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LE REPENTIR
Étude sur le Toouranisme

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Table des matières

Soyez béni, Seigneur, dont la bonté sans limite a donné tant de douceur aux larmes du repentir!

Soyez béni, Seigneur, car vous m’avez rendu, avec la prière et la foi, les Ineffables joies de mon jeune âge!

Combien de fois, emporté par l’orage, n’ai-je point regretté ces nuits où, descendu au jardin pour prier, je sentais la tendresse du Père flotter dans l’air silencieux, et pénétrer jusqu’à mon cœur sur les calmes rayons de la lune ou les vives scintillations des étoiles!

Prière! tu es le parfum de l’enfance, riante fleur entr’ouverte au soleil divin... tues la rosée de l’âme flétrie, le cordial de l’homme abattu par le chagrin.

Ah! c’est une cruelle douleur de sentir s’éteindre cette faculté de communier avec l’infini, car notre être, dans ses profondeurs, cache des désirs que rien de terrestre ne saurait satisfaire.

N’avais-je pas besoin de croire à la bonté céleste, moi, pauvre enfant à peu près orphelin? A peine ai-je connu les baisers maternels. La mort de ma mère suivit de quelques mois l’internement de mon père dans les prisons du Tzar.

La vieille demeure de mes parents adoptifs couronnait une haute colline. Le soir, dans les beaux jours, assis sur une roche isolée, la tête entre les mains, je contemplais les splendeurs du couchant. L’horizon embrumé de poudre d’or, les nuages éclatants, la campagne recueillie priaient avec moi et murmuraient: l’homme a été placé dans un milieu favorable par un pouvoir bienveillant.

Fils d’un martyr de l’indépendance, je m’abreuvai dans l’histoire grecque et romaine d’un nouvel amour–l’amour de la patrie. Plus tard cet amour m’absorba au point d’étouffer tout sentiment religieux. Une funeste expérience devait m’apprendre combien, loin de l’exclure, l’amour de Dieu soutient l’amour de la patrie.

Les éléments des sciences, à leur tour, me montrèrent le monde sous des aspects imprévus.

L’antagonisme de la science et de la foi. Là est bien le péril du siècle. Comment l’ordre matériel serait-il possible, quand le désordre règne dans les esprits?

On a pleuré en écoutant un vieux prêtre ù. cheveux blancs, tout ému lui-même, raconter le drame de la croix. On a compris Dieu, l’Univers et l’homme dans un système merveilleusement lié dans toutes ses parties. Puis, un jour donné, un pédant professeur souffle votre monde aimé comme un château de cartes et relègue vos chères légendes avec les contes de nourrice.

Et l’on reçoit cette douche d’eau glacée au moment où les sens s’éveillent. Faut-il s’étonner si la raison, ivre d’une science incomplète, devient la complice des passions?

Seigneur! Seigneur! Qui donc conciliera la science et la foi?

Le sang de votre Christ aura-t-il coulé en vain? Avez-vous décrété l’agonie de l’humanité dans l’orgie et la désespérance?

Déjà les sermons du vieux prêtre me faisaient sourire, mais le germe, déposé par la parole du Christ, ne devait pas périr en entier. Ma foi dans la légende chrétienne sombrait dans la tempête intérieure; l’amour chrétien surnageait dans ce grand naufrage. Humblement agenouillé, je demandais avec larmes à Dieu: Seigneur, ne m’épargnez pas la souffrance, mais donnez-moi la force de l’amour, le courage du dévouement.

Cependant, plus je grandissais, plus je voyais l’immense part du mal ici-bas, et je restais atterré, quand mon mauvais génie me posait cette question redoutable.

Si Dieu est bon, pourquoi tant de mal?

Sans comprendre que la liberté implique le choix du mal... et que nous devons avoir l’énergie de répéter cette parole antique, devise d’un seigneur polonais, parole vraie dans l’ordre politique, plus profonde encore dans l’ordre moral:

Plutôt le péril de la liberté que la torpeur de la servitude:

Car la liberté c’est l’homme.

L’homme est sensation–intelligence–sentiment.

