Читать книгу La cathédrale de Strasbourg pendant la Révolution. (1789-1802) - Rodolphe Reuss - Страница 9
IV.
ОглавлениеLa sagesse des nations a proclamé depuis des siècles „qu'à chaque jour suffit sa tâche”, et ce précepte s'applique aux peuples tout autant qu'aux individus. Malheur aux pouvoirs souverains, qu'ils s'appellent monarques absolus ou Conventions républicaines, s'ils prétendent doubler les étapes et devancer le développement naturel des masses, en les entraînant de force vers un but peut-être désirable, mais qu'ils sont encore seuls à désirer atteindre! Les intentions les plus pures ne les préserveront ni des désordres ni même de la révolte des foules qu'ils violentent, et dont la résistance provoquera chez eux-mêmes de nouvelles violences. Ce fut là cependant la faute grave que commit l'Assemblée Nationale. Dans sa hâte à proclamer partout des principes abstraits et surtout à les mettre en pratique, elle ne se rendit pas un compte suffisant des dangers qu'elle se créait elle-même, des ferments de discorde qu'elle semait à pleines mains, et qui rendirent impossible en France l'organisation d'un régime plus stable, librement accepté par la majorité des citoyens du pays.
Un mémorable et tout récent exemple aurait dû cependant ouvrir les yeux aux législateurs de la Constituante. L'empereur Joseph II, le plus novateur et le plus humain des princes de son temps, venait de mourir, le cœur brisé, poursuivi jusqu'à son heure dernière par les accusations mensongères et les cris de haine de ses sujets, qu'il avait tâché pourtant de rendre heureux. Et c'étaient les privilégiés de l'Eglise et de la noblesse qui avaient réussi à soulever les masses aveugles contre leur bienfaiteur. La tâche de mettre à exécution les décrets du 4 août et du 2 novembre 1789 était déjà bien délicate, en dehors de toute complication nouvelle. Priver une aristocratie puissante de ses privilèges séculaires, saisir aux mains du clergé de France ces millions de biens-fonds qu'il possédait alors, c'était une de ces entreprises politiques qui absorbent, à elles seules, toute l'énergie et toute l'habileté des premiers hommes d'Etat d'un royaume. Elle était réalisable pourtant, parce que les ordres privilégiés étaient détestés ou craints par la majorité du pays, et parce que tout le monde, au sein de cette majorité, pouvait se rendre compte que c'était la lésion de ses intérêts matériels surtout qui soulevait les clameurs de la minorité dépouillée par la législation nouvelle. Encore aurait-il fallu s'appliquer, pour réussir, à bien expliquer aux masses rurales, restées très accessibles à l'influence du clergé, que la religion n'était pas en jeu dans la mise en circulation des vastes domaines, si longtemps immobilisés par la main-morte. Les paysans l'auraient compris à la longue, et l'immense majorité du clergé lui-même, restée très pauvre, au milieu du luxe de ses chefs, n'avait aucun motif pour protester indéfiniment contre la sécularisation des biens ecclésiastiques.
Mais loin d'agir de la sorte, l'Assemblée Nationale, tout imbue d'idées philosophiques, indifférente aux questions religieuses ou n'en soupçonnant point l'importance, sembla vouloir, comme à plaisir, éveiller les pires soupçons, et légitimer d'avance les accusations les plus violentes. Elle manifesta de bonne heure l'intention de ne pas se borner à la saisie des propriétés ecclésiastiques ou à la réglementation des émoluments du clergé, mais de retoucher l'organisation même de l'Eglise de France. Longtemps avant la date à laquelle parut le décret sur la Constitution civile du clergé, il avait pu servir d'épouvantail aux sacristies, pour agiter les masses et pour leur inspirer des sentiments profondément hostiles aux législateurs et aux lois nouvelles.
Nulle part cette disposition si contradictoire des esprits, chez les législateurs parisiens et chez les populations rurales, ne se montra plus accentuée que dans les contrées catholiques de l'Alsace. Chez nous, le décret du 2 novembre 1789 suffit, à lui seul, à mettre le feu aux poudres. Il y avait à cela plusieurs raisons; d'abord la richesse exceptionnelle des domaines ecclésiastiques menacés, puis la proximité de la frontière étrangère, assurant l'impunité par la fuite aux meneurs hostiles, la qualité de prince du Saint-Empire que possédait toujours l'évêque de Strasbourg, la présence en Alsace d'autres territoires princiers sur lesquels la souveraineté de l'Assemblée Nationale pouvait sembler ne pas devoir s'étendre. La plus importante pourtant des causes qui amenèrent les mouvements dont nous allons avoir à nous entretenir, ce fut la docilité confiante et naïve des populations rurales catholiques de la Haute-et de la Basse-Alsace, vis-à-vis de leurs conducteurs spirituels, non seulement dans le domaine religieux, mais sur le terrain économique et politique lui-même. Et le jour où les agents officiels ou secrets du cardinal et des princes purent par surcroît lancer dans la foule l'accusation terrible qu'on en voulait à la foi de l'Eglise, le courant contre-révolutionnaire se dessina dans toute la province avec une violence qui permettait de prévoir les plus redoutables conflits.
