Читать книгу Feux de paille - Richard O'Monroy - Страница 7
I
ОглавлениеCertes, lorsque le capitaine Tournecourt, brusquement rappelé à son corps, fut obligé de quitter l’état-major du gouverneur de Paris pour retourner à Pont-à-Mousson, il eût bien mieux fait de rompre définitivement avec Suzanne.
Mais le moyen d’oublier du jour au lendemain une année de bonheur sans nuages! Suzanne avait été si dévouée, si loyale, si bonne fille! Pendant l’hiver, par la neige, par la glace, elle venait chaque jour le chercher au Louvre devant la porte Caulincourt. Lorsqu’il rentrait d’une soirée ou d’un bal, il était sûr, quelle que fût l’heure, de la trouver assise au coin du feu, l’attendant souriante auprès du petit en-cas tout préparé. Et les parties de théâtre, avec tous les camarades du Cercle défilant dans la loge pendant les entr’actes; et les joyeux soupers au café de la Guerre, dans la grande salle commune, à la table du centre autour de laquelle venaient se grouper tous les amis et amies!. Suzanne connaissait chacun et chacune, parlait de tout, savait tout, et avec quel esprit parisien, quelle gaieté, quel entrain! Jamais Tournecourt ne retrouverait une maîtresse semblable; il le savait bien, mais qu’y faire? Il partait, c’était un fait brutal, et il avait trop d’expérience pour ne pas savoir que les absents ont toujours tort.
Aussi, quelque chagrin qu’il en eût, il avait abordé un jour, carrément avec Suzanne, la question de la rupture, mais celle-ci avait fondu en larmes, disant que c’était une infamie, et qu’elle reconnaissait bien là le militaire insouciant et égoïste, incapable de supporter un chagrin momentané.
–Écoute, lui avait-elle dit en lui jetant ses deux bras autour du cou, Pont-à-Mousson n’est pas si loin; tu demanderas des permissions, moi j’irai te voir, et puis tu trouveras bien d’ici quelque temps le moyen de revenir. Puisque tu m’aimes toujours, ce serait absurde de nous quitter.
Et, l’embrassant à pleines lèvres, elle n’avait pas eu de peine à convertir le capitaine, qui, d’ailleurs, ne demandait qu’à être persuadé.
Le lendemain, un peu ému par ce brusque changement dans sa vie, Tournecourt montait en voiture et se faisait conduire à la gare, accompagné par Suzanne dont le désespoir faisait peine à voir.
–Veux-tu que j’aille m’installer tout à fait à Pont-à-Mousson? dit-elle tout à coup avec élan.
–Non, c’est impossible, la ville est trop petite, et à peine serais-tu là depuis quinze jours que j’aurais des observations du colonel; mais nous pourrons nous revoir souvent, très souvent, il n’y aura presque rien de changé,
Et par le fait, se disait Tournecourt, pourquoi changer quelque chose à leur bonne vie? Pour quelques absences qu’ils seraient à même l’un ou l’autre de diminuer autant que possible! La fortune de Suzanne et la large pension qu’il lui continuerait, le rassuraient suffisamment contre certaines éventualités fâcheuses.
Donc, il fut convenu que rien ne serait changé entre eux.
–As-tu emporté ma clef, au moins?
–Je l’ai toujours à ma chaîne et tu verras qu’elle servira.
–Tu me donneras de tes nouvelles? Moi, je t’écrirai tous les jours.
–C’est convenu.
On arriva à la gare. Tournecourt brusqua le moment des adieux et se dirigea rapidement vers la salle d’attente; là, il pressa une dernière fois son amie dans ses bras, et, le gosier serré, se dirigea vers le quai d’embarquement. En montant en wagon, il vit par la porte des messageries la pauvre Suzanne qui remontait en coupé, un mouchoir sur les yeux.
Décidément, elle l’aimait bien!.
