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Pièce numéro 2
Оглавление(Cette pièce était de l'écriture de Lucien Thibaut lui-même. Elle portait la mention suivante: Lettre non envoyée à son adresse.)
À M. Geoffroy de Rœux, attaché à l'ambassade française de Vienne (Autriche.)
28 septembre 1864.
Mon cher Geoffroy,
J'ai longtemps hésité avant de m'adresser à toi, ou plutôt je t'ai déjà écrit plus de vingt lettres qui, toutes, ont été jetées au feu après réflexion.
Celle-ci aura-t-elle le même sort? C'est vraisemblable.
J'écris par un besoin désespéré, comme les gens qui se noient appellent au secours, même quand il n'y a personne pour les entendre.
Nous étions liés très certainement, toi et moi; mais mon malheureux défaut d'expansion et la timidité de mon caractère m'ont fait craindre souvent de n'avoir jamais su inspirer à personne une véritable amitié.
Pas même à toi.
J'entends une amitié de frère.
C'est là le mot, tiens, il m'aurait fallu un frère. Je l'aurais regardé comme forcé par la nature à écouter mes pauvres plaintes, à entrer dans mes misérables douleurs, à me fournir enfin les conseils dont j'ai un si cruel besoin.
Tu étais moqueur autrefois. Tes lettres, que je lis avec bonheur—et laisse-moi te remercier de n'avoir jamais cessé de m'écrire—tes lettres te montrent à moi moins ami du sarcasme, mais je t'y vois lancé dans de grandes relations, tu vois le monde, tu connais la vie, pour employer le mot sacramentel.
Cela m'effraie. Moi je ne vois personne et je ne connais rien.
Moi.... Comment te faire la confession d'un triste sire, empêtré dans la plus plate et la plus bête—à ce qu'ils disent—de toutes les aventures réservées aux innocents qui ne savent pas le premier mot de la vie?
Je n'ai pas eu de jeunesse. Je commence à croire que c'est un grand malheur.
Je vivais avec vous là-bas à Paris; mais je ne vivais pas comme vous, et j'ai souvent pensé depuis que c'était là l'origine du défaut d'élan que je remarquais chez la plupart d'entre vous à mon égard.
Il y avait des heures où j'aurais tant souhaité votre affection! Je me sentais si bien capable de me dévouer pour vous, du moins pour quelques-uns d'entre vous.
Quand Albert et toi vous vous en alliez ensemble, j'étais jaloux comme un amoureux qu'on dédaigne.
J'ai entendu parler d'Albert ces jours derniers, et dans une circonstance triste pour moi. Mais tout ce qui m'entoure est triste. J'ai commencé une lettre pour lui; elle ne sera jamais achevée.
Que devient-il, ce cher Rochecotte, si doux, si généreux? Il m'avait dit une fois:
«Toi, Lucien, on ne te voit jamais que les jours où on ne fait pas de fredaines!»
C'était un gros reproche, je le comprends bien à présent.
Pour être aimé, il faut partager tout avec ses amis, même leurs défauts, si c'est un défaut que de faire des fredaines.
Je penche à croire que non, puisque je regrette amèrement d'avoir été sage au temps où les autres sont fous.
On paye cela. Je suis fou maintenant que les autres sont sans doute devenus sages.
Geoffroy, mon bon Geoffroy, ce n'est certes pas pour te conter ces balivernes que j'ai pris la plume, ce matin, avec un si terrible serrement de cœur.
Je m'étais résolu à te faire ma confession générale, et je la retarde tant que je peux.
Il me semble que tout ce bavardage est utile pour la préparer, et peut-être pour diminuer l'effort douloureux qu'elle me coûte.
Je sais que tu ne la désires pas, je m'excuserais presque d'oser une importunité pareille, s'il ne s'agissait pas de toi, et je bavarde pour ajourner d'autant notre peine à tous deux.
C'est bien vrai, Geoffroy, j'envie tout de toi: ta gaieté, ton insouciance, et jusqu'à tes péchés qui t'ont fait homme.