Dans la séance du 14 avril 1790, l'abbé d'Eymar, grand-vicaire de l'évêché et l'un des députés du clergé de la Basse-Alsace, avait prononcé un long discours, assez habilement tourné d'ailleurs, pour demander à l'Assemblée que les biens ecclésiastiques de la province fussent, provisoirement au moins, distraits de ceux qui devraient être mis en vente au profit de la nation. Il n'avait rien obtenu cependant, si ce n'est un décret qui renvoyait la discussion de sa motion à une date indéterminée et refusait par conséquent de protéger les domaines d'Alsace contre la mesure générale votée par la Constituante.
Cette motion de l'abbé d'Eymar et l'accueil qui lui fut fait à Paris, encouragea néanmoins la Chambre ecclésiastique de l'Evêché de Strasbourg à envoyer à tous les bénéficiaires ou fermiers de biens ecclésiastiques dans notre province, une circulaire imprimée, signée de M. Zæpffel, secrétaire de ladite Chambre, et qui les engageait à s'opposer énergiquement à toute tentative de dresser inventaire, au nom du gouvernement, du mobilier ou des titres des chapitres, corps et communautés ecclésiastiques d'Alsace. Un modèle de protestation formelle contre toute opération de ce genre accompagnait la circulaire du 29 avril, qu'un correspondant strasbourgeois anonyme signalait à l'indignation publique dès le 6 mai et qui figure au Moniteur universel du 20 mai suivant. Le maire de Strasbourg, M. de Dietrich, crut également de son devoir de saisir l'Assemblée de ces menées illégales, et dans sa séance du mardi soir, 18 mai, la Constituante se livra sur la situation ecclésiastique et politique de l'Alsace à un débat approfondi, que l'abbé d'Eymar essaya vainement d'esquiver, en affirmant que l'Assemblée était trop peu nombreuse pour discuter efficacement. Reubell, le député de Colmar, appartenant à la gauche avancée d'alors, incrimina tout spécialement son collègue, en signalant la protestation du chapitre de Neuwiller, rédigée par d'Eymar lui-même, dénonça non moins vertement l'un des notables du Conseil général de Strasbourg, le professeur Ditterich, déjà nommé, pour avoir présenté la protestation de l'évêque de Spire contre les mêmes décrets. Il accusait en outre le clergé d'empêcher de toutes ses forces l'organisation des nouvelles municipalités, parce qu'elles seraient plus favorables, vraisemblablement, à la vente des biens ecclésiastiques.
L'Assemblée Nationale, facilement convaincue de la vérité de ces assertions, difficiles d'ailleurs à nier, décrète aussitôt que son président „se retirera auprès du Roi pour le supplier de donner incessamment tous les ordres nécessaires pour maintenir le calme et la tranquillité dans les départements du Haut-et Bas-Rhin”. Elle déclare en outre qu'elle „improuve la conduite tenue tant par le sieur Ditterich, notable de la commune de Strasbourg, que par le sieur Bénard, bailli de Bouxwiller”, accusé d'avoir organisé des réunions illégales.
Deux jours plus tard, Louis XVI sanctionnait le décret et mandait aux corps administratifs des deux départements de le publier et de s'y conformer en ce qui les concerne; le 30 mai 1790, la proclamation royale était affichée sur les murs de Strasbourg et de la banlieue. Mais si la grande majorité des populations urbaines, de la bourgeoisie protestante et catholique était dévouée aux idées nouvelles, et si par conséquent l'Assemblée Nationale pouvait compter sur elle, il n'en était pas de même chez les populations de la campagne. On en eut la preuve au commencement de juin, alors que les électeurs, appelés à constituer le Conseil général du nouveau département du Bas-Rhin, procédèrent à leurs choix. Il est impossible de ne pas voir l'influence dominante du clergé dans la liste des élus; en fait de noms strasbourgeois, elle ne portait que ceux de personnalités entièrement acquises à sa cause: l'ex-ammeister Poirot, Ditterich, Lacombe, de Schauenbourg, Kentzinger, Zaepffel, Weinborn, etc. Les élections pour le Conseil du district de Strasbourg furent au contraire franchement constitutionnelles, et dès ce moment l'administration départementale fut dirigée dans un esprit nettement opposé à celui du Directoire du district et à la majorité du Conseil général de la Commune de Strasbourg. Aussi n'allons-nous pas tarder de les voir entrer en conflit; mais, dès ce moment, la violence des polémiques engagées à l'occasion de ces élections diverses, violence attestée par le ton des pamphlets allemands et français échangés à Strasbourg, montrèrent qu'un accord sincère n'était plus guère possible.
