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V.

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Table des matières

C'était le 13 juin 1790 que le prince-évêque de Strasbourg arrivait à sa résidence d'Ettenheimmünster, accompagné d'une suite de soixante personnes. Il n'y trouva sans doute pas tout le confort auquel il était habitué dans son palais somptueux de Saverne, car, dès les premiers jours de juillet, il s'adressait à la municipalité de Strasbourg pour la prévenir de son intention de passer „quelque temps” à Ettenheim, terre d'Empire, et d'y faire transporter des meubles par eau et par voiture. M. de Dietrich lui fit répondre verbalement qu'il ne connaissait aucune défense s'opposant à la sortie des meubles, autres que l'argenterie, et qu'on lui fournirait un laisser-passer dès que le jour de ces envois serait fixé. Après mûre réflexion cependant, le départ et le déménagement du prélat parurent suspects au maire et, pour mettre sa responsabilité à couvert, il saisit de la question, à la date du 11 juillet, les administrateurs du district, plus spécialement chargés par la loi de la surveillance des biens ecclésiastiques. Les membres du district, réunis quatre jours plus tard, arrêtaient d'écrire à la municipalité „que les meubles qui appartiennent à l'Evêché de Strasbourg, étant dévolus à la Nation, leur transport en terre étrangère ne peut être toléré, mais que la libre disposition de ceux qui appartiennent au cardinal de Rohan ne peut lui être contestée.” Le Directoire du district chargeait par conséquent les officiers municipaux de s'opposer provisoirement „à l'extraction et transport de tous les meubles, tant du palais épiscopal que des maisons de plaisance dont jouissaient les évêques de Strasbourg,” puis de procéder sans délai „à l'inventaire du mobilier, comme aussi des titres et papiers dépendants de tous les bénéfices, corps, maisons et communautés situés dans l'étendue de la banlieue.”

Dès le 17 juillet, le corps municipal mettait à exécution la première partie de ce mandat. Quant aux mesures d'inventaire, le Conseil général de la Commune montra d'abord quelque hésitation. Dans sa séance du 21 juillet, on décida d'interroger tout d'abord les comités de l'Assemblée Nationale, afin de prier cette dernière d'interpréter elle-même ses décrets des 14 et 20 avril dernier, les biens du Grand-Chapitre et ceux de l'Evêché de Strasbourg „ne pouvant être regardés comme purement nationaux, les sujets de l'évêché de l'autre côté du Rhin ayant contribué, ainsi que ceux d'Alsace, à la bâtisse du palais épiscopal et à l'acquisition de ses meubles, et l'Assemblée Nationale elle-même ayant considéré les évêques en Alsace, pour raison de possession, sous la double qualité d'évêques et de princes du Saint-Empire.” Evidemment la municipalité de Strasbourg ne tenait pas à prendre l'initiative du séquestre des biens nationaux et préférait agir seulement en vertu d'un ordre supérieur.

Le Directoire du district, auquel revint l'affaire, s'empressa en effet de saisir de la question le Comité ecclésiastique, formulant ainsi sa demande: „Le cardinal de Rohan doit-il être considéré comme bénéficier français, possédant des biens dans l'étranger, ou doit-il l'être comme prince étranger, possédant des biens en France?” La réponse ne pouvait être douteuse, puisqu'il s'agissait d'un membre de la représentation nationale elle-même. L'Assemblée n'était pas d'ailleurs favorablement disposée pour l'évêque émigré. Déjà dans la séance du 27 juillet, au soir, le ministre des affaires étrangères, M. de Montmorin, avait averti les comités que le cardinal, fixé à demeure sur la rive droite du Rhin, se coalisait avec ceux des princes allemands qui refusaient d'accepter de la France une indemnité pécuniaire pour leurs territoires annexés. Aussi dans la séance du 30 juillet, fut-il résolu, à une forte majorité, sur le rapport de M. Chasset, que le relevé des meubles, effets, titres et papiers de l'Evêché et du Grand-Chapitre serait fait incessamment, à la diligence de la municipalité de Strasbourg, et qu'aucun enlèvement de meubles ne serait permis avant la clôture de l'inventaire. Au cours de son discours, le rapporteur avait exprimé tout son étonnement de ce que l'état de santé du cardinal, qui l'empêchait d'assister aux séances de l'Assemblée, lui permettait de siéger à la Diète de Ratisbonne. Aussi le décret de la Constituante portait-il en outre „que M. le cardinal de Rohan viendra, dans le délai de quinzaine, prendre sa place dans l'Assemblée Nationale et y rendre compte de sa conduite, s'il y a lieu”[5].

[Note 5: Toutes les pièces officielles de cette correspondance sont reproduites dans la Strassburger Chronik de Saltzmann, du 13 août 1790, ou dans le Nationalblatt d'Ehrmann, à la même date.]

