Читать книгу La cathédrale de Strasbourg pendant la Révolution. (1789-1802) - Rodolphe Reuss - Страница 13
VIII.
ОглавлениеLa déclaration du cardinal de Rohan fut immédiatement dénoncée à la Société des Amis de la Constitution de notre ville. Dans sa séance du 30 novembre, un membre appela l'attention de ses collègues sur cette „insolente protestation” et demanda qu'on la signalât à l'Assemblée Nationale. La réunion fut unanime à „témoigner son horreur pour un écrit dont chaque phrase est un monument de calomnie et d'hypocrisie intéressée”, et adopta la proposition, qui fut également votée, deux jours plus tard, par la municipalité, sur la proposition du procureur-syndic de la commune. Déjà le maire avait fait saisir chez l'imprimeur et chez un relieur les formes et de nombreux exemplaires de l'Instruction pastorale. Les journaux strasbourgeois applaudissaient à ces actes de rigueur et se plaisaient à faire ressortir la différence marquée entre l'attitude du clergé catholique et celle des ministres du culte protestant. Ils rapportaient tout au long les prières patriotiques prononcées chaque jour au Séminaire protestant pour appeler les bénédictions divines sur les travaux de l'Assemblée Nationale, et signalaient l'entrain avec lequel les jeunes théologiens de l'Internat de Saint-Guillaume se faisaient inscrire sur les listes de la garde nationale. La Société populaire décidait, quelques jours plus tard, qu'elle ne s'en tiendrait pas à cette mesure plus négative, mais qu'elle chargerait des commissaires de faire des extraits des Canons de l'Eglise et de les traduire dans les deux langues, afin de les répandre parmi le peuple, pour lui montrer que les plus anciennes constitutions ecclésiastiques elles-mêmes prescrivaient l'élection des évêques par tout le peuple chrétien[11]. Elle espérait les meilleurs résultats de cette campagne théologique.
[Note 11: Procès-verbaux manuscrits de la Société des Amis de la
Constitution, séance du 3 décembre 1790.]
Cependant le clergé n'avait point osé suivre jusqu'au bout, du moins à Strasbourg, les instructions du prince de Rohan et donner lecture de son mandement aux fidèles. Quelque bien disposée que fût la majorité du Directoire du département, elle avait craint pourtant d'exciter le mécontentement public en connivant à pareille transgression de la loi. Saisi d'ailleurs par une dénonciation formelle des administrateurs du district, le président du Directoire, l'ex-ammeister Poirot, avait pris un arrêté défendant toute communication officielle du factum épiscopal. Cette soumission apparente du clergé strasbourgeois fit même naître chez certains observateurs superficiels des espérances tout à fait illusoires quant aux sentiments intimes et à l'attitude future de l'immense majorité des ecclésiastiques d'Alsace. Trop semblable en son optimisme à la majorité de l'Assemblée Nationale, la bourgeoisie libérale de Strasbourg ne se rendait que fort imparfaitement compte de la véritable disposition d'esprit des masses catholiques.
Elle s'exagérait volontiers des faits sans importance majeure, comme la réception, à la Société populaire, d'un recollet défroqué, dont les effusions patriotiques étaient vivement acclamées[12]. Elle applaudissait aux attaques virulentes contre la ladrerie de l'évêque fugitif, quand, dans la même séance où le P. David avait pris la parole, un jeune peintre, nommé Guibert, dénonçait Rohan comme refusant d'acquitter une vieille dette de cinq cents livres, et faisait le récit de son pèlerinage à Ettenheim pour obtenir au moins un à-compte, pèlerinage dont il était revenu sans le sol. Ce n'était pas cependant par des épigrammes, par des attaques personnelles de ce genre, quelque justifiées qu'elles pussent être, qu'on pouvait espérer vider la question religieuse. Le cardinal, tout criblé de dettes peu honorables, n'en restait pas moins le chef obéi du parti catholique en Alsace, et ceux qui en doutaient encore allaient être forcés d'en convenir tout à l'heure eux-mêmes.
[Note 12: Procès-verbaux de la Société, 14 décembre 1790.]
A la campagne, en effet, les doléances de l'évêque étaient prises fort au sérieux; le bas clergé répandait à pleines mains les protestations de ses supérieurs; les colporteurs juifs étaient chargés (chose bizarre!) de la propagande des écrits séditieux et l'indignation contre les persécutions infligées à la religion était générale. C'était un cas bien exceptionnel quand on pouvait annoncer au club strasbourgeois le triomphe des principes constitutionnels, comme son correspondant de Bürckenwald près Wasselonne, qui se vantait d'avoir facilement détruit l'effet du prône chez ses concitoyens par quelques observations calmes et sensées[13]. Comment d'ailleurs cela aurait-il été possible autrement chez des populations assez arriérées et naïves pour qu'on pût leur expédier, sous le cachet (naturellement falsifié) de l'Assemblée Nationale, des ballots entiers de pamphlets incendiaires, imprimés dans les officines d'outre-Rhin! Les maires eux-mêmes, auxquels parvenaient ces envois, les distribuaient avec empressement à leurs administrés comme documents officiels et n'y mettaient peut-être aucune malice[14]. On ameutait surtout les paysans contre les acquéreurs de biens ecclésiastiques; dans certains villages les officiers municipaux annonçaient de confiance que ces ventes étaient défendues par le gouvernement[15], et cela encore ne paraissait pas extraordinaire à ces pauvres cervelles troublées et mises à l'envers par le prodigieux bouleversement des deux dernières années.
