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LE BOIS DE KEROMAN

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Table des matières

Par un beau soir d’été je sortais des murs de Lorient, en compagnie d’un ami d’enfance, dans l’espoir, après une chaude journée passée dans l’enceinte étouffante d’une petite ville fortifiée, de retrouver l’air pur de la campagne.

Nous avions concouru ensemble pour l’école navale, il avait été refusé, j’avais été reçu. Cet échec le trouva résigné, il se mit au courant des affaires de son père et bien lui en prit, car celui-ci mourut quelque temps après laissant un passif considérable. Mon ami ne se découragea pas et, prenant à sa charge l’existence de sa mère et de sa sœur, releva, à force d’intelligence, de travail et d’activité, la maison paternelle.

A trente ans, Matthieu avait définitivement acquis une excellente situation; cependant loin de songer au repos, il redoublait de zèle. En cela il n’était point emporté par l’amour du1 gain, mais par la passion de manier les hommes et les choses. Dans la fortune, il ne voyait qu’un champ plus vaste ouvert à son intelligence, un moyen de tenter des entreprises plus variées, et de déployer sa singulière faculté de distinguer, d’un coup d’œil rapide, au milieu de simples manœuvres, l’homme dont il saurait se faire un collaborateur. Il aimait son nombreux personnel et avait su s’en faire aimer. Sans cesser de donner son attention au commerce proprement dit, notamment aux fournitures de la marine, il avait fondé successivement sur un très-grand pied une corderie, puis une tannerie, enfin une fabrique de papiers d’emballage avec les débris de vieilles voiles et les vieilles étoupes vendus parles Domaines. Cette dernière industrie réussit au delà de ses espérances, sa fabrique de papiers d’emballages faisait de l’or. Toute entreprise nouvelle l’attirait. une .fois il soumissionna, à un prix singulièrement inférieur à celui de ses concurrents, le curage du port et de la rade; malgré sa réputation d’habileté les autres soumissionnaires se demandaient s’il n’était point tombé daus quelque grosse erreur de –calcul; une idée ingénieuse pour le transport des vases lui permit de s’acquitter de son marché avec un bénéfice tel qu’il eût. pû, dès cette époque, se retirer des affaires.

Matthieu était un homme économe et simple, comme tous les gens généreux et désintéressés. Il allait généralement à pied, et, quand il avait besoin de faire une course en voiture, on attelait le cheval d’une de ses charrettes à un vieux cabriolet. Les personnes qui ne le connaissaient point appelaient avarice ce profond dédain du luxe et de l’apparat; cependant il fallait avouer qu’il ouvrait largement son coffre-fort, quand il s’agissait de doter une institution populaire, de couvrir une souscription pour des œuvres de bienfaisance ou d’utilité communale. Jamais une misère intéressante n’avait en vain frappé à sa porte.

La conversation que je venais d’avoir avec lui avant de partir pour la promenade, peint assez bien son caractère. Il était entré chez moi comme un ouragan et. s’était précipité dans un fauteuil, lançant dans un coin son chapeau habitué d’ailleurs à ces rebuffades.

–La chose est décidée, me dit-il, je me marie.

–Contre qui?

–Avec qui, tu veux dire, mais ne fais pas l’innocent. il s’agit, et tu t’en doutes bien, de mademoiselle Lénard.

–Une orpheline pauvre.

–Oui, mais orpheline.

–Je sais bien que tu attaches à la fortune une importance secondaire, cependant je ne m’attendais pas de ta part à tant de désintéressement.

–Qu’est-ce qu’une dot dans ce méchant bourg, reprit-il?... quarante mille francs, cinquante mille francs. Une jeune fille, dotée de cent mille francs, croit posséder le Pérou et a des prétentions exagérées. Cent mille francs, la belle affaire quand il s’agit du bonheur de la vie!... J’en risque tous les jours autant dans les affaires?

–Mademoiselle Lénard est une charmante enfant; j’en conviens, mais rien ne t’obligeait à te marier dans cette vaniteuse et pauvre petite ville; tes relations te permettaient de choisir ailleurs.

–Il m’eût certainement été facile d’épouser une héritière du Havre ou de Bordeaux; mais, j’ai sur le mariage, les idées, ou si tu veux, les préjugés de nos pères. Jamais on ne tient de trop près à celle qui doit être votre femme. On court gros jeu en épousant une inconnue; à mon avis, il faut s’unir, à une jeune fille de son monde toujours, de sa ville en général, du même quartier, s’il est possible, de la même maison serait l’idéal.