L'illusion de la concorde cependant devait durer quelque temps encore, tant elle est naturelle au cœur de l'homme et tant il paraissait pénible aux meilleurs esprits d'alors de ne pas continuer à marcher vers la liberté, la main dans la main de leurs frères. C'est ce qu'on vit bien lors de la grande fête patriotique des gardes nationales d'Alsace, de Lorraine et de Franche-Comté, qui eut lieu chez nous du 12 au 14 juin 1790. Ces journées de la Confédération de Strasbourg furent célébrées dans la plaine des Bouchers, au milieu d'un enthousiasme général, débordant et sincère. Peu de fêtes populaires ont été plus belles et plus pures dans la longue série de celles que notre ville a vues pendant des siècles, et si les récits contemporains en paraissent aujourd'hui légèrement emphatiques et déclamatoires, du moins on y sent palpiter l'âme d'une population heureuse de se sentir libre et fière de son bonheur. Cette fois-là, le concours d'une immense population du dehors ne permit pas de célébrer, même les cérémonies ecclésiastiques, dans l'intérieur d'un édifice religieux. La Cathédrale ne joua donc qu'un rôle assez insignifiant dans ces fêtes. Il faut mentionner pourtant que, le 11 juin 1790, la garde nationale „obtint la permission de pavoiser les tourelles et la pointe de la flèche de pavillons aux couleurs de la Nation”. M. Frédéric de Dietrich les reçut sur la plate-forme et fit dresser ces premiers drapeaux tricolores, déployés à Strasbourg, aux acclamations générales. ”Ce spectacle vu des rives opposées du Rhin, dit le procès-verbal officiel, apprit à l'Allemagne que l'empire de la liberté est fondé en France.” Puis le 13 juin, au soir, la municipalité, „pour donner à cette fête tout l'éclat dont elle était digne”, fit illuminer à grands frais (l'illumination coûta 1798 livres) la flèche de la Cathédrale. Cette illumination de l'édifice se répéta dans la soirée du lendemain.
Dans la plaine des Bouchers, devant l'autel de la Patrie, tous les gardes civiques avaient solennellement juré d'être fidèles à la nation, d'obéir à la loi, et „de faire exécuter, toutes les fois qu'ils en seraient requis légalement, les décrets de l'Assemblée Nationale, acceptés ou sanctionnés par le Roi, comme étant l'expression de la volonté générale du Peuple français.” L'un des chanoines de Saint-Pierre-le-Vieux, M. de Weitersheim, frère du commandant en chef de la garde nationale de Strasbourg, avait béni les drapeaux de „l'armée citoyenne” à l'autel de la plaine des Bouchers et s'était écrié vers la fin de son discours: „Campés autour de l'arche d'union, comme jadis les Israélites, nous consommerons le pacte solennel avec Dieu, la Nation, la Loi et le Roi… Venez, amis de Dieu, venez, zélés défenseurs de la patrie… vous anéantirez les complots des détracteurs de la Constitution, vous serez les soutiens de l'Etat, les défenseurs de la liberté et la gloire de la Nation. Après avoir combattu avec courage et fermeté les ennemis intérieurs et extérieurs, vous entrerez triomphants au séjour céleste des héros de l'éternité!”[4]
[Note 4: Procès-verbal de la Confédération de Strasbourg, chez Dannbach, 1790, in-8°.]
Ces paroles semblaient assurément écarter toute idée de lutte et de conflit sérieux. Mais à ce moment la vente des biens ecclésiastiques n'avait point encore commencé en Alsace; le décret de l'Assemblée Nationale y restait toujours lettre morte, et c'était pour proroger peut-être cette trêve dernière avant la lutte, que le haut clergé protestait aussi haut de son attachement à la Constitution de l'Etat. Bientôt un fait nouveau devait se produire. Le cardinal de Rohan donnait sa démission de député à la Constituante et, pour diriger plus à l'aise la résistance du clergé d'Alsace et de ses ouailles, élisait domicile dans son château d'Ettenheim, en terre d'Empire, sur la rive droite du Rhin. C'était le commencement de la contre-révolution.