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Table des matières

La partie de chasse projetée fut organisée deux jours après.

M. de Guermanton et M. de Charaintru partirent de grand matin, à pied, le fusil sur l'épaule.

Un break devait un peu plus tard conduire les deux dames et les enfants à une ferme située à la limite des deux communes de Besson et de Souvigny.

Vers quatre heures, Mme de Guermanton décida de se porter à la rencontre des chasseurs.

La petite troupe se mit en marche, côtoyant, par un sentier plein d'herbe, le saut-de-loup qui, pendant un quart de lieue, séparait du domaine de Bois-Peillot la propriété de M. de Guermanton.

Parvenue à un petit pont de bois rustique qui enjambait le saut-de-loup et donnait accès dans un vallon boisé, Jeanne fit signe aux enfants de s'arrêter et montra du doigt à Pauline un groupe de quatre personnes qui s'avançait de leur côté en causant tranquillement.

—Papa et M. le curé! s'écria Georges en reconnaissant M. de Guermanton.

Mais Jeanne imposa d'un geste impérieux silence au petit garçon.

C'étaient, en effet, M. de Guermanton et M. de Charaintru qu'accompagnaient le curé de Besson, rencontré fortuitement, et un inconnu.

Un de ces coups décisifs que la destinée fait entendre au seuil de l'existence comme pour nous avertir, sinon pour nous éclairer, vint retentir de la tête au cœur de la jeune fille.

Ce profil qu'elle apercevait à peine, dans lequel elle n'avait encore rien lu, cette silhouette inconnue, c'était le baron Pottemain.

Le baron était de taille moyenne et semblait d'une force athlétique. Il avait le type aquilin, l'œil à fleur de tête comme les Slaves, le front bas, très bombé, le menton droit et saillant, la lèvre supérieure très courte, à peine estampée par une moustache claire. Il était bien rasé et il avait donné aux broussailles de ses favoris le dernier coup que les jardiniers savent donner aux pelouses après la fauchée. Le nez était un peu gros; l'air de tête marquait l'audace et le regard la curiosité et ce genre d'inquiétude des gens qui veulent tout voir et ne se laissent pas regarder. Il était vêtu d'un élégant costume de chasse et il y avait en lui une recherche de formes qui veut corriger une brutalité native. Ses mains étaient puissantes et courtes, ses doigts carrés, mais son pied était cambré et petit.

Aucun de ces détails n'échappa à Pauline que le baron étonna en somme un peu par sa tenue et sa bonne façon.

Le curé de Besson était un vénérable vieillard aux longs cheveux blancs floconneux, sorte d'abbé Constantin à la physionomie fine et souriante.

M. de Guermanton et le baron marchaient en tête et, bien que, ne s'étant qu'entrevus autrefois, ils causaient avec cette familiarité du grand monde qui laisse toute latitude aux réticences, au fil même d'une conversation animée. M. de Guermanton qui était approchant du même âge que M. Pottemain paraissait plus jeune et en même temps plus franc.

Mais c'était là une impression de Pauline pouvant se rattacher à sa prédilection pour Jacques.

A dix pas du pont, ces messieurs aperçurent les deux dames. A leur aspect, le baron se découvrit et mit au jour une de ces calvities qui trompent souvent sur leurs causes, étant portées par les viveurs et les penseurs.

Le groupe n'était pas formé que déjà une étrange opposition entre l'aspect du baron et le miel de sa parole avait frappé la jeune fille.

Elle ne saisit pas précisément le sens du compliment qu'il lui adressa, même elle y entrevit quelque chose d'ingénieux et de spirituel, débité sur le ton d'une simplicité presque bonhomme.

—Nous avons, dit Jacques, rencontré M. le curé qui venait de visiter ses malades, et nous l'avons forcé de se détourner de son chemin pour nous accompagner.

—Croyez, madame, fit le prêtre, que M. de Guermanton n'a pas eu beaucoup à insister.