Tu sais ce qui n'est pas dans les livres, tu as vécu et non pas lu la vie. Tu as eu des aventures. Moi, faute d'en avoir eu jamais, je perds pied à ma première aventure. Je m'y noie.
Que tes lettres sont vivantes! Celle-ci est déjà plus longue que la plus longue parmi celles que tu m'as écrites, mais quelle différence! Il n'y a rien dans la mienne, et combien de choses les tiennes disent! Ceux qui, comme toi, agissent sans cesse peuvent raconter toujours. C'est intéressant, c'est jeune, c'est charmant. Tu as des centaines d'espoirs et le double de désirs.
Combien trouverait-on de jolis noms dans la collection de tes lettres que je garde et que je relis pour me faire honte à moi-même: honte de ma méprisable immobilité!
Ah! Geoffroy! l'oiseau qui a des ailes peut-il être l'ami du limaçon tardif, attelé péniblement à sa coque? L'un dévore l'espace en se jouant, l'autre vit et meurt au pied du même vieux mur.
Dès le pays latin, vous regorgiez de passions. Lovelaces que vous étiez. Albert, du fond de sa mansarde, visait la bonne duchesse dans son jardin de la rue Vanneau. Le jardin était beau, t'en souviens-tu? mais la duchesse avait le nez rouge. Et rappelle-toi l'horreur de ce pauvre Rochecotte le jour où elle oublia d'ôter ses besicles pour traverser le parterre!
Toi! tu comptais tes rêves par les contredanses que tu dansais, un soir au faubourg Saint-Germain, et le lendemain chez Bullier. On aurait pavoisé toute une rue avec la guirlande de tes amours.
L'as-tu oublié? J'avais aussi mon rêve. Il était unique. Je suis sûr que tu ne t'en souviens guère.
Ni moi non plus, du reste.
C'était un rêve décent que toute mère aurait pu souhaiter à sa fille: un rêve agrafé jusqu'au menton, un rêve sage comme une image.
Quand vous me parliez de vos divinités. Albert ou toi, je répondais en chantant les louanges de ma petite voisine d'Yvetot qui était un peu la parente de Rochecotte: Olympe—Mon Olympe, comme vous disiez en vous gaussant de moi.
Par le fait, mon rêve, Mlle Olympe Barnod, était, au dire de Rochecotte lui-même, beaucoup plus jolie que la plupart de vos déesses. Je n'ai connu au monde qu'une seule femme encore plus charmante qu'Olympe, et c'est d'elle que je vais enfin t'entretenir.
Du reste, je n'eus pas la peine d'être infidèle à mes adorations de bambin. Quand je revins au pays après ma thèse, Mlle Olympe, au lieu de m'attendre, s'était fort avantageusement mariée.
Elle s'appelait Mme la marquise de Chambray.
Voilà donc un pas de fait, Dieu merci: je t'ai laissé voir qu'il s'agissait d'amour.
Elle a nom Jeanne. Elle est de famille noble. Tu as beaucoup connu son père à Paris. Seulement, tu ne l'as pas connu sous le nom que Jeanne porte.
Nous l'appelions, tout le monde l'appelait le baron de Marannes, et c'était bien son nom, mais ce n'était pas tout son nom. En réalité, il se nommait M. Péry de Marannes.
Ce n'était pas avec moi qu'il était lié là-bas, c'était avec vous, les amis de la joie. À soixante ans qu'il avait, il était trop jeune pour moi.
Quand il mourut, sa veuve resta dans une situation si précaire qu'elle ne voulut rien garder de ce qui fait étalage, elle fut Mme Péry, tout court, sans titre. Jeanne est Mlle Péry.
Je t'entends d'ici, Geoffroy. Comment! le baron était marié, lui, le viveur imperturbable! le roi des vieux garçons! Se représente-t-on la femme du baron! Et sa fille! Où diable as-tu été pêcher la fille du baron?