C’est une folie insigne de prétendre scinder cet être triple et un.,

Parfois il s’absorbe dans les jouissances de la sensation et perd son caractère distinctif; car, si nous ne nous abaissons jusqu’à l’animalité même, nous ne pouvons étouffer en nous nos inquiètes aspirations vers l’infini. Peut-être quelques hommes ont-ils assez vécu par l’esprit pour trouver dans la science pure une satisfaction absolue; mais, en dépit de leurs dédaigneuses affirmations, c’est Dieu même qu’ils cherchaient dans les lois de la matière.

Non, l’homme, pour vivre pleinement, doit jouir.par les sens, connaître par l’intelligence, s’élever par le sentiment jusqu’à l’Essence incréée et s’unir à elle par la prière.

L’étude des mathématiques émoussait en moi le sentiment tout en aiguisant mes appétits de précision et de logique.

J’avais pour compagnon d’étude Célinski, fils d’exilé recueilli par mes bienfaiteurs, rêveur faible et versatile. Son exaltation religieuse réagissait sur mon caractère, non moins faible que le sien. La pensée de posséder un jour les sublimes pouvoirs du sacerdoce l’enivrait; lui infime pourrait un jour faire descendre le Souverain Maître, à sa parole, des cieux sur l’autel, et le tenir entre ses mains; il accomplirait à volonté un miracle près duquel pâlissent ceux des livres sacrés. Dans sou enthousiasme, Célinski me peignait sous de vives couleurs l’harmonie des divins mystères avec les besoins élevés de notre nature; il me retenait sur la pente du doute par ses accents passionnés et l’exemple de sa piété.

Mon ami obtint de notre père adoptif la permission d’entrer au séminaire de Wilna, et je restai livré à mes propres instincts.

La sourde lutte intérieure de la raison et de la foi se compliqua du combat plus violent entre la religion et le patriotisme; car la loi de Jésus nous commande l’amour de nos ennemis mêmes. Pouvais je ne point abhorrer ces Russes, oppresseurs de mon pays, surtout quand mon père gémissait dans leurs cachots?

Je ne voyais comment échapper à cette alternative: ou chrétien–ou polonais.

La nouvelle du complot de Konarski et de son martyre me surprit dans ces hésitations.

Célinski, revenu de Wilna, fit luire à mes yeux la gloire de ceux qui se dévouent pour la –patrie; ses discours enflammés firent éclater la mine.

–Je jure, lui dis-je, de ne reculer, comme mon père, ni devant la prison ni devant la mort pour la délivrance de mon pays.

Après ce serment, choix solennel d’une ligne de conduite définitive, je demandai par acquit de conscience à Célinski.

–Mais comment concilies-tu tes devoirs de chrétien et de patriote?

–Je ne concilie point, parbleu! répondit-il en riant et en haussant les épaules, la démocratie est plus que le christianisme et Konarski plus que le Christ.

L’ancien mystique ajouta gravement:

–La foi est un sentiment instinctif, animal; la raison seule élève l’homme au-dessus de la brute. Dieu est une hypothèse dont la science nous démontre l’inutilité. La Patrie, la Raison, la Liberté, voilà les dieux de l’humanité adulte; la propagande est notre culte, l’abolition des privilèges notre premier devoir.

Cette audacieuse confession d’athéisme ne pouvait manquer d’ébranler un esprit mal équilibré. Le patriotisme de Célinski répondait à mes nobles tendances, ses négations à mes appétits naissants. Le démagogue avait fréquenté des athées dé profession; il ne cessait de bourdonner à mes oreilles ces vieux arguments dédaignés par l’homme dont les passions n’ont pas perverti le sens moral, mais devant lesquels notre imbécile raison reste muette.

Mon compagnon d’enfance repartit radieux, laissant dans mes chairs ce trait empoisonné. Chaque jour ses théories flattaient mieux mes penchants; chaque jour aussi ma conscience, victorieuse de ces vaines subtilités, me reprochait plus amèrement mon infidélité à Dieu, surtout quand je songeais aux consolations prodiguées par le Père dans le temps où je l’implorais avec ferveur. Tantôt je m’attendrissais au souvenir de cette sérénité perdue avec la foi; tantôt je prenais en pitié ma faiblesse, mon effroi de ce vain fantôme de Dieu dont j’essayais de rire, mais dont je riais eu tremblant. Alors, pour chasser ces tristesses, j’évoquais la vision de la Pologne libre, de l’humanité régénérée, gouvernée par la raison, heureuse par la liberté.

