Читать книгу La cathédrale de Strasbourg pendant la Révolution. (1789-1802) - Rodolphe Reuss - Страница 6

I.

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Au moment où s'ouvrait l'année 1789, la Cathédrale de Strasbourg, autour de laquelle allaient s'engager tant de compétitions, puis des luttes si violentes, semblait devoir jouir en toute tranquillité des hommages que les touristes de l'Europe entière venaient payer à ses splendeurs. Jamais ses visiteurs n'avaient été plus nombreux, ainsi que l'attestent encore tant de noms, obscurs ou connus, gravés avec plus ou moins d'art sur les pierres mêmes du vieil édifice. Il avait été débarrassé depuis peu des misérables échoppes et boutiques, groupées autour de sa base et que nous représentent les gravures du dix-huitième siècle. L'architecte de la Cathédrale, Jean-Georges Gœtz, les avait remplacées par ces arcades néo-gothiques, d'un goût remarquablement pur pour l'époque, qui lui forment encore aujourd'hui comme une ceinture. On l'avait enlaidie, par contre, il faut bien l'avouer, en dressant sur la plate-forme cette lourde et massive demeure des gardiens, que cent ans d'existence n'ont pas rendue plus attrayante à nos yeux. Fière de ses richesses artistiques, elle l'était plus encore de ses richesses matérielles et du nombreux et brillant état-major ecclésiastique groupé dans son chœur et tout autour de ses autels.

Dans cette France de l'ancien régime, où foisonnaient les grands noms nobiliaires, il n'y avait point de chapitre qui pût rivaliser, même de loin, avec celui de l'Eglise Cathédrale de Strasbourg. Son chef était à la fois prince de la très sainte Eglise romaine et prince du Saint-Empire romain-germanique. Il avait été grand-aumônier de France, ambassadeur à Vienne, et, malgré les révélations fâcheuses du procès du Collier, le dernier des Rohan qui ait porté la mître strasbourgeoise, continuait à tenir le premier rang dans la province. Autour de lui venaient se ranger vingt-quatre prélats, chanoines capitulaires ou domiciliaires, presque tous princes, soit en France, soit en Allemagne, ou du moins comtes du Saint-Empire. Trois Rohan, quatre Hohenlohe, un Croy, un La Trémoille s'y rencontraient avec deux Truchsess, six Kœnigsegg et quatre princes ou comtes de Salm. Les autres stalles capitulaires étaient vacantes en 1789 et ne devaient plus être occupées.

Au-dessous de ces grands seigneurs, richement dotés et splendidement logés pour la plupart, se trouvaient les vingt prébendiers bénéficiaires du Grand-Chœur, le personnel de la maîtrise, le clergé séculier, attaché à la paroisse de Saint-Laurent et toute une série de fonctionnaires ecclésiastiques accessoires. Privilégiés de l'ordre des choses existant, ils devaient perdre forcément à tout changement politique ou social. Aussi ne pouvaient-ils être qu'hostiles aux idées nouvelles qui allaient enfin bouleverser l'Etat, après avoir, depuis longtemps déjà, travaillé les esprits. Dès l'aurore de la Révolution, c'est à l'ombre de la Cathédrale que viennent se grouper les éléments de résistance et ce que nous appellerions aujourd'hui le parti réactionnaire.

Une ordonnance royale avait convoqué, le 7 février 1789, les différents ordres en Alsace afin de nommer leurs députés respectifs aux Etats-Généraux de Versailles. Le 10 mars suivant, le Magistrat de Strasbourg prenait un arrêté qui fixait la nomination des électeurs primaires de la ville au 18 de ce mois et prescrivait en même temps de donner lecture de ce long document au prône du dimanche, 15 mars, afin que nul des citoyens ou habitants de la cité ne pût en ignorer. C'est donc à cette date du 15 mars 1789 que commence, à vrai dire, l'histoire de la Cathédrale pendant la période révolutionnaire, et que sous ses voûtes retentirent pour la première fois des déclarations d'ordre politique, bien différentes de celles qui venaient les frapper d'ordinaire. Le 18 mars suivant, les vieilles cloches, qui jadis appelaient, au début de chaque année, la bourgeoisie de la petite République au Schwœrtag traditionnel, convoquèrent pour la première fois les citoyens au scrutin général de la nation française.