Voilà ce que tu dis ou du moins ce que tu penses.
Vous l'aimiez assez, comme un drôle de corps qu'il était. Je me souviens de t'avoir reproché à toi personnellement cette accointance disproportionnée. Tu me répondis en riant: «C'est le plus jeune d'entre nous.»
Lui-même il disait cela, et c'était très vrai à un certain point de vue.
Plus tard, j'ai connu le baron de Marannes beaucoup plus et beaucoup mieux que vous ne pouviez le connaître vous-mêmes.
Cela ne m'a pas porté à l'en estimer davantage.
C'était un de ces vieux hommes qui restent verts parce qu'ils sont incapables de mûrir. Il y a de belles exceptions dans la nature. Celle-ci est laide, mais elle plaît jusqu'à un certain point.
On en rit d'ailleurs et cela désarme.
Ces vieux hommes, tout en étant des exceptions ne sont pas rares. On en trouve partout et partout ils sont les mêmes.
Le trait principal de leur physionomie est de ne pouvoir vivre avec ceux de leur âge.
Ils se font tutoyer successivement par cinq ou six générations de jeunes gens.
C'est leur gloire. Ils sont heureux et fiers quand les échappés de collège les appellent par leur petit nom.
Généralement on regarde cette manie comme assez innocente. Les uns pensent qu'elle est la marque d'un bon cœur, quelque peu banal et doublé d'une intelligence frivole.
D'autres, plus sévères, prétendent qu'il y a vice, ici, ou tout au moins faiblesse ridicule.
Le baron avait des mœurs peu régulières, ce n'est pas à toi qu'on peut cacher cela. Il n'était ni ridicule ni méchant. Le cœur, chez lui, battait à sa manière. Il se repentait souvent du mal qu'il avait fait, mais il recommençait toujours.
Mais ce qui dominait tout en lui, c'était l'implacable besoin de ne pas vieillir.
Te souviens-tu? Il se fit rare pendant notre dernière année d'école. Vous étiez devenus pour lui des oncles. Vous radotiez mes pauvres vieux!
Il passa à la fournée suivante, qui était plus de son âge. Il se fit tutoyer par les nouveaux, leur parlant de sa barbe grise avec ostentation, mais n'y croyant pas le moins du monde, et racontant à la tolérance de ses amis la centième édition de ses anecdotes, qui vraiment étaient assez drôlettes quand on ne les avait entendues que trois fois.
En s'éloignant de vous, voilà ce que tu ne sais pas, il se rapprocha de moi, non pas pour motif de jeune âge, mais parce que je passais déjà pour être assez fort en droit et que ses affaires l'amenaient fatalement du côté du palais.
Quelles affaires, bon Dieu! Et qu'il avait raison de ne pas fréquenter les sages! Ce pauvre homme était tombé en jeunesse comme d'autres dégringolent en enfance.
Ce n'est pas qu'il eût de bien grands vices, il en avait plutôt beaucoup. Il avait mangé sa fortune, mais il y avait mis le temps. C'était un prodigue peu généreux.
Veux-tu savoir le taux des charges laissées par l'innombrable série de ses bonnes fortunes? Cela se bornait à une pension de 600 francs qu'il payait—quand il pouvait—pour un enfant naturel qu'il avait eu avant son mariage et qui vivait quelque part.
Je crois que c'était à Paris.
À l'époque où il m'honora de sa confiance, il était en train de grignoter, toujours au même métier, la fortune de sa femme. Pour ce faire, il plaidait contre elle, tout en protestant à tout bout de champ qu'il ne lui en voulait pas le moins du monde.
C'était exact. Il n'avait ni rancune ni fiel contre sa femme qu'il ruinait de parti pris. Il n'en voulait qu'à l'argent.
La première fois qu'il me rencontra au Palais, j'endossais la robe pour la première fois aussi.
C'était à Yvetot; les biens de la baronne étaient dans le pays de Caux.