[Note 13: Procès-verbaux du 10 décembre 1790.]
[Note 14: Wöchentliche Nachrichten für die deutschredenden Bewohner Frankreichs, du 10 décembre 1790.]
[Note 15: Gesch. der gegenw. Zeit, 18 décembre 1790.]
La vente des biens nationaux se poursuivait en effet avec une lenteur désespérante en Alsace. Les journaux du chef-lieu annonçaient, il est vrai, le 22 novembre, la mise en vente de quelques-unes des principales maisons ecclésiastiques de Strasbourg, l'Hôtel de Neuwiller (mise à prix 60,000 livres), l'Hôtel d'Andlau (26,000 livres), celui de Massevaux (32,000 livres), etc. Mais ce ne fut que le 17 décembre que l'administration du district réussit enfin à trouver des acquéreurs pour quelques biens nationaux à la campagne. Ce fut l'ancien schultheiss de Kuttolsheim qui, le premier, s'enhardit à payer 4000 livres pour les biens curiaux de son village, et cet acte de „patriotisme” parut tellement extraordinaire que la Société des Amis de la Constitution résolut de le fêter par un grand banquet, dont la description remplit plusieurs colonnes des feuilles publiques d'alors. Négociants et soldats, fonctionnaires, ouvriers et paysans y participèrent, et le président du district offrit au dessert un fusil au héros de la fête, pour se défendre contre les agressions des mauvais citoyens, détail significatif et qui montre bien la surexcitation des esprits à ce moment de notre histoire locale[16]. Une fois la glace rompue, les acquéreurs se présentèrent en plus grand nombre, surtout à Strasbourg, où, dès le 20 décembre, nous voyons MM. Charpentier et Nagel se rendre acquéreurs des maisons de deux chanoines de Saint-Pierre-le-Jeune, MM. de Régemorte et Jeanjean.
[Note 16: Précaution parfaitement justifiée d'ailleurs, il faut l'avouer, par les infâmes excitations que ne cessaient de faire entendre alors certains pamphlétaires, comme par exemple l'auteur de l'écrit Lieber Herr Mayer und Mitbrüder, condamné par jugement du tribunal de Strasbourg, du 30 décembre 1790, et qui proposait „d'assommer en masse ceux qui achèteraient pour un florin de biens ecclésiastiques”. On trouvera des extraits de ce factum, sur lequel nous aurons à revenir, dans Heitz, Contre-Révolution en Alsace, p. 46 et suiv.]
Mais la lutte allait éclater, plus violente encore, sur un terrain moins accessible à des considérations d'ordre matériel et plus favorable par suite à l'attitude intransigeante du clergé! Nous avons vu que l'Assemblée Nationale avait prescrit, depuis de longs mois, d'inventorier les biens des chapitres et collégiales et de réunir leurs archives à celles des districts. En vertu de cette loi, le transfert des dossiers et parchemins du chapitre de Saint-Pierre-le-Jeune avait été fixé par les autorités compétentes au 3 janvier 1791. A peine cette mesure avait-elle été décidée, qu'on vit se répandre en ville des bruits de nature à exciter les alarmes de la population catholique du quartier. Des fauteurs de troubles y couraient les rues et les maisons, annonçant la suppression du culte, affirmant que les administrateurs du district avaient donné l'ordre d'enlever tous les vases sacrés et de procéder à la fermeture de l'église. De pareilles excitations devaient porter leurs fruits. Une foule de curieux, entremêlés de fanatiques, parmi lesquels les femmes du peuple se distinguaient par leurs intempérances de langage, accoururent vers quatre heures et demie du soir, se ruèrent dans le sanctuaire et quelques forcenés se mirent à sonner le tocsin. L'émoi fut grand par toute la ville; M. de Dietrich réunit à la hâte le corps municipal, fit prendre les armes à la garde nationale et la dirigea, renforcée par plusieurs pelotons de la garnison, vers le lieu du tumulte. Mais la présence des troupes ne fit qu'irriter encore la colère toute gratuite des émeutiers en jupon; elles se mirent à jeter du gravier et des pierres à la tête des soldats et l'on eut beaucoup de peine à dissiper l'attroupement à la tombée de la nuit et sans effusion de sang. Le transfert des archives ne put être opéré que le jour suivant, et se fit alors sans encombre.