Avant même que les représentants de la bourgeoisie de Strasbourg, élus en ce jour, eussent nommé, dans un second scrutin, les deux députés de la ville, à la date du 8 avril, le prince-évêque avait vu sortir, lui aussi, son nom de l'urne électorale. Dans l'assemblée du clergé des districts réunis de Wissembourg et de Haguenau, le cardinal de Rohan avait été choisi comme l'un des députés de cet ordre. Sans doute il ne se souciait point alors de reparaître à la cour, ou plutôt il craignait que Louis XVI ne voulût point reprendre l'ordre d'exil qu'il lui avait intimé quelques années auparavant. Il refusa donc de quitter son fastueux palais de Saverne, et c'est son grand-vicaire, l'abbé d'Eymar, qui fut nommé à sa place et joua plus tard, comme nous le verrons, un rôle assez actif parmi les droitiers de la Constituante.

Nous n'avons rien trouvé dans nos sources qui nous permette de rattacher, de près ou de loin, l'histoire spéciale de la Cathédrale à celle des événements qui se déroulèrent d'une façon si vertigineuse, dans les mois qui suivirent, sous les yeux de l'Europe étonnée, soit à Paris, soit à Versailles, et dont le contre-coup se fit rapidement sentir à Strasbourg. L'illumination spontanée d'une partie de la ville, dans la soirée du 18 juillet, quand arriva la nouvelle de la prise de la Bastille, ne s'étendit pas, naturellement, aux édifices publics, et bien qu'elle „dût être générale ès jours suivants”, comme le dit Rochambeau dans ses Mémoires, rien ne prouve qu'on ait trouvé le temps de garnir la tour de ses lumignons traditionnels avant le soulèvement de la populace et le sac de l'Hôtel-de-Ville (19-21 juillet 1789), qui portèrent un instant le désordre des esprits à leur comble. L'émeute militaire de la garnison de Strasbourg, qui vint se greffer d'une manière inattendue sur ces premiers troubles, dès le début du mois suivant, la nouvelle des décisions de l'Assemblée Nationale prises dans la nuit fameuse du 4 août, poussèrent, on le sait, l'ancien Magistrat à se démettre de ses fonctions et à remettre le pouvoir aux représentants élus de la bourgeoisie. Ceux-ci, désireux de réformes, mais voulant ménager les transitions, formèrent un Magistrat intérimaire, composé de citoyens ayant la confiance générale, et qui devait rester en fonctions jusqu'au règlement définitif de la constitution municipale.

Jusqu'à ce moment la concorde avait été à peu près générale dans les rangs de la population strasbourgeoise. Si la misère trop réelle des classes pauvres; si les excitations de certains agents secrets, encore mal connus aujourd'hui, avaient amené des désordres regrettables, la grande masse de la bourgeoisie urbaine, ralliée autour de ses représentants librement choisis au mois de mars, s'était prononcée, d'une part, pour l'abolition du gouvernement de l'oligarchie patricienne, mais n'entendait pas renoncer non plus à certains de ses privilèges, à une situation particulière au sein de la nation française. Par suite de l'abolition de tous les droits féodaux, cette situation devait forcément se modifier. L'extension de plus en plus grande donnée par la majorité de l'Assemblée Nationale aux décrets du 4 août tendait à priver la ville de Strasbourg de tous les droits et revenus régaliens de son petit territoire et à bouleverser de fond en comble non seulement l'administration de nos finances, mais encore son organisation judiciaire, ecclésiastique et politique tout entière. Il ne pouvait convenir aux chefs nouveaux de la cité, désignés par la confiance publique, de délaisser, sans effort pour le sauver, le dépôt des franchises séculaires héritées de leurs pères. La correspondance du Magistrat avec MM. Schwendt et de Türckheim, nos députés à Versailles, nous montre en effet qu'ils ne faillirent point à cette tâche. Le 1er octobre 1789 ils votèrent même une Déclaration de la ville de Strasbourg à la Constituante, qu'on peut regarder comme les dernières paroles de la „ci-devant République souveraine”. Le Magistrat y déclarait „renoncer avec empressement à tous ceux de ses droits dont il croit le sacrifice utile à l'Etat”, mais faire ses réserves les plus claires et les plus précises au sujet des autres, et il demandait en concluant que la „prospérité d'une des parties du territoire national ne fût pas sacrifiée à l'apparence d'une amélioration et à un système d'uniformité”.