Si j'avais été moins novice, j'aurais su que tous nos avocats et avoués le fuyaient parce qu'il oubliait volontiers de solder les honoraires.
Mais je ne vis qu'une chose: un premier client!
Il tomba sur moi comme sur une proie, et je fus vraiment touché du plaisir qu'il avait à me revoir. C'était, me dit-il, pour moi, un coup de destinée. Il me choisissait entre tous; il me donnait l'occasion de me poser d'emblée.
Et pour commencer, séance tenante, il me fit l'historique de ses démêlés avec Mme la baronne, dont il parlait comme si c'eût été une octogénaire.
Elle avait environ trente ans de moins que lui.
Il faut bien que je l'avoue, j'eus le tort de croire aux contes qu'il me faisait. Quand il y avait un peu d'argent à pêcher, il trouvait les accents de la véritable éloquence.
C'était ma première cause. Il y a là quelque chose de l'aveuglement du premier amour. Le premier client vous fascine.
Je me représentai, selon son dire, Mme la baronne comme une vieille femme avare et méchante qui le laissait manquer du nécessaire. J'eus pitié, en vérité, de ce pauvre baron. Je lui donnai gratis quelques conseils qui, malheureusement, se trouvèrent trop bons et contribuèrent à sa triste victoire.
Car il en vint à ses fins et obtint l'administration des biens de la baronne.
Or, administrer, pour lui, c'était dévorer.
Les biens n'étaient pas lourds; ils durèrent aux environs de trois ans.
Quant à moi, je fus payé de mes peines et soins par la bonté qu'eut le baron de m'emprunter mon argent, et de l'administrer comme les biens de sa femme.
Que Dieu fasse paix à sa pauvre âme d'oiseau! Je lui dois mon bonheur puisqu'il est le père de Jeanne.
Il mourut un peu trop tard, perdu de dettes, et ne se doutant même pas qu'il avait mangé sa considération en même temps que ses rentes.
J'allai à l'enterrement, où j'étais à peu près seul.
J'y vis pourtant deux dames voilées de noir et dont je ne distinguai point les visages.
Toutes deux avaient l'air jeune: ni l'une ni l'autre ne pouvait être la baronne à qui je reprochai cette absence en moi-même.
D'ailleurs, leur mise était si modeste, pour ne pas dire si pauvre, que je les pris pour les dernières hôtesses de ce brave baron, qui n'enrichissait jamais les maisons où il logeait.
Je venais d'être nommé substitut du procureur impérial. Quelques mois aprés, il m'arriva de conclure à l'audience contre Mme veuve Péry de Marannes, qui avait frappé opposition sur un reliquat de rentes dont les arrérages étaient échus postérieurement à la mort du baron.
Les créanciers du défunt réclamaient naturellement la somme.
Mon avis exprimé était de droit strict. Je ne pouvais conclure autrement, mais j'éprouvai une impression très pénible au cours de la plaidoirie, en apprenant que la pauvre vieille veuve—elle n'avait pu rajeunir depuis le temps où le baron la chargeait d'années—était ruinée complètement. Le soir du jugement, Mme la marquise Olympe de Chambray, pour qui j'avais gardé une respectueuse admiration, après son mariage, me dit:
—Lucien, vous vous êtes fait aujourd'hui une ennemie mortelle d'une très jolie femme, ma cousine à la mode de Bretagne, Mme la baronne Péry de Marannes.
—Une jolie femme! m'écriai-je. Il y a cinquante ans, je ne dis pas!
Olympe se mit à rire.
—Le fait est qu'elle a une grande fille, répondit-elle. Mais il y a cinquante ans, et même quarante, je peux bien vous garantir que ma cousine n'était pas née.
Dans ces paroles, une chose me frappa plus encore que l'âge de la prétendue vieille, ce fut la mention d'une «grande fille».
Le baron ne m'avait jamais soufflé mot de sa fille. J'avais donc aidé cet homme à dépouiller deux êtres sans défense!