Développer en moi l’esprit de calcul et de ruse, comprimer toute sensibilité devint le but de mes efforts. Le sacrifice de ma vie ennoblissait à mes yeux la résolution de ne reculer devant aucun crime utile à la cause de l’indépendance.

En1841, ma dix-huitième année révolue, j’entrai à l’université de Kiew, section des mathématiques. J’eus assez d’énergie pour affronter les dédains de mes camarades furieux de mes flatteries, non moins jaloux peut-être de mon zèle scrupuleux dans l’accomplissement de mes devoirs. Mon assiduité, mon hypocrisie me portaient en rêve aux sommets du pouvoir, où je machinais une conspiration terrible.

Une médaille d’or récompensa mon ardeur au travail. Toutefois, quand le grand-duc Michel Paulowitch vint passer la revue des étudiants, je dus feindre une maladie, dans la crainte de laisser percer l’irritation que m’eût infailliblement causée sa présence.

Deux ans après, j’étais assez maître de mes impressions pour acclamer Nicolas lui-même.

Joriski, un de mes bien rares confidents, me proposa de tenter une manifestation.

–Pas d’enfantillage, lui dis-je, mais si tu fais le serment de me seconder dans l’assassinat de l’empereur, je jure de porter le premier coup.

Nous sûmes concentrer notre colère et écouter avec calme les froides et menaçantes paroles de Nicolas.

Ce confident de mes ténébreux projets avait pour oncle un de nos professeurs dont je tentai la séduction.

–Oh! me dit en riant le professeur, vous voulez devenir un Walleurod et tromper le tzar. Ne savez-vous pas que tous les saints de la Russie veillent autour de son trône, qu’il ne fait pas sa volonté, mais la volonté des saints; avez-vous la prétention de tromper aussi les saints?

Depuis lors, j’essayai vainement de le convaincre de mon dévouement au tzar. Cet échec ne détruisit pas mes illusions, je n’en continuai pas moins à me croire un profond conspirateur.

Ma correspondance avec Célinski avait cessé; le hasard l’amena à Kiew; je le trouvai, à mon grand ébahissement, confit dans le catholicisme. J’essayai vainement de faire vibrer en lui la corde patriotique. Je l’appelai traître–avec justice, car il adhéra peu après à l’Église russe et devint pope.

Une insurrection se préparait à Varsovie lors de mon arrivée en1845. J’offris aux conjurés d’entrer à la chancellerie du prince lieutenant-général du royaume ou à l’état-major, afin de leur livrer les secrets du gouvernement, m’imaginant, avec mon orgueil habituel, que rien n’échapperait. à ma perspicacité. Nous regardions les Russes comme un troupeau de brutes: en revanche, nous ne doutions pas de nos mérites. J’ai retrouvé en France, ma nouvelle patrie, la même suffisance, le même dédain d’autrui. Puisse cette infatuation ne pas lui être aussi fatale!

La loi prescrivait, comme condition formelle d’accès dans les bureaux, un séjour de douze années dans la Russie proprement dite. La détention de mon père à la forteresse de Zamozé, pour l’insurrection de1831, constituait une médiocre recommandation en ma faveur. Dieu sait à quels mensonges, à quelles bassesses je dus descendre pour arriver à mes fins!

J’obtins mon brevet, mais déjà les Russes éteignaient dans le sang les premières étincelles de la révolte.

–Ah! ah! les Polonais ont voulu nous égorger, eh bien, nous allons les pendre!

Ainsi se saluait-on à la chancellerie.