Ces doléances, qui donnèrent lieu, selon Schwendt, à „un peu de murmure” quand on les résuma, selon l'usage parlementaire d'alors, devant la Constituante, étaient assurément, à ce moment précis de notre histoire locale, l'expression sincère de l'opinion professée par l'immense majorité des bourgeois de la ville. Mais elles ne répondaient nullement, par contre, aux sentiments du grand nombre des habitants non admis au droit de bourgeoisie, qui formaient alors une partie notable de la société strasbourgeoise. Cet élément, plus spécialement français de la population, composé de fonctionnaires royaux, d'officiers, de professeurs, d'artistes, de commerçants, n'avait rien à perdre et tout à gagner à la chute définitive de l'ancien régime local. Ce n'était donc pas une réforme, mais une révolution complète qu'il appelait de ses vœux. Comme ce groupe comptait bon nombre d'esprits distingués, des parleurs diserts, des hommes actifs et remuants, comme il répondait d'ailleurs aux tendances du jour, il sut s'emparer peu à peu d'une partie de l'opinion publique, grâce à la presse, grâce à la Société des Amis de la Révolution, qu'il fonda d'abord à lui seul. Puis, gagnant des adhérents chaque jour plus nombreux dans les couches populaires de langue allemande, également tenues à l'écart et sans influence, il forma comme une gauche militante à côté, puis en face de la masse plus calme de la haute et moyenne bourgeoisie, libérale et conservatrice à la fois.

Presque au même moment s'opérait une scission analogue eu sens opposé. Parmi les grands propriétaires terriens, les princes étrangers possessionnés en Alsace, qui venaient protester l'un après l'autre contre une interprétation trop large des décrets du 4 août, il y avait un groupe tout particulièrement menacé, le clergé, dont les biens avaient en Alsace une étendue si considérable. Pour les seigneurs ecclésiastiques la négation de leurs droits seigneuriaux n'était pas seulement une perte grave, mais la ruine à peu près complète. Quand on regarde sur une carte d'Alsace de ce temps l'étendue des territoires du prince-évêque de Strasbourg et du prince-évêque de Spire, du Grand-Chapitre, des abbayes de Marmoutier et de Neubourg, des chapitres de Murbach et de Neuwiller, sans compter des seigneuries de moindre importance; on comprend l'anxiété profonde qui travaillait le haut clergé de la province. Il était évident, alors déjà, que la Constituante finirait par prendre une décision radicale pour parer à la banqueroute, et que les biens du clergé seraient employés à combler le gouffre béant, sauf à dédommager, le plus modestement possible, les usufruitiers de ces immenses richesses. Cette perspective, si tourmentante pour tout le clergé français, devait particulièrement émouvoir le monde ecclésiastique d'Alsace.

A Strasbourg, où la présence d'une nombreuse population protestante avait tenu de tout temps en éveil le sentiment catholique, où d'incessantes immigrations, habilement favorisées, et des conversions nombreuses avaient réussi à faire prédominer le culte romain, banni jusqu'en 1681, sur l'ancienne bourgeoisie luthérienne, ces sentiments de crainte et de mécontentement, faciles à comprendre, étaient partagés par un grand nombre d'habitants. On n'a qu'à parcourir l'un des petits Almanachs d'Alsace d'avant 1789, pour se rendre compte du grand nombre de fonctionnaires judiciaires, financiers et ecclésiastiques, attachés et vivant du clergé, qui se trouvaient alors à Strasbourg. Ils avaient jusqu'ici laissé passer sans se révolter le mouvement politique qui entraînait les esprits; quelques-uns même s'y étaient associés avec un enthousiasme un peu naïf, mais assurément sincère. Mais quand ils virent se dessiner à l'horizon ce qu'ils regardaient comme une spoliation de l'Eglise, l'indifférence des uns, la sympathie des autres s'évanouirent. Des sentiments hostiles commencèrent à se glisser dans les cœurs et à y faire lever les premiers germes d'une dissidence que nous verrons s'affirmer plus tard. Et c'est ainsi que, dès la fin de 1789, nous voyons se dessiner, vaguement encore, mais déjà perceptibles pour l'observateur attentif, trois groupes distincts dans la population de Strasbourg. Jouant pour le moment le rôle le plus en évidence, nous trouvons d'abord le gros de la bourgeoisie protestante et catholique, sincèrement libérale, aux aspirations humanitaires et réformatrices, mais non encore entièrement décidée à s'absorber entièrement, à se perdre joyeusement dans l'unité constitutionnelle de la France de demain. A côté de lui, plus à gauche, le groupe de plus en plus nombreux des Français de l'intérieur, des enthousiastes, des impatients, des politiques ambitieux au flair subtil, attirant à lui les couches populaires, comprimées jusqu'ici par le régime oligarchique, et visant avant tout à ce but désiré. Vers la droite enfin, un troisième groupe, presque exclusivement catholique, se méfiant dès lors de toute proposition novatrice et chez lequel les atteintes portées à la propriété ecclésiastique allumaient déjà bien des colères, que les questions religieuses proprement dites allaient singulièrement aviver l'année suivante.

La cathédrale de Strasbourg pendant la Révolution. (1789-1802)

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