–Tu as mille fois raison. Si nous ne nous entendons pas sur toute chose, du moins, sur cette question, nous sommes en parfait accord.

–Je connais mon orpheline, elle sera heureuse de la vie que je lui ferai. Mais je suis dans un état d’agitation facile à comprendre, je –ne puis tenir en place, nous causerons mieux en cheminant dans la campagne, sortons.

Et voilà comment nous avions quitté la ville, et machinalement pris la route du bois de Keroman.

–Une demoiselle du monde, reprit-il, quand nous eûmes franchi l’enceinte de Lorient, sous ce prétexte qu’elle m’aurait apporté uue dot, m’en dépenserait le triple. Je suis un bon bourgeois, il me faut épouser une bourgeoise; je suis un travailleur, j’ai besoin d’une compagne sérieuse. Une élégante m’emporterait dans son tourbillon. Enlin, Madame n’étant pas née dans ce trou–peu récréatif, il faut bien le dire–ne pourrait se faire à cette petite ville où j’ai mes amis et mes parents, où je tiens à rester?

–Tu es dans le vrai. Mademoiselle Lénard est d’ailleurs une jeune fille parfaitement élevée, et je me dis tout bas que tu as eu une fière chance de te faire refuser à l’école navale.

–Peut-être. à coup sûr, j’aurais tort de me plaindre; tout me sourit, j’ai amassé une jolie fortune.

–Dis une belle fortune et que tu dépenses avec magnificence, tu as comblé tous les tiens.

–Je n’ai pas grand mérite, plus je donne, pins l’argent m’arrive. J’aide la chance.

–On en a toujours avec de la patience, de la volonté, du travail.

–Oh, c’est un fait, le travail, les préoccupations ne m’ont pas manqué. J’ai passé dans un horrible bureau, du matin à une heure avancée de la nuit, les riantes années de la première jeunesse. Pendant que tu t’abîmais dans la contemplation des splendeurs tropicales, que tu t’enivrais d’amour et de poésie, je m’abrutissais dans d’arides calculs. La nuit, je rêvais et rêve encore a affaires. Peu à peu jem’y suis fait; mais, qu uand ma situation n’était pas encore assurée, quels affreux cauchemars m’ont poursuivi pendant mes premières entreprises; combien de fois n’ai-je pas vu, dans mon sommeil troublé, ma mère et mes sœurs chassées de notre modeste logis, le vieux mobilier de famille vendu et moi roulant de faillite en faillite. Te rappelles-tu nos promenades au bois de Keroman, dans notre adolescence, ta passion pour Corneille, mon enthousiasme pour V. Hugo?... Tu étais phalanstérien et tu réformais le monde. Tu savais tout ton Corneille et tu récitais avec une solennité, une pompe qui contrastait fort avec ma fougue à déclamer Ruy-Blas ou le Roi s amuse. Quelles effroyables querelles naissaient de la comparaison des Boraces avec Hernani!... C’était à peu près discuter des mérites respectifs d’un saumon et d’un lièvre. Tu étais conservateuren litératureet révolutionnaire en politique; moi, conservateur en politique et révolutionnaire en littérature. Nous ne nous entendions sur rien, de là, sans doute, le besoin d’être toujours ensemble, bien sûrs, que la discussion ne tarirait jamais. Poésie, histoire, littérature, il m’a fallu dire adieu à tout cela. J’ai fatigué mon esprit à méditer la baisse des peaux vertes, la hausse des cuirs, la mercuriale des vieux chiffons et des vieilles étoupes. Quand nous nous retrouvons ensemble, je regrette de n’avoir pu suivre ta carrière: le corps y est esclave, affreusement esclave même, puisqu’il est réduit la plupart du temps à se mouvoir sur quelques mètres carrés de planches. mais vous avez le cerveau libre du moins, vous êtes maîtres de vos pensées.

–Tu dis vrai. Là est le beau côté du métier, dans nulle position, on n’a l’esprit aussi libre. Quand, à la mer, on a terminé son quart, on rentre sans souci dans sa cellule, on y retrouve, suivant ses goûts, ses livres, ses crayons ou même son piano. On peut lire, écrire, penser, la mer y invite.