—Dans tous les cas, déclara le baron, mon voisin a parfaitement fait. Nous avons, monsieur le curé, un compte très vieux à régler ensemble... Je suis bien en retard avec vous. Eh bien, tenez, j'entends profiter de l'occasion qui nous rassemble pour vous confier un grand intérêt et mériter votre faveur par un acte de vrai paroissien.

—Voyons donc, fit le prêtre.

—Il y a deux écueils dans la vie, poursuivit le baron, le mal qu'on fait sans le vouloir et le bien que l'on pourrait faire et que l'on ne fait pas. Depuis trop longtemps je me suis désintéressé de toutes choses. Je ne veux plus laisser languir ma propriété entre mes mains. L'abandon d'un élément de richesse est aussi funeste que l'avarice. Il vaudrait bien mieux que les bûcherons gagnassent leurs journées à tailler mes arbres que de les laisser oisifs ou occupés à piller mon bois vert avec mon bois mort. Tout souffre chez moi. Il faut y faire pénétrer l'activité, la chaleur, la lumière; mais seul, ajouta-t-il avec une nuance exquise de sentiment, qu'a-t-on le courage d'entreprendre?

—Je ne comprends pas où vous voulez en venir, fit le prêtre.

—C'est bien simple, fit le baron.

Il fit une pause, puis désignant Pauline par un sourire discret:

—Vous voyez, poursuivit-il, cette aimable jeune personne. J'ai arrêté le projet de lui offrir la suzeraineté de Bois-Peillot. Mais pour toutes sortes de causes, il pourrait bien advenir qu'elle la refusât. Mon extérieur n'est guère séduisant et, quant à mes qualités, je n'en ai vraiment pas grande idée. Avant de commencer ma cour, il faut que j'obtienne naturellement la permission de la faire. J'ai besoin d'un avocat. J'ai donc pensé à vous, mais comme vous ne devez guère m'aimer, je suis obligé de commencer par vous corrompre. Le mot est lâché! oui, mais comment s'y prendre pour corrompre un juge de votre sorte? Votre religion ne doit pas être aisée à surprendre. Moi, je ne pratique malheureusement point, comme on l'entend. Je ne suis donc point digne de votre intérêt. Et il me faut pourtant le mériter. Comment faire?

—Y aurait-il beaucoup d'ouvrage pour vous convertir? demanda le prêtre de son air le plus simple.

—Oui. Pourquoi?

—Parce que le meilleur moyen de me subjuguer serait de remplir votre devoir pascal, fût-ce à la Toussaint.

—La proposition est tentante, dit le baron, mais j'avais songé à remplacer le clocher de votre église. Ce moyen de vous agréer me semblait très édifiant.

—Rien ne serait plus édifiant que votre conversion, répliqua le prêtre avec un recueillement grave.

—Vous l'aurez peut-être pour le bouquet. Voyons, suis-je assez coulant?

—Vous voudriez que je le fusse davantage, dit le curé. Maintenant, si je résiste, c'est que je ne suis pas M. de Foy. A chacun sa profession. Je confesse les gens qui se marient, je console les mal mariés en leur conseillant la patience, mais conclure les mariages n'est pas mon affaire. Et je ne pousse personne à se lier, n'ayant que peu d'exemples à citer aussi beaux que celui de la famille de Guermanton. L'apôtre n'a-t-il pas dit:

«—Mariez-vous, vous ferez bien! Ne vous mariez pas, vous ferez encore mieux! Ce que vous disant, je vous épargne!»

C'est donc épargner les gens, ajouta le curé en regardant Pauline, que de leur parler comme je fais. C'est leur éviter peut-être des épreuves cruelles, des déceptions inattendues, des détresses, des naufrages!...

—Mais un clocher! insista le baron, sans se déconcerter. Un curé peut-il faire mépris d'une offre pareille? Cherchez bien autour de vous un particulier même pratiquant, même généreux, qui vous fasse venir à ses frais de Paris un clocher en zinc, agrémenté, neuf, et muni de son coq et de son paratonnerre. Je vous dis que vous ne le trouverez point.