On a pu voir, par ce qui précède, qu'aucune mesure n'avait encore été prise en juillet 1790, pour mettre à exécution dans notre province le décret du 2 novembre 1789, bien qu'il eût été confirmé depuis par celui du 18 mars 1790. Les administrateurs locaux, choisis par le suffrage des électeurs, même les plus dévoués au nouvel ordre de choses, ne se souciaient pas de brusquer les événements, en présence des dispositions de la majeure partie de la population catholique d'Alsace. Mille petits incidents, insignifiants en eux-mêmes, permettaient de présager une vive résistance, le jour où la lutte s'engagerait, et se produisaient jusque dans Strasbourg même. C'est ainsi que dans les premiers jours de juillet les élèves du Collège royal (épiscopal) avaient assailli la boutique d'un marchand d'estampes venu de Paris, qui avait garni sa devanture de gravures satiriques contre la noblesse et le clergé, comme il s'en produisait alors en grand nombre. Ils les avaient mis en pièces, la garde nationale avait dû intervenir, et le tribunal de police, désireux de calmer tout le monde, avait condamné les jeunes délinquants à payer le dégât et frappé le marchand d'une amende pour exhibition d'images non autorisées par la police[6].

[Note 6: Politisch-Litterarischer Kurier du 15 juillet 1790.]

La bonne harmonie n'était pourtant pas encore troublée partout, et dans maints districts ruraux l'accord entre les protestants et les catholiques était parfait, la question des biens ecclésiastiques n'ayant point encore été posée au fond de nos campagnes. C'est ainsi que lors de la fête de la Fédération, célébrée le 14 juillet à Plobsheim, les paysans protestants de la localité avaient invité le curé, qui était en même temps le maire élu du village, à venir assister à leur culte, puis s'étaient joints à leurs concitoyens catholiques pour la célébration de la messe. A la fin de cette double cérémonie, les ecclésiastiques des deux cultes s'étaient fraternellement embrassés au milieu des acclamations joyeuses de leurs ouailles. Le même accord touchant se manifestait encore dans une fête patriotique, célébrée à Barr, le 25 août, et vers la même date les curés de Northeim, Schnersheim, Kuttolsheim s'entendaient avec les pasteurs de Hürtigheim, Ittenheim, Quatzenheim, etc… pour procéder en commun à la bénédiction des drapeaux des villages protestants et catholiques du Kochersberg[7]. A Strasbourg aussi, dans la journée du 9 septembre, toutes les autorités constituées, sans distinction de culte, assistaient à la messe funèbre dite à la Cathédrale en mémoire des victimes du massacre de Nancy et en l'honneur du jeune Desilles, tombé ce jour-là, comme héros du devoir, dans les rues ensanglantées de la capitale lorraine.

[Note 7: Nationalblatt für den Niederrhein, 30 juillet, 3 septembre 1790.]

Mais cet accord ne devait plus subsister longtemps. La presse patriotique commençait à se plaindre de l'inexécution de la plupart des décrets de la Constituante relatifs au clergé. La totalité des journaux, allemands pour la plupart, qui paraissaient à Strasbourg, était du côté de la représentation nationale, bien qu'avec des nuances très variées; chose curieuse, ils étaient rédigés à peu près tous par des journalistes protestants. A côté de l'ancienne Strassburgische privilegirte Zeitung, antérieure à la Révolution, étaient venus se placer la Strassburger Chronik et la Chronique de Strasbourg, journal bilingue de Rodolphe Saltzmann, le Patriotisches Wochenblatt de Simon, le Politisch-Litterarischer Kurier, publié chez Treuttel, le Nationalblatt für das niederrheinische Département de Jean Ehrmann, les Woechentliche Nachrichten für die deutschredenden Bewohner Frankreich's. Un peu plus tard allaient surgir encore la Geschichte der gegenwärtigen Zeit de Simon et Meyer, le Courrier de Strasbourg de Laveaux, et d'autres feuilles radicales, que nous rencontrerons sur notre chemin. Le parti plus spécialement catholique, qui allait devenir tout à l'heure le parti contre-révolutionnaire, n'avait pas à ce moment d'organe attitré dans nos murs; on s'y abonnait sans doute à l'une ou l'autre des feuilles royalistes de la capitale, mais on s'y servait également—même plus activement peut-être—d'officines secrètes, pour entretenir l'agitation dans les esprits à la ville et à la campagne, pour organiser partout une propagande à outrance, d'autant plus dangereuse qu'elle était clandestine et partant presque insaisissable pour les organes de la loi.