–Je rends grâce au commerce de m’avoir permis d’assurer aux miens une situation honorable; si je n’avais pas eu ces responsabilités, j’aurais beaucoup préféré ta profession à la mienne. Maintenant le sort en est jeté, il me faut, jusqu’à extinction, brasser des affaires; l’activité est devenue l’élémpnt essentiel de ma nature, elle a tout absorbé. Aujourd’hui, un repos intelligentme deviendrait insupportable, il me serait impossible de m’occuper de science ou de philosophie.

–Tu exagères. Toutefois la mer a cet avantage d’isoler pour un temps des préoccupations vulgaires. C’est bon, c’est sain de rester par moment étranger aux banalités quotidiennes, aux cancans des petites villes, aux tracasseries des petites gens, à l’esclavage des visites et autres obligations niaises, aux malpropretés inévitables de la cuisine politique. Cette séparation momentanée du monde porte à la médita-– tion, élève vers les hauteurs de la pensée.

–Oui. la marine est vraiment une noble carrière.

–Moi, du moins, je l’aime. elle m’a permis de suivre mes goûts. Voyager coûte cher, et l’on a raison de dire que les voyages ouvrent les horizons nouveaux; mais il y a bien aussi le revers de la médaille.

–Oui, l’éloignement de tout ce que l’on aime doit devenir à la longue un supplice, surtout si ’on est marié.

–Ma qualité de célibataire me désintéresse entièrement dans cette question, sur laquelle me à émettre mon avis, avis d’apparence paradoxale, mais dont tu peux aisément vérifier a justesse, puisque tu habites un port de mer. On trouve dans notre métier des ménages malheureux comme partout; mais, en général, on l’en trouve pas de plus unis. L’éloignement, omme la mort, a le don de transfigurer les gens. On oublie les défauts de l’absent, on ne se sourient que de ses qualités. Pendant deux ou trois ns on idéalise la personne aimée, l’ivresse de a joie prolonge l’illusion au retour, el l’on se uitte.avant d’avoir ouvert les yeux sur ses imperfections mutuelles. On évite ainsi l’écueil de la satiété. La menace d’un départ subit, toujours suspendue sur la tête du marin à terre, fait mieux goûter le bonheur d’être ensemble, et la crainte de se séparer sous une impression pénible conduit de part et d’autre à d’étonnantes concessions. Durant les campagnes, les faux bruits de catastrophe entretiennent et surchauffent la passion. Tout marin meurt une dizaine de fois pour sa femme, ce qui le fait singulièrement chérir. Dans tel parage un cyclone a causé d’effroyables désastres ou la fièvre jaune sévit! avec fureur. Quoi qu’il en soit, les marins aiment passionnément leurs femmes et sont payés de retour.

–A ce compte, la vie du marin est la plus belle du monde.

–Cher ami, la vie la plus belle et la plus amère aussi est celle que chaque homme mène e sur la terre. Tout bien pesé, nous jouissons et nous souffrons beaucoup, moins inégalement qu’il ne semble, grâce à la prodigieuse élasti-. cité de notre nature et à son étrange faculté é d’adaptation. Cette plasticité, presque indéfinie de nos caractères, atténue la mauvaise distribution des biens et des maux. et puis, après tout, la corvée n’est pas longue. Mais, pour en revenir à notre suj et, tout n’est pas rose à la mer:

–D’abord ses continuels dangers.

–Ne tombons pas dans les lieux communs. cependant ces dangers sont réels; le progrès les a changés plutôt que supprimés. Si l’on a des moyens plus parfaits, on ose davantage. Les abordages ont remplacé les anciens sinistres, on y gagne de souffrir moins longtemps.

–Et le mal de mer?... l’habitude en guérit-elle tout à fait?

–Peu de gens y échappent d’une façon absolue. Les vieux marins qu’on voit vaquer à leurs affaires, manger, boire et fumer, n’en sont pas moins incommodés quand le mauvais temps dure; c’est d’ailleurs chose rare.

–Le roulis doit être un gros ennui, j’imagine?