—Sous la Terreur, objecta le prêtre, on disait la messe avec ferveur dans une grange ou dans une chambre; il n'y avait point de clocher alors. On avait fondu les cloches et on en avait fait des canons: la dévotion sincère n'y perdait rien.

—Tenez, dit bonnement le baron, vous aurez une cloche neuve par-dessus le marché.

Puis, se tournant vers Pauline qui, troublée mais souriante, assistait à cette lutte:

—Ce qui me perd, ajouta le Normand, c'est que personne ici ne jette le moindre petit mot dans la balance...

—M. le curé, dit finement Jacques, pense peut-être qu'une plaidoirie en votre faveur serait superflue.

—Ah! s'il en était ainsi, soupira le baron, en regardant Pauline. Mais il n'y a pas de procès, fût-il bon, où l'on puisse se passer d'un avocat, fût-il mauvais, dit-il en riant.

—Si vous êtes sûr de rendre mademoiselle heureuse, dit gaiement le prêtre, nous vous prêterons main-forte.

—Cela peut-il se demander, s'exclama le baron. Et, ajouta-t-il avec une nuance de tristesse, quel autre dessein pourrait-on prêter à un homme de mon âge et de ma position qui, franchement, n'est plus à faire.

—Voyons, dit Jeanne de Guermanton, si j'essayais, moi qui n'ai rien dit jusqu'à ce moment, de vous mettre tous d'accord. Premièrement, le baron fera ses Pâques; deuxièmement, M. le curé demandera pour lui la main de Mlle Pauline; troisièmement, Mlle Pauline autorisera le baron à lui faire la cour; quatrièmement, le clocher se bâtira pendant ce temps-là; cinquièmement, il sera fini pour la cérémonie du mariage.

—Soit! répliqua le prêtre. Eh bien, si le pacte est conclu, commençons tout de suite. Vous croyez en Dieu, monsieur le baron?

—Si Dieu n'existait pas, a dit Voltaire, il faudrait l'inventer.

A cette saillie, gravement débitée par le baron Pottemain, Jacques dit:

—L'inventeur serait difficile à trouver, car alors nous ne serions là ni les uns ni les autres pour procéder à l'invention.

—Je suis sur la sellette, dit le baron, ne me troublez pas, je vous en prie!

—Récitez maintenant votre Credo, poursuivit le curé.

—Inutile, dit le baron; je voulais rire en vous laissant dans le doute au sujet de mes sentiments religieux; s'il ne sont point corrects, ils trouveront dans la compagnie d'une vraie croyante les amendements nécessaires. Et si mademoiselle voulait accepter cette délicate mission?

—De grand cœur, si j'en étais capable! dit Pauline avec ardeur. Mais en serais-je capable? Voilà la question.

—Merci toujours! dit le baron Pottemain, feignant l'attendrissement. De cette façon, je ne risque plus de mourir dans l'impénitence.

Il sembla à la jeune fille qu'elle s'était avancée un peu trop vivement. Mais comment s'en dédire?

—Si mademoiselle se charge de la conversion, dit en riant l'ecclésiastique, je me charge volontiers du mariage et j'accepte aussi le clocher.

—A la bonne heure, dit vivement le baron.

Il y eut un silence que Mme de Guermanton rompit la première.

—Vous savez, messieurs, dit-elle aux chasseurs en désignant la ferme voisine, qu'une collation vous attend.

Le baron et le curé, sur un signe de Mme de Guermanton, s'engagèrent les premiers sur le petit pont rustique.

Dès qu'ils furent éloignés de quelques pas:

—Comment trouvez-vous votre prétendu? demanda Jeanne à son institutrice avec un air de triomphe.

—Presque charmant, repartit Pauline.

—En conséquence, prononça Jacques avec une nuance de mélancolie, voilà mademoiselle presque baronne!

Barbe-bleue

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