Deux femmes, appartenant précisément à cette catégorie que la profession d'avocat tient à si juste honneur de défendre envers et contre tous: héritière en ceci, le barreau s'en vante assez haut, et je suppose qu'il en a le droit, héritière, dis-je, des générosités mortes de la chevalerie! Moi, avocat, j'avais fait tort à la veuve et à l'orpheline. J'avais le cœur serré. Olympe qui ne remarquait point ma tristesse soudaine, poursuivit:
—Du reste, vous n'êtes pas plus exposé que jadis à les rencontrer dans le monde. Elles n'ont plus rien absolument rien, et vivent à la campagne, au fond d'un trou. La famille se cotise et leur fait une petite pension, à laquelle M. le marquis a la bonté de contribuer pour ma part. Je crois, en outre, qu'elles travaillent. Nous cousinons peu, très peu, Mme Péry de Marannes a gâté sa vie, et c'est à peine si je connais la petite.
Dans toute autre circonstance ces paroles m'eussent donné une piètre opinion de la baronne; car Mme la marquise Olympe de Chambray était pour moi une manière d'oracle. J'étais habitué, comme tout le monde et même un peu plus, à voir en elle une personne supérieure et tout à fait accomplie.
Le pays de Caux appartenait à Olympe; dans toute la rigueur du terme, elle y faisait la pluie et le beau temps. Sa fortune ne nuisait pas à son crédit, mais nous étions surtout les vassaux de son élégance toute parisienne, de son esprit, de sa beauté, de sa grâce.
Mais ce soir, ma contribution aidant, le froid dédain exprimé par Olympe ajouta au sentiment d'intérêt qui naissait en moi....
Est-ce vrai, ce que je dis là? Et ne fais-je pas effort plutôt pour donner une origine vraisemblable à ce qui vint de soi, par la seule volonté de Dieu?
Je n'en sais rien, Geoffroy. J'arrive au fait.
Tu sais que j'ai toujours été plus ou moins malade, et que ma vie entière peut passer pour une longue convalescence.
Je pense que c'était six semaines ou deux mois après ma conversation avec Olympe. Mon médecin m'avait conseillé les courses à pied.
Un samedi que notre audience avait tourné court, je pris un livre et je m'enfonçai dans la campagne....
Geoffroy, tu n'as rien à craindre: il n'y eut aucune rencontre dramatique. Je ne protégeai point de jeune fille assaillie par un taureau furieux, quoique les nôtres ici, soient magnifiques et très ombrageux. Nulle attaque de brigands ne me coucha sur un lit hospitalier pour y être soigné par la main des grâces.
Mon Dieu non. Je vis tout uniment au détour d'un sentier, dans un champ fleuri et charmant que je n'oublierai jamais, une petite demoiselle qui chantait en cueillant des primevères.
Elle en avait déjà un gros bouquet.
Je n'aurais pas su dire si elle était jolie, car sa figure disparaissait presque tout entière dans l'ombre de son chapeau de paille.
Au-dessus d'elle se courbait un châtaignier trapu dont les branches ne bourgeonnaient pas encore, mais la hâte dans laquelle ses petites mains adroites fouillaient en se jouant, étincelait de mille points brillants. L'épine noire boutonnait déjà et les pousses sveltes du chèvrefeuille étaient vertes parmi les ronces.
Les oiseaux habillaient, cachant dans les broussées le mystère de leur travail amoureux; la violette invisible exhalait son souffle dans l'air; le blé tout jeune ondulait sous les caresses de la brise.
Je m'arrêtai à regarder la fillette qui ne me voyait pas.
Elle avait une robe d'indienne grise dont le tissu commun me semblait plus doux que la soie. Un ruban noir serrait sa ceinture. Ses cheveux blonds jouaient en grosses boucles sur ses épaules d'enfant.
Ce n'était qu'une enfant.... Geoffroy, que je t'aimerais si ton cœur battait un peu!