–Les grands roulis, quand ils se prolongent, comme dans la traversée de l’Océan Indien du cap de Bonne Espérance au cap de Tasmanie, deviennent une véritable calamité. Lire est un travail, écrire une impossibilité; la table inévitablement souillée répugne; les soins, je ne dirai pas de toilette, mais de simple propreté passent à l’état de labeur pénible; rester assis demande un effort. On dort mal ou pas du tout. On s’énerve, on devient irritable. Après un mois de l’agacement des grands roulis, on se sent menacé d’idiotisme ou de folie furieuse. Heureusement de pareilles traversées sont exceptionnelles; il n’y a pas toujours de roulis, ou du moins il est tolérable. Alors la navigation a des charmes réels. Ce spectacle continu de la mer et du ciel, que l’on croirait monotone est infiniment varié au contraire. Il semble qu’en perdant la terre de vue, on quitte notre stupide planète; on ne sent plus peser sur les épaules le manteau de plomb de la bêtise humaine. Le cloître se propose quelque chose d’analogue, les moines devraient armer des navires et naviguer.

–Quel est donc enfin, à ton sens, le côté sombre des navigations longues ou lointaines?

–La vie en commun, la nécessité de se coudoyer sur un étroit espace, sans presque se quitter du regard. Quand on n’est pas uni par la sympathie ou quand, tout au moins, une indifférence polie ne réussit p as à maintenir des rapports agréables, l’existence à la mer devient très-difficile; elle est un supplice, quand des caractères antipathiques viennent à se renconrer. Puur peu que chacun des adversaires ait elque qualité, l’état-major se divise en deux tmps; de là, des froissements continuels si n est sur un grand navire: sur un aviso, l’arrre devient un enfer. Ce bois de Kcroman, n nous a conduit une habitude d’enfance, nous re une triste preuve de ce que j’avance: ses eux chênes ont été les témoins du dénoueent d’un lugubre drame de bord.

–En effet, c’est ici que Bazire a été tué.

–Au point où nous sommes se trouvait abert; là, à vingt-cinq pas, Bazire tomba de mort.

–Cette affaire fit jadis grand bruit dans Loit, mais je n’en ai jamais bien connu les dés.

–Je les connais très-bien. Bazire était magre, disgracieux et louche, signe à peu près illible d’un esprit faux ou indice de méchane. Au collège, les mauvaises plaisanteries le dirent ombrageux. Comme il arrive toujours pareil cas, plus il était désagréable, plus on jouait de mauvais tours; plus il devenait gneux. Jalabert, d’un physique heureux, i abord sympathique, d’un caractère franc uvert, d’une force peu commune, faisait ses ses en même temps que Bazire, pour qui, 3tarda pas à devenir un objet d’envie. Cependant Jalabert ne prenait aucune part a tracasseries dont son compétiteur était victi je dis compétiteur, car tous deux se disputaient les mêmes prix, les gagnant tour à tour, Ja bert par son intelligence facile, Bazire par s travail obstiné.

Bazire, dès l’enfance, devint hypocondr que... On n’avait, d’après sa conviction, d’êêtre pensée que de lui nuire, de le tourner en rision surtout. Il ne pouvait voir deux cama des causer ensemble, sans être convaincu qui machinaient contre lui quelque complot; et coup il montrait une rage sourde qui, pl être concentrée, n’en était pas moins violent

Nos deux lorientais entrèrent ensemble l’école navale, où l’autorité, par acte de bi veillance malencontreuse, leur assigna com compatriotes deux bureaux voisins. Leur riva prit alors un caractère nettement acerbe.

Jalabert, s’étant mis sérieusement au trav se maintint dans les premiers rangs que envieux émule ne put atteindre; la jalo s’en mêlant, le contact transforma en aver ce qui n’avait guère encore été qu’une opp tion de caractères.

Jalabert surtit dans les premiers, ce qui donna l’avantage de l’ancienneté,

Bazire, sentant chaque jour davantage, combien ses défauts l’exposaient à des altercations aves, se mit à cultiver les armes avec la téna: té particulière à sa nature; par sa persévéance, il acquit une étonnante adresse dans le r au pistolet.

à Tous deux s’éprirent de la même fille, une e ses inusables beautés vouées à l’éducation de la jeunesse, qui semblent faire partie du maériel fixe des ports. Bazire, d’une famillo peu aisée, dut céder le pas devant la prodigalité de son rival; son amour-propre blessé le poussait à chercher un prétexte de querelle, quand des ordres subits d’embarquement pour des stations différentes séparèrent les deux aspirants. Ils ne songeaient plus l’un à l’autre, quand un jour la fatalité les réunit tous deux enseignes sur le même petit aviso, la Mouette, commandé par un lieutenant de vaisseau.

L’ancienneté de Jalabert lui conféra les fonctions de second, fonctions comportant tous les privilèges de la supériorité de grade.

