lui-même!

—Vous n'épouserez pas, je suppose, Mlle Pauline pour qu'elle vous cire vos bottes? demanda Charaintru cette fois tout à fait ivre.

—Ne rions pas! dit le Normand. A elle, nous donnerons au contraire, s'il le faut, dix caméristes au lieu d'une... Elle me sera une raison de me ressaisir... Qu'elle accepte ma proposition... Elle entrera ici en maîtresse et aussitôt, comme dans le vieux conte de Perrault, le Bois-Peillot, nouveau Bois-Dormant, se réveillera... Et valets, piqueurs, bûcherons, dames d'atours, réveillés aussi, se mettront à l'ouvrage. On mettra des carreaux aux fenêtres, du badigeon partout... On verra ce qu'on n'a pas vu depuis longtemps, des fleurs dans les parterres, des eaux dans les fontaines, du sable dans les allées... Bref, le vieux Parisien que je suis au fond saura prouver que, chez lui, on ne sait pas seulement déjeuner... on sait vivre!

—Mais vous êtes poète, mon cher sauvage! s'écria Charaintru, et je dois reconnaître que l'on vous a calomnié... Heureuse, Mlle Pauline, de provoquer de semblables enthousiasmes chez un homme comme vous... Eh bien, écoutez! Vous m'avez si bien reçu que je vous dois une compensation. Bien que vous ne m'ayez pas converti à vos idées, je fais litière de mes préventions et m'institue votre avocat! En rentrant, je pose votre candidature.

Puis, comme le baron esquissait un geste:

—Ne craignez rien, ajouta le vicomte, ce sera fait avec la discrétion d'un homme bien élevé et d'un ami dévoué... puis je vous ménagerai une entrevue avec la famille de Guermanton... Après, mon rôle sera terminé... Vous serez, ce n'est pas douteux, très bien reçu... A vous de faire le reste...

—Merci, je n'attendais pas moins de vous.

Le baron accompagna le vicomte jusqu'à la grille du parc où se tenait Pastouret, tenant en main le cob tout sellé.

Un instant, il s'écarta de la grande allée pour montrer à son hôte le mausolée monumental qu'il avait fait élever au milieu d'un épais massif.

—Voici, dit-il d'un ton pénétré, l'image de celle dont le souvenir restera éternellement gravé au fond de mon cœur.

Charaintru se découvrit et s'approcha du socle sur lequel reposait le buste en marbre de la baronne, et il considéra un instant l'œuvre de Romagny.

—Un chef-d'œuvre de ressemblance! Et c'est à vous que je le dois, continua le baron, vous, qui m'avez fait connaître M. Romagny, un bien grand artiste... Pas de jour, depuis trois ans, que je ne sois venu ici donner une pensée à celle que j'ai perdue et à qui je dois tout!

—Décidément, fit Charaintru en s'éloignant, vous êtes un sentimental et je ne plains pas la belle Pauline!

Il serra une dernière fois avec effusion les mains que lui tendait le baron et sauta en selle.

—Merci encore de votre aimable réception. Comptez sur moi! Et à bientôt!

Puis, apercevant Pastouret toujours debout, à la tête de son cheval, il mit vivement la main à sa poche.

—Tenez, mon brave homme, pour votre peine!

Mais Pastouret le prévint:

—Je remercie monsieur le vicomte! dit-il froidement, en reculant d'un pas. Je n'ai besoin de rien.

—C'est miraculeux! exclama Charaintru. Mais je vous revaudrai tout cela... Au revoir, Cincinnatus!

Le baron Pottemain regarda le vicomte de Charaintru s'éloigner au galop, puis haussant les épaules:

—Quel imbécile! fit-il à mi-voix.

Et, suivi de son intendant, il reprit à pas lents le chemin du château.

Barbe-bleue

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