Le surlendemain, Tournecourt reçut une enveloppe dont le parfum lui était bien connu. La lettre contenait quatre pages de tendresses folles; on eût dit que l’absence avait encore augmenté l’amour de Suzanne. Chaque matin, en descendant de la manœuvre, Tournecourt voyait le vaguemestre se diriger vers lui et sortir de sa sacoche en cuir la lettre attendue. Parfois Tournecourt prenait le trot à partir des portes de la ville pour avoir sa lettre cinq minutes plus vite. Ce billet parfumé, plein de potins amusants mêlés aux protestations de cœur, résumait pour lui tout un passé joyeux; c’était un lien qui le rattachait non seulement à sa maîtresse, mais à Paris, un écho lointain de la fête de jadis. Sans s’en douter, avec le prestige du souvenir et l’isolement aidant, il s’éprenait chaque jour davantage de Suzanne.
Au bout de quelque temps, il put aller passer une semaine à Paris, et pendant huit grands jours on reprit exactement la bonne vie d’autrefois. Les camarades disaient:
–Tu nous as fait croire que tu étais parti, mais nous savions bien que tu ne pourrais pas quitter Suzanne.
–En attendant, disait celle-ci triomphante, c’est moi qui vais à Pont-à-Mousson la semaine prochaine.
Et de fait, elle y arriva un beau soir avec ses trois immenses malles, son sac de cuir de Russie, sa femme de chambre, et même son petit chien Jippy. Tournecourt avait retenu un appartement dans le meilleur hôtel de la ville, et si banal qu’il fût, lorsque la belle fille y eut étalé ses toilettes, ses peignoirs en crêpe de Chine, ses glaces, son jeu de peignes et de brosses en écaille, il se trouva comme transformé. Lorsque, revenant du service en campagne, le capitaine entrait le matin tout poudreux, avec ses grosses bottes, dans la chambre de Suzanne encore endormie. il se sentait envahi par un ravissement indéfinissable; ce mélange d’habitudes et de délicatesses féminines arrivant au milieu de sa rude vie militaire lui faisait éprouver mille sensations nouvelles qu’il n’avait jamais connues à Paris.
Dans la journée, on attelait le tilbury. Suzanne conduisait elle-même et descendait la grande rue comme un tourbillon, au grand ébahissement des Mussi-Pontais. On allait visiter les environs, dîner à la Vieillotte, un village campé sur le bord de l’eau et renommé pour ses fritures et son petit vin blanc. On revenait à la nuit, et l’on s’embrassait tellement que je ne sais trop comment le cheval rentrait, sans encombres, à la ville.
Cela dura ainsi longtemps, très longtemps, Tournecourt retournant à Paris et se servant de la clef dès qu’il le pouvait, Suzanne prenant souvent la route de Pont-à-Mousson. Ses voyages étaient assez espacés, mais dame, on ne pouvait guère exiger qu’une jolie fille, habituée comme Suzanne à une vie de plaisirs, vînt complètement s’enterrer dans un petit trou de province. Les lettres parfois étaient un peu décousues, un peu vides; on eût dit qu’elles avaient été écrites en hâte, mais c’est ce qui arrive forcément lorsqu’on veut s’astreindre à écrire tous les jours.
En somme les entrevues étaient toujours charmantes et c’était le principal.
Un certain samedi, Tournecourt, qui faisait ses préparatifs pour aller passer le dimanche à Paris, reçut un ordre assez désagréable. On inaugurait sur la grande place la statue du célèbre citoyen Barbanchu, mort l’année précédente; les autorités civiles et militaires avaient été convoquées pour cette fête de famille, et le général Bourgachard devait être escorté par l’escadron de Tournecourt. Les anciennes fonctions de ce dernier auprès di gouverneur de Paris le désignaient d’office pour ce poste d’honneur.
–Allons, se dit Tournecourt avec résignation, envoyons une dépêche à Suzanne pour la prévenir que je ne pourrai arriver que dimanche soir.
Puis, ce devoir rempli, il endossa la grande tenue d’ordonnance et, assez grincheux, se rendit à la tête de ses hommes au devant du général Bourgachard. Mais tout le monde sait que Bourgachard a horreur du faste; aussi lorsqu’il vit arriver Tournecourt avec sa colonne par pelotons, ses plumets et ses trompettes, il n’eut rien de plus pressé que de lui dire:
–Mon cher capitaine, vous êtes bien aimable, mais je n’ai pas besoin de vous. Vous êtes libre.
–Pelotons, demi-tour à gauche, marche! cria Tournecourt enchanté.
On revint au grand trot au quartier, et le soir, le capitaine sautait dans l’express de huit heures qui arrive à Paris à trois heures du matin.