Moi, je pliais sous le poids d'une émotion qui m'irritait parce que je n'y comprenais rien, mais qui me ravissait en extase.
Peut-être que je fis un mouvement, bien malgré moi, car je retenais mon souffle; peut-être que mon regard pesa sur la jeune fille. Elle se retourna comme si quelque chose l'importunait. Nos regards se croisèrent, ce fut moi qui rougis.
Elle? son mouvement venait de mettre ses traits en pleine lumière, et le soleil du printemps éclaira son sourire.
Car elle eut un sourire à la fois espiègle et ingénu, avant de bondir comme un jeune faon pour disparaître d'un saut de l'autre côté de la haie. Je ne la vis plus; il y avait une brèche derrière le gros châtaignier. Mais je l'entendis qui disait, dans l'autre champ:
—Maman, c'est notre ennemi!
Ce mot me terrassa.
Et pourtant il était prononcé d'un accent de moquerie caressante.
Notre ennemi! son ennemi à elle! l'ennemi de sa maman!
N'avais-je pas agi de manière à mériter ce nom?
Pour tous les trésors de l'univers, je n'aurais pas franchi la haie qui me séparait de la baronne et de sa fille, mes deux victimes. Je les avais en effet reconnues. J'étais sûr de n'avoir fait de mal qu'à elles en toute ma vie.
Et ce terrible mot notre ennemi me les désignait aussi clairement que si elles se fussent nommées.
Je revins sur mes pas, ou plutôt je m'enfuis en proie à un trouble que je n'essaierai même pas de décrire. Je tremblais comme un coupable. Je ne me souviens pas d'avoir été jamais si éperdument malheureux.
Il ne me venait même pas à l'esprit qu'elles pussent suivre le même chemin que moi de l'autre côté de la haie. Je hâtais le pas, pensant m'éloigner d'elles.
Au bout du champ, je les rencontrai face à face.
T'attendais-tu à cela, Geoffroy? J'ai beau être misérable jusqu'à souhaiter de mourir, mon cœur fond dans ma poitrine au souvenir de cette heure délicieuse, comme si un rayon de bonheur éclairait et réchauffait mon désespoir.
Va, je sais bien que je ne suis pas un homme fort comme vous autres. Qu'aurai-je de toi? Ta pitié? Elle me fait peur, je n'en veux pas.
Je ne t'enverrai pas ces pauvres pages. En les écrivant, je sais que je les écris en vain—comme tant d'autres pages, à l'aide desquelles j'ai trompé mon angoisse.
Cela me rassure de savoir que tu ne les liras pas, et j'y mets tout mon cœur comme si tu devais les lire.
Je m'y complais, c'est ma seule jouissance. Je les garde quelques jours. Je les relis plusieurs fois avant de les anéantir....
Elles étaient là devant moi, je n'avais plus aucun moyen de les éviter.
Au premier regard, Jeanne et sa maman me parurent comme deux sœurs.
Il y a des maladies qui amoindrissent et font l'effet d'un rajeunissement.
Quand je les vis ainsi tout près de moi, se tenant par la main et me regardant avec une douceur pareille, je fis un pas en arrière et je chancelai.
La jeune mère me dit:
—Nous ne vous cherchions pas, M. Thibaut, mais vous avez été bon pour le père de cette chère enfant, et nous sommes contentes de vous remercier.
J'avais vu mourir ma sœur aînée de la poitrine, vers ma dixième année. À cet âge-là on se souvient.
C'était ma sœur qui m'apprenait à lire. Il me sembla que j'entendais, après quinze ans, la douceur voilée de sa voix.
Et quelque chose aussi me rappelait la chère morte dans la suavité douloureuse de ces traits qui avaient une blancheur de cire.
J'ai oublié ce que je répondis.
Jeanne et sa mère me donnèrent la main....
Note. Il y avait ici une phrase effacée avec beaucoup de soin, puis les initiales de Lucien, avec son paraphe, le tout barré d'un simple trait de plume.