Tous ces journaux étaient à peu près unanimes à défendre la mise en vente des biens nationaux; ils différaient seulement par le plus ou moins de hâte qu'ils mettaient à réclamer l'exécution des lois. Leur influence se faisait naturellement sentir à peu près exclusivement dans les sphères protestantes; c'est ainsi que nous avons relevé une adresse de communes rurales de la Basse-Alsace, lue à l'Assemblée Nationale dans la séance du 27 juillet, l'assurant de leurs sentiments patriotiques et s'offrant à acheter les biens du clergé situés dans leur banlieue. Tous ces villages, sans exception, Rittershofen, Oberbetschdorf, Pfulgriesheim, Mundolsheim, Schiltigheim, etc., ont une population protestante. Des tirages à part d'articles de journaux, des brochures spéciales en langue allemande étaient répandus gratuitement dans les campagnes, et la Société des Amis de la Constitution de Strasbourg travaillait tout particulièrement à stimuler de la sorte les esprits quelque peu rétifs de la population rurale.

Les partisans du clergé répondaient, soit par des protestations ouvertes, annonçant carrément du haut de la chaire une contre-révolution prochaine, dans les centres propices, comme Obernai ou Türkheim, soit par des brochures imprimées outre-Rhin et virulentes au possible. C'est ainsi qu'un homme, appelé plus tard à jouer un rôle marquant dans l'histoire du clergé catholique d'Alsace, l'abbé Liebermann, écrivait en réponse à une brochure anonyme de Hans Wohlgemeint, qui engageait les paysans d'Alsace à participer à l'achat des biens nationaux, une autre brochure, également anonyme, intitulée Hans Bessergemeint an das liebe Landvolk et qui débutait ainsi: „Est-il permis d'acheter des biens ecclésiastiques?—Non.—Pourquoi?—La réponse est inscrite au septième commandement: Tu ne voleras point!”

Naturellement les patriotes s'indignaient de tous ces pamphlets qui niaient si catégoriquement les droits souverains de l'Assemblée Nationale. De temps à autre, ils essayaient de les atteindre par la vindicte publique. C'est ainsi que le 16 septembre, Xavier Levrault, le président de la Société des Amis de la Constitution, dénonçait l'une d'elles au procureur-général-syndic du département comme absolument inconstitutionnelle. Le lendemain, M. de Schauenbourg lui faisait parvenir une réponse très courtoise, pour remercier la Société de son zèle pour le bien public, et annonçait que le Directoire du département allait lancer une proclamation „afin de montrer au public combien nous détestons les efforts de ceux qui veulent contrecarrer l'Assemblée Nationale.” Mais c'était eau bénite de cour et l'affaire en restait là, les sympathies de l'autorité départementale étant notoirement du côté de l'ancien ordre de choses. Si la situation finit par changer, c'est que le cardinal de Rohan lui-même, las sans doute de temporiser, adressa le 23 août, depuis Ettenheimmünster, une lettre au président de l'Assemblée Nationale, lettre qui fut lue dans la séance du 1er septembre, et dont les formes polies voilaient à peine les intentions ironiques et l'absolue fin de non-recevoir. En voici les principaux passages:

„Monsieur le président,

„Les affaires les plus graves, les intérêts les plus précieux m'ont forcé à me rendre dans mon diocèse. Il s'agissait de calmer des troubles nés dans la partie située de l'autre côté du Rhin. Ma santé affaiblie depuis longtemps m'a forcé d'avertir le clergé de mon diocèse que je ne pourrais plus le représenter… J'ai appris avec douleur que ma conduite a été travestie aux yeux de l'Assemblée Nationale et qu'elle a désiré ma présence pour me justifier. Je voudrais que ma santé me permît de partir sur-le-champ, mais il m'est impossible de supporter la voiture. J'envoie en attendant un précis justificatif… Je n'ai pu me refuser, même pendant mon séjour à Versailles et à Paris, à former les mêmes demandes que la noblesse et le clergé d'Alsace. Ma qualité de prince de l'Empire m'a obligé de joindre mes réclamations à celles des autres princes de l'Allemagne… Il n'y a rien que de légal dans ma conduite.” Le cardinal ajoutait qu'un autre motif pour lequel il ne se rendrait point à Paris, c'était la crainte de compromettre sa dignité de député en s'exposant aux plaintes et à la mauvaise humeur de ses nombreux créanciers, n'étant pas en état de les satisfaire depuis la perte des revenus qu'il leur avait abandonnés. Il exprimait, en terminant, l'espoir que l'Assemblée „trouverait dans sa sagesse les moyens d'acquitter des dettes aussi légitimes.”

L'effet ne fut pas absolument celui qu'avait espéré peut-être le cardinal en appelant les bénédictions divines sur les travaux de ses collègues. L'Assemblée Nationale refusa en effet la démission qu'offrait Rohan, et renvoya finalement sa lettre au Comité des rapports, „après que différents autres comités, même celui de mendicité, eurent été proposés.”

La cathédrale de Strasbourg pendant la Révolution. (1789-1802)

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