Tu comprends si ce fut un coup pénible pour l’atrabilaire Bazire de se trouver sous les ordres de son antagoniste; d’autant plus que, comme il arrive souvent aux gens chagrins, il cherchait dans l’ambition un refuge. Or, si le navire, par ses services, acquérait des titres à quelque récompense, elle revenait pour ainsi dire de droit au second.

Pour comble de malheur, la mission de la Mouette l’appelait à la côte occidentale d’Afrique. 1

Comment peindre l’existence de deux êtres qui se détestent, réduits à vivre, sur un espace de quelques mètres carrés, dans les conditions les plus irritantes: ciel embrasé, atmosphère lourde, humide, chargée d’électricité, privation de vivres frais, alimentation détestable, dans les rivières la fièvre et les moustiques, sur la côte roulis infernal, impossibilité de descendre sur une terre défendue par des brisants infranchissables pour des embarcations européennes.

Tout conspire à bord d’un aviso égaré sur la côte d’Afrique à aigrir les caractères, à prédisposer à l’exaspération. Là les gens, épuisés par l’anémie, conséquence fatale du climat, tombent dans un état de surexcitation et d’énervement voisin de la démence. De nombreuses altercations, à propos de niaiseries, avaient avorté, grâce à l’intervention du docteur et du commissaire, qui surveillaient leurs compagnons avec la vigilance de maîtres,: tenant en laisse des dogues rageurs.

Un matin la Mouette, à la vapeur, roulait dans le golfe de Guinée sous la menace d’une tornade. On allait se mettre à table pour déjeuner à neuf heures, heure fixée par le réglement et les besoins du service.

–Je donnerais vingt francs de bon cœur pour un méchant bifteck, dit Jalabert en s’adressant au médecin, voilà un siècle que je n’ai vu paraître sur la table un plat mangeable.

–C’est de ma faute, sans doute, dit Bazire d’un ton aigre.

–Qui dit cela?

–Oh personne. On n’ose s’adresser au chef de gamelle et l’on s’en prend au cuisinier.

–On s’adresse d’abord à ce maudit pays sans ressources, ensuite à l’empoisonneur incapable de tirer parti du peu qu’il a, et, si la pensée vous venait de s’adresser à quelque autre, on n’hésiterait pas un instant.

–Je sais ce que je dis. Ces plaintes incessantes sont un blâme indirect de ma gestion et je suis résolu à ne pas les tolérer davantage.

–J’en suis désolé, monsieur, mais j’entends me plaindre quand bon me semblera.

–Et moi, monsieur, j’entends ne plus avoir les oreilles fatiguées de vos tracasseries.

–Monsieur, vous vous oubliez. Prenez garde

–Prenez garde!... Ce mot est une menace, une provocation.

–C’est ce que vous voudrez. Vous m’ennuyez à la fin.–

Bazire répondit par un soufflet.

Jalabert, à son tour, usant de sa force herculéenne, étendit au milieu des verres, des assiettes, des plats déjà servis, Bazire écumant. Le commissaire et le docteur bondissent sur ces furieux et n’arrêtent qu’à grand peine cette scène scandaleuse.

–Je le tuerai, dit Bazire en rentrant dans sa chambre.

On ne parla pas de duel. A quoi bon? Trop d’obstacles s’y opposaient à l’heure présente. Il eut fallu d’abord atteindre un mouillage, mais un mouillage où l’on put descendre, chose rare sur la côte de Guinée. Le nombre des témoins eût été insuffisant, car, en dehors de deux enseignes, restaient seuls le docteur et le commissaire. Enfin le capitaine, souvent contraint par la maladie de remettre le commandement à Jalabert, ne voulait point d’une rencontre qui pouvait priver le navire de toute direction à un moment donné; il s’expliqua de la façon la plus catégorique à ce sujet devant les deux officiers civils.

–Monsieur Bazire, leur dit-il, ayant porté la main sur son supérieur, est passible d’un conseil de guerre. Je veux bien ignorer cette atteinte à la discipline, si vous promettez de remettre le règlement de cette affaire au désarmement du navire; dans le cas contraire, je poursuis monsieur Bazire conformément à la loi, et, dès aujourd’hui, je procède à l’enquête officielle.