Donner ma démission, c’était me compromettre sans utilité. Châtiment justement mérité! à toute heure du jour, je dus subir les railleries des vainqueurs, entendre qualifier de sottise et d’outrecuidance une tentative absurde, mais héroïque. Grâce à Dieu, je n’avais pu devenir assez hypocrite pour mêler une joie feinte à l’ivresse de nos ennemis triomphants. Un tel rôle soulevait en moi une invincible répugnance, et la voix moqueuse de mon professeur murmurait à mon oreille: «Va, tu ne seras pas un Wallenrod d!... »

A la chancellerie, je pus du moins me convaincre de notre profonde ignorance du caractère russe. D’après nous, ces vils esclaves d’un despote devaient manquer de toute énergie morale. Il fallut cependant me l’avouer: nous, Polonais, nous n’avions pas, pour la délivrance de notre patrie, la foi, l’esprit de renoncement et de sacritice de nos adversaires pour la domination du tzar. Un invisible démon semblait diriger en eux, vers ce but unique, toutes les facultés bonnes ou mauvaises du cœur et de l’intelligence.

Je compris alors combien l’étrange pénétration de mes supérieurs avait dû percer à jour le voile dont j’avais cru m’envelopper. Hélas!... j’en vins à douter de la patrie, bien près de tomber dans une défaillance politique analogue à la défaillance religieuse de Célinski. allais-je apostasier aussi? J’essayai de me fuir, ruinant mon corps et mon esprit dans la débauche, refuge trop fréquent des désespérés.

Un des premiers jours d’octobre1846, je m’éveillai tout heureux d’une joie sans cause, un rayon de vague espérance dissipait mes sombres pensées. Je partis pour mon bureau avec la conviction d’y trouver une bonne nouvelle. Dès mon arrivée, Joriski, venu depuis peu à Varsovie, et l’un de mes plus déterminés compagnons de plaisir, entra en me disant:

–La prison m’attend. un jour ou l’autre tu pourrais bien me suivre. Veux-tu fuir vers la France, cette sœur de notre malheureux pays?

Le plan d’évasion fut bientôt arrêté; je fabriquerais un passeport pour moi, et Joriski me suivrait sous le déguisement de domestique.

Ilfallait de l’argent.

Je n’en avais guère. moins encore de crédit. Joriski vivait d’industrie et ne pouvait en rien tenter un prêteur.

Piller les caisses de l’État au profit d’un complot ne soulevait plus chez moi, depuis longtemps, le plus léger scrupule. Cette fois, il est vrai, je puisais dans le trésor russe pour mon avantage personnel, mais n’était-ce point pour sauver la liberté d’un compatriote?

Nos passions se payent volontiers de sophismes étranges: prendre l’or d’ennemis était-ce bien, un vol? Je me rendis donc coupable de faux, de larcin et d’abus de confiance, ému du péril, peu touché de la souillure.

Reconnus à la frontière, nous nous échappâmes miraculeusement des bureaux mêmes de la police. A Dantzick, des mandats d’arrêt nous attendaient; pour dérouter les poursuites, nous payâmes des arrhes au capitaine d’un navire anglais en partance, le consul de Russie ayant sollicité de minutieuses perquisitions au départ des navires. Tandis que les recherches se portaient de ce côté, nous filicns sur la Belgique, où nous pûmes enfin respirer.

La veille du sixième anniversaire de notre révolution nationale, nous arrivions à Paris pour assister aux démonstrations commémoratives de nos compatriotes. Car, non-seulement à chaque session le gouvernement de Louis-Philippe répétait: La Pologne ne périra pas! mais il permettait aux exilés l’innocent plaisir de foudroyer une fois l’an, du haut d’une tribune décorée de drapeaux polonais et français, le tzar et la Russie qui ne s’en émouvaient guère. J’assistai écœuré à cette comédie ridicule jouée par des vétérans en en fance; les discours prononcés me rappelèrent nos niaises rodomontades de Varsovie.

Le gouffre dans lequel je m’étais précipité m’apparut alors dans son effroyable profondeur. J’avais sacrifié mon honneur à des illusions folles, à mon incommensurable vanité, et je restais seul, sans ressources, sur un sol étranger.

Les fatigues d’un voyage accompli sous le poids de terreurs incessantes avaient épuisé ma santé, déjà bien altérée par des excès de tous genres. La veille de Noël, je tombai sur mon lit avec la conviction de ne m’en relever jamais.

Après tout, la mort n’était-elle pas le dénouement le plus désirable de mes tristes aventures? Me restait-il une espérance digne de me rattacher à la vie?

Mais j’étais jeune et, malgré mes misères, la vie m’était chère encore.

Or, à Varsovie, les démocrates raillaient impitoyablement l’OEuvre de Dieu, tout en reconnaissant les vertus et la piété de ses adeptes; à Paris, dès mon arrivée, j’avais entendu parler de cette association mystérieuse qui comptait dans son sein les exilés les plus considérables et les plus vénérés. Là peut-être était le port.

Je m’accrochai. à cette dernière branche en homme qui se noie. L’imagination aidant, je ne doutai plus de trouver dans l’Œuvre l’apaisement de mes inquiétudes. L’abbé Dunski, dont j’admirais le caractère m’avait dit à ce sujet: –Je connais peu cette société religieuse, mais je me fais un devoir de l’étudier à fond, . l’ayant vu opérer les conversions les plus étonnantes et les plus sincères.

Le désir d’approcher une chose si sainte me tourmentait non moins que mon indignité.

Joriski, loin de m’apporter des consolations, excitait mes dégoûts. Après m’avoir entraîné dans l’abîme, il m’y abandonnait, fuyant dans une ivresse continuelle, les pressentiments d’un avenir inconnu, mais affreux à coup sûr.

Mon tiroir était vide. Il ne me restait plus rien, rien.

Pendant toute une nuit de fièvre, d’horribles cauchemars m’avaient poursuivi sans relâche; la vie ne m’était plus possible.

Des projets de suicide roulaient dans ma tète quand Joriski entra rayonnant; il me sauta au cou, me pressa sur sa poitrine et put à peine me dire au milieu de ses sanglots:

–Cher ami, c’est moi qui t’ai plongé. dans cette misère; mais, s’il plaît à Dieu, après avoir été la cause de ta perte, je serai l’espérance de ton salut. J’ai cette confiance, tu ouvriras les yeux à la lumière et Towianski te comptera parmi ses disciples. Par sa parole et son action chrétiennes, il convie tous les polonais à la véritable délivrance. Nouveau Messie, il ouvre les bras aux plus grands pécheurs et les aide à se purifier devant le ciel et devant la terre.

–Certes, répliquai-je avec amertume, si l’OEuvre t’a corrigé, elle n’a pas fait un petit miracle. Quand j’aurai vu, je croirai,

–Et bien, tu croiras, reprit-il avec une humble fermeté!

Puis il ajouta:

–Je possède quelques avances, grâce à la générosité de mes nouveaux frères, et j’ai pu obtenir des commandes par leur intermédiaire, je vais donc m’établir près de toi pour te soigner et te consoler.

En effet, cet homme embourbé naguère dans la fange d’une abjection si complète, se montra dès lors un modèle de sobriété. Il porta dans ma mansarde le chevalet qui devait nous faire vivre. Ses attentions maternelles, son inébranlable confiance en Dieu me réconfortèrent. Parfois, pendant qu’il travaillait, des larmes d’attendrissement baignaient ses joues; et bientôt, poussé par un irrésistible besoin de prière, il quittait ses piuceaux pour remercier le Père céleste de la paix intérieure dont il jouissait.

J’attendis, me fixant une date à laquelle je considérerais la cure de Joriski comme définitive; aucune tiédeur ne se manifesta dans sa piété.

Enfin je le priai d’appeler ce consolateur à qui il devait une transformation si étrange. J’écoutai avec vénération cet apôtre de la foi nouvelle dont la vue seule commandait l’affection et le respect. Hélas! l’ordre d’idées dans lequel il entra me parut en contradiction formelle avec les tendances philosophiques les mieux caractérisées de notre siècle; et je sentis combien il me serait difficile de le suivre dans sa voie. Malgré de longues et fréquentes visites, tous ses efforts furent vains pour ranimer les cendres de ma foi. Sa parole m’émouvait sans me convaincre. Je l’admirais, je l’aimais chaque jour davantage, mais il n’apaisait point les révoltes de ma raison.

Le15janvier au soir, cet ami, déjà bien cher, me demanda avec inquiétude:

–Eh bien, avez-vous réfléchi, mes paroles ont-elles porté. quelque fruit?