On connaissait le capitaine, on le savait inflexible. Personne ne songea, du reste, à contester la sagesse de ses ordres. Sous ce climat meurtrier, avec un nombre d’officier si restreint, une réduction de l’état-major compromettait le bâtiment. La gravité de l’outrage, la haine de l’offenseur, la fierté de l’offensé, interdisaient d’ailleurs tout espoir dans la puissance du temps qui assoupit tant de choses.

Dès lors Bazire vécut de cette seule pensée: tuer son ennemi. Dans ses conversations avec le commissaire et le docteur, qui ne l’aimaient guère sans rompre avec lui, il ne lui était plus possible d’aborder un autre sujet de conversation; il revenait sans cesse à ses aptitudes singulières pour le tir, à sa supériorité dans le maniement des diverses armes. Jalabert, avec son naturel primesautier, vif et bouillant, n’aurait pu nourrir une rage continue, si le regard aigü de Bazire ne lui avait dit à toute heure: «C’est à mort, vous savez», à quoi il répondait d’un regard hautain: «sans. doute, chose entendue, un de nous y restera. il ne saurait en être autrement.»

Et l’ordre de rentrer en France ne venait pas.

Cela dura neuf mois.neuf moiscesdeux hommes, avides du sang l’un de l’autre, hantés par la pensée que l’un d’eux mourrait de la main de l’autre, durent vivre côte àcôte, manger à la même table, se parler en service, l’un donnant des ordres, l’autre contraint d’obéir. Le généreux Jalabert mettait en vain dans ces relations forcées toute la délicatesse possible, Bazire voyait en tout ordre une vexation odieuse, un indigne abus d’autorité.

Enfin la Mouette arrive à Lorient.

Il faut la désarmer.

Pendant le désarmement, le second est toujours un supérieur, les deux adversaires durent attendre la dissolution de l’équipage et de l’état maj or.

Ce temps né fut pas perdu, les officiers civils de la Mouette s’adjoignirent les témoins nécessaires: le docteur assistait Jalabert; le commissaire prit en mains, à contre-cœur du reste, les intérêts de Bazire. Les conditions du combat furent réglées: On se battrait au pistolet, au jour, dans le bois de Keroman, le lendemain de la remise du navire.

En apprenant le choix de l’arme, Bazire ne put contenir sa joie, et regardant la mort de son ennemi comme assurée, il s’exprima à ce sujet, devant ses témoins, avec une révoltante férocité.

On était au mois de juillet; au point du jour combattants et témoins se mirent en route pour le bois. Un médecin, ami du docteur de la Mouette, se rendait sur les lieux dans une grande calèche avec des draps, du linge, une boite d’instruments.

Bazire tint à venir en coupé avec le commissaire et son autre témoin de peur que la marche, en accélérant la circulation du sang, altérât la sùreté de son poignet. Il était vêtu de noir, boutonné jusqu’au cou, le col de sa chemise caché sous une large cravate noire; il avait évidemment mis le soin le plus méticuleux à ne pas laisser paraître la plus minime parcelle de linge blanc ou le moindre objet pouvant attirer le regard. L’éclat sombre de ses yeux, allumés par la soif de la vengeance, son teint bilieux, sa tenue lugubre, tout allait de pair.

Jalabert entre ses deux témoins–le docteur et un enseigne–arrivait à pied en pantalon et gilet blancs, avec un léger vêtement de coutil gris, un chapeau de paille, une cravata de couleur aux bouts flottants négligemment nouée. Il fumait un cigare et marchait gaîment, causant de choses indifférentes avec ses compagnons, comme un homme en promenade matinale en quête d’un bon appétit. Jalabert avait en sa fortune la foi illimitée de Bazire en son habileté.

Les témoins mesurèrent vingt pas à l’ombre des chênes. On tira les places et les armes au sort, Jalabert eut le choix. En se rendant à son poste, Bazire grommela entre les dents: Qu’il ne me manque pas, je ne le manquerai pas moi.

Bazire se posa droit, s’effaçant le plus possible, le coude au corps, le pistolet vertical couvrant la

Jalabort, en prenant place, jeta son cigare; au signal, il étendit négligemment le bras dans la direction de son adversaire, et lâcha le coup en homme convaincu qu’une puissance supérieuré disposait de son sort.

Bazire s’affaissa sur l’herbe. le sang coulait à flots du cou. la mort fut instantanée, la balle avait coupé la carotide.

Le corps enveloppé dans les draps fut déposé dans la calèche.

Contre vent et marée

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