–Mon père, lui répondis-je tristement, j’envie votre foi, je ne saurais la partager.

Son visage tout illuminé de bonté se rembrunit.

–Pardonnez-moi, repris-je, cette foi me serait sans doute un grand soulagement, mais quel secours en tirera ma malheureuse patrie?... Or, je tiens à sa délivrance plus qu’à mon salut

L’apôtre de Dieu me répondit:

–LŒuvre de Dieu nous apprend qu’à ceux-là seuls, il sera donné de coopérer à la délivrance de la patrie. qui sauvent leurs âmes par un amour de Dieu absolument désintéressé. Nous n avons point en nous le pouvoir de sauver la patrie; mais Dieu se servira de nous pour instruments de ce salut, si nous sommes purs devant Lui. et vous, vous n’êtes pas pur, car vous avez tué sciemment en vous-même l’amour de Dieu et votre foi en Lui. Votre cœur reste sourd à la miséricorde divine, parce que vous prétendez l’analyser avec votre froide raison. Si rien ne peut réveiller en vous le sentiment de l’amour, ma présence est ici désormais inutile. Excusez-moi, si je ne re-–viens plus.

–Mais comment réveillerai-je ce sentiment si je ne l’ai déjà!

–Ce sentiment est un don de Dieu, mais rappelez-vous la parole: demandez et vous obtiendrez; cherchez et vous trouverez; frappez et l’on vous ouvrira.

Il sortit à ces mots.

–Eh! l’apôtre a mauvais caractère, dis-je avec humeur à Joriski. Pourquoi m’abandonne-t-il? Si je ne pense pas comme lui, je l’honore et je l’aime. Est-ce bien de me priver de son affection, parce que je ne puis partager ses opinions religieuses?... Ah les dévots de toutes les couleurs–sont toujours intolérants.

–Et toi, reprit Joriski, combien d’amitiés n’as-tu pas brisées par tes emportements politiques? Pourquoi ne veux-tu pas que le serviteur de l’OEuvvre soit jaloux de son Dieu, comme tu l’es de ton pays?... Il t’a présenté la vérité, tu as détourné ton visage; il t’a mis face à face avec ta conscience et t’a confié le germe de l’amour divin; que peut-il, si tu refuses de le cultiver?

Quand Joriski m’eut quitté, je sentis quel vide laissait en moi l’abandon de l’apôtre.

Si vraiment, me disais-je, il n’allait plus re-. venir!

Mon agitation était extrême. Dix heures sonnèrent, ma lampe vacillait.

Pourquoi, murmurai-je, ma triste vie ne s’éteint elle pas avec ses dernières lueurs?... La nuit du tombeau ne peut être plus glacée ni plus noire que ces ténèbres dans lesquelles mon âme se débat. Pas assez de foi en Dieu pour y puiser l’espérance… pas assez de foi dans le néant pour recourir au suicide. Croire assez pour trem bler, pas assez pour aimer. Ah! le doute, c’est bien le vestibule de l’enfer!

Pendant ce sombre monologue, mes regards tombèrent sur un livre oublié sur ma table de nuit par le serviteur de Dieu; je l’ouvris machinalement. c’était le saint Évangile.

Je ranimai ma lampe, et me mis à lire eu disant:

Essayons encore. que je n’aie rien à me reprocher, si je ne trouve ici-bas que désillusion et désespoir.

Le temps passait. J’éprouvais une émotion indéfinissable. Plus j’avançais dans ma lecture, plus je me sentais pénétré de la divine parole, et quand j’arrivai à ce passage de Saint Jean:

Je prierai mon Père, et il vous enverra un autre consolateur pour demeurer parmi vous.

Le livre me tomba des mains: Je sanglotai, et m’élançant de mon lit avec une vigueur dont je n’aurais pu me supposer capable, je tombai la face contre terre, et frappant ma poitrine, longtemps, longtemps je pleurai. et dans ce débordement de sensibilité, je sentais une vie nouvelle ranimer mon corps miné par la souffrance. Mon cœur s’allégeait. du fardeau qui l’avait écrasé; mon âme se rassérénait aux rayons de l’amour du Sauveur.

Au jour, Joriski frappait à ma porte. J’étais habillé, prêt à sortir: je roulai à ses pieds et je lui baisai les mains.

Il comprit et me dit avec émotion:

–Tu vas sortir par ce froid. malade comme tu es?

–Qu’importe, lui répondis-je, je sens en moi un foyer de chaleur qui me protégera contre tous les froids.

Il me serra la main sans parler; un long regard m’exprima seul sa joie.

Dans l’escalier, je rencontrai un ennemi personnel de l’apôtre qui m’apostropha en riant:

–Comment! sur pieds! est-ce encore un nouveau miracle de maître Towianski?

–Jugez vous-même. J’étais hier au bord du tombeau; aujourd’hui ma foi en Dieu défie la mort.

Le serviteur de Dieu me reçut sans étonnement. Après lui avoir exprimé mon repentir et mon fervent désir de participer à l’œuvre, je lui demandai avec tremblement, si souillé d’un vol, je pouvais y prétendre.

–Purifiez-vous d’abord devant Dieu, me dit-il, par la prière et par l’extirpation jusqu’aux dernières racines du mal qui est en vous; plus tard vous vous justifierez devant les hommes.

La grâce de Dieu, qui m’avait ressuscité dans cette nuit mémorable, m’abandonnabientôt. J’eus de pénibles luttes à soutenir; la miséricorde divine ne descendait sur moi qu’après de longs gémissements. Souvent je m’endormais soulagé, pour me réveiller baigné de sueur, poursuivi de rêves odieux. Les Russes me saisissaient et me torturaient; le matin je me levais brisé, bien près, dans mon découragement, du doute et du blasphème.

Le13janvier1848, un huissier près du tribunal de la Seine se présenta dans ma mansarde, muni d’un exploit au nom du comte de Kiselew, ministre plénipotentiaire de l’empereur de Russie, m’assignant, comme sujet russe, à comparaître le1er mars devant le conseil de guerre de Varsovie.

Ce soufflet donné en plein visage me mit hors de moi: tremblant de fureur, je répondis par ce billet:

Monsieur le comte,

«Je ne suis pas sujet russe, mais enfant d’un pays libre temporairement et injustement occupé par les armes de l’Empereur. Je n’ai au-cun compte à rendre à votre gouvernement; le seul compte que je puisse admettre se sol-dera, j’espère, en ma faveur, le jour où les deux nations belligérantes en viendront aux mains. Dieu fasse que ce soit bientôt!»

Après le départ de ma lettre, j’eus honte de ce mouvement de colère. Hélas! j’avais deux mesures, l’une pour moi, l’autre pour mes ennemis.

Seul le Maître pouvait me guérir.

Mais comment entreprendre un tel voyage dans ma détresse?... Un frère eut pitié de moi et me procura l’argent nécessaire à ce pèlerinage. Que Dieu l’en récompense généreusement.

Ce fut le25février1848.–

Comment te saluer jour à jamais béni dans ma vie temporelle, mais plus encore dans la vie éternelle de mon esprit, où le serviteur de Dieu me délivra de mes chaînes–où l’instrument de Dieu me dévuila ma vocation chrétienne, déroulant sous mes yeux l’enchaînement des causes qui l’amenaient–où j’appris pourquoi je vins au monde en ce moment plutôt qu’en tout autre, pourquoi je naquis chrétien et polonais–où je compris enfin le but de mon existence–jour où le commandement de Jésus-Christ «Aime Dieu» par-dessus tout et ton prochain comme toi même devint pour moi une vérité vivante et agissante.

Dès mon arrivée dans l’antichambre où le serviteur de Dieu devait me recevoir, je me sentis pénétré d’un amour infini pour Dieu, pour l’immensité créée, pour toutes les parcelles de cette immensité. Dans cet amour, j’embrassais à la fois mon infortunée patrie, l’Eglise impérissable du Christ et l’humanité tout entière. J’aimais mes ennemis comme moi-mème, comme mes –frères en Jésus-Christ, notre Sauveur à tous.

Durant trois jours, je vécus près du Maître dans une extase continue. La grâce de Dieu m’inondait de ses délices, me présentant un idéal à poursuivre, idéal dans lequel je devais trouver la force de m’attacher pleinement au ciel.

Les secours de l’Œuvre m’ont permis de vivre trente ans dans un état de calme absolu, rarement égal, il est vrai, à cette suprême béatitude, mais qui m’a souvent permis de pressentir les mystérieuses félicités du monde supérieur et éternel.

Plus de trente années se sont écoulées depuis cette entrevue. L’homme d’alors, déjà flétri, a rajeuni de toutes les années de son service dans l’OEuvre. L’âme rassérénée a rendu sa vigueur à l’enveloppe. Indigne d’une telle boulé de Dieu, je ne puis que tomber à genoux et m’écrier:

Seigneur, ayez pitié de moi, pécheur si endetté envers le trésor insondable de votre miséricorde!...

Mon entretien–avec André Towianski eut lieu le25février1848, dans un village près de Bâle. Il est matériellement impossible que le serviteur de Dieu connût la révolution de Paris. Dans les éclaircissements qu’il me donna sur le gouvernement par Dieu de chaque homme en particulier, aussi bien que des nations et de l’univers, il me montra pourquoi la France était soumise à un homme tel que Louis-Philippe et la Pologne à un homme tel que l’empereur Nicolas. Il ajouta: La direction suivie par la nation française changera bientôt, et Louis-Philippe, à la vie duquel on a si vainement attenté, parce que son compte et celui de sa nation n’étaient pas encore arrêtés, sera prochainement écarté sans effusion de sang.

Le15mai1848, au moment où le peuple de Paris parcourait les rues, avec des drapeaux français et polonais, aux cris en Pologne! en Pologne!... Je déposai à l’ambassade russe la lettre suivante:

« Excellence,

Entraîné par de fausses doctrines dans la voie du mal, je me suis rendu coupable envers le gouvernement russe d’un vol de mille roubles, et j’ai écrit au comte de Kiselew une lettre insolente dans laquelle je m’enorgueillissais d’une telle ignominie.

Mais Dieu, me prenant en pitié, m’a permis de m’abreuver de repentir à la source de son Œuvre, de m’approcher du serviteur destiné à éclaircir sa volonté aux individus et aux nations, afin qu’ils sortent de leurs ténèbres et de leur misère.

Le monde ne sortira point du chaos, s’il ne suit la voie dans laquelle Dieu l’appelle, voie tracée par Jésus-Christ, voie depuis longtemps effacée, et remise en lumière par l’homme de l’époque chrétienne supérieure.

Eclairé par la lumière de l’OEuvre, je m’humilie devant le gouvernement russe, dont je me reconnais le débiteur, et j e promets de m’acquitter au plus tôt de ma dette, lourd fardeau pour ma conscience, flétrissure devant Dieu et devant mon prochain.»

Mes frères de l’Œuvre, profitant de mes aptitudes mathématiques, m’avaient trouvé quelques élèves; mon assiduité et les succès de quelques-uns d’entre eux me valurent l’estime et la vogue: le nombre de mes élèves augmenta. Aucune privation ne me coûtait. A la fin de chaque mois, je comptais et recomptais mon trésor, faisant couler l’or dans mes mains avec un amour d’avare.

Enfin je disposai de mille roubles!...

J’écrivis à l’ambassadeur:

«Excellence,

Dans la lettre que j’eus l’honneur de vous écrire le15mai1848, je vous ouvrais mon âme en toute sincérité, je répudiais ma vie antérieure et confessais ma foi nouvelle. Je me reconnaissais débiteur de mille roubles dérobés par moi au gouvernement russe. Dieu a béni mes efforts. Je vous prie de m’indiquer le jour où je pourrai vous remettre cette somme.»

Au jour fixé, le premier secrétaire me reçut tenant en main mes diverses lettres.

–Vous pouvez, me dit-il, profiter de la clémence de l’Empereur et retourner en votre pays.

–Merci, monsieur, répondis-je, mon seul but est d’alléger ma conscience.

Le secrétaire compta.

Mes yeux remplis de larmes purent à peine déchiffrer la quittance:

«Reçu de M***, employé à l’administration de la guerre à Varsovie, la somme de mille roubles pour être restituée à qui de droit.»

Contre vent et marée

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