L'opinion publique avait été vivement frappée par cette prise d'armes, par ce „tumulte ourdi par les bonzes, avec le concours de la pire canaille”, comme l'écrivait le lendemain l'un des journaux de Strasbourg. La municipalité tâcha de prévenir le retour de pareils excès, en affichant, dès le 4 janvier, une proclamation chaleureuse à tous les habitants de la ville, les suppliant de ne pas prêter la main „à des desseins criminels, des erreurs bien graves ou des impostures bien coupables.” Elle s'adressait en particulier aux ecclésiastiques de tous les cultes pour leur demander leur concours: „Lorsque le peuple se trompe, c'est à eux à lui montrer les premiers chrétiens, sujets fidèles, n'oser tirer le glaive que pour la patrie, martyrs pour leur Dieu, quand il les appelait à ce sanglant hommage, mais toujours soumis à l'autorité. C'est à eux à sauver à la religion des horreurs qui effrayent et dégradent l'humanité.” M. de Dietrich promettait en terminant le plus entier respect pour les intérêts religieux de ses administrés: „Tous les membres (du corps municipal) sacrifieront leur vie avant de laisser outrager la religion ou violer les loix, qu'ils ont juré de respecter, la religion qui est chère à tous les bons citoyens, les loix dont l'observance est nécessaire pour le bonheur de celui-même qui croit qu'elles blessent ses intérêts, car leur mépris serait le commencement de l'anarchie la plus cruelle.” Il était malheureusement plus facile de réunir ainsi ces deux principes hostiles dans une même période que de les amener à coexister pacifiquement dans la vie politique; c'est parce qu'elle n'a pas su résoudre le problème posé par ce redoutable dilemme, que la Révolution française, après avoir donné de si magnifiques espérances, a fini par un avortement si tragique.
Le lendemain, 5 janvier, le maire adressait encore une circulaire spéciale à tous les curés et pasteurs de la ville, au sujet de ces troubles regrettables, avec prière d'en donner lecture au prône du dimanche suivant. Mais ce n'étaient pas les circulaires patriotiques de quelques autorités municipales qui pouvaient arrêter l'essor des parties adverses, qui se croyaient dorénavant tout permis. Pendant qu'on enflammait le zèle contre-révolutionnaire des campagnes, dans les villes mêmes les garnisons étaient sollicitées, soit par leurs officiers nobles eux mêmes, soit par des émissaires clandestins subalternes, à faire cause commune avec les champions du trône et de l'autel. On distribuait à celle de Strasbourg de l'argent, des cocardes blanches, des brochures royalistes, cadeaux qui n'étaient pas toujours bien reçus, puisqu'on nous assure que les grenadiers de l'un des régiments de notre ville, après avoir bu l'argent offert à la santé de la Nation, avaient arboré ladite cocarde….au fond de leurs hauts-de-chausses[17].
[Note 17: Geschichte der gegenw. Zeit, du 14 janvier 1791.]
Quant à la population civile, on tâchait de la mettre également en émoi par les inventions les plus absurdes; témoin la pièce intitulée: Dénonciation; on veut donc encore nous désunir? qui répondait à ces bruits calomnieux et qui date de ces premiers jours de janvier. „Les bons citoyens de Strasbourg, y était-il dit, catholiques et protestants, viennent d'apprendre qu'on va de maison en maison pour insinuer aux hommes simples et crédules que les protestants sont prêts à s'emparer de la Cathédrale, des deux églises de Saint-Pierre et de celles des Capucins. Ils s'empressent de manifester l'indignation qu'excite dans toute âme honnête ces coupables intrigues et ces menées ténébreuses, que les ennemis de la paix et du bon ordre osent voiler du prétexte de la religion. Les protestants déclarent que jamais ils n'ont pu concevoir un semblable projet, et les catholiques dévoués à la chose publique protestent de leur côté….. qu'ils doivent à la justice de reconnaître que les protestants se sont toujours montrés incapables de pareilles actions, que le soupçon même serait une injure pour ceux-ci, et que ce bruit, que l'on cherche à accréditer, ne peut être que le fruit de l'imposture et de la calomnie.”
Si une partie au moins de la population strasbourgeoise se laissait prendre à d'aussi ridicules mensonges, on devine quel accueil faisaient certains groupes, plus particulièrement intéressés, aux mesures nécessitées par la mise en pratique des articles de la Constitution civile du clergé. Le 4 janvier 1791, la Constituante avait enfin exigé de ses propres membres ecclésiastiques le serment prescrit par la loi nouvelle, sous peine d'être déclarés déchus des fonctions qu'ils avaient occupées jusque-là. On dut alors procéder également en province à la réalisation des décrets, toujours différée dans un esprit de modération peut-être excessive, puisqu'on avait laissé le temps à l'opinion contraire de s'aigrir par de longues polémiques et de se fortifier en même temps par le manque, au moins apparent, d'énergie gouvernementale. Mais on s'y prit maladroitement à Strasbourg. Le 14 de ce mois le procureur-général syndic du département, M. de Schauenbourg, adressait à Mgr. Lanz, évêque de Dora i.p. et suffragant du cardinal, ainsi qu'à MM. Donery et de Martigny, prévots des chapitres secondaires, une copie officielle des décrets de l'Assemblée Nationale, afin d'empêcher „que les ci-devant chapitres, ignorant la rigueur des lois, ne s'exposassent à quelques scènes scandaleuses en continuant leurs fonctions.” La lettre était quelque peu équivoque; elle avait l'air de viser toutes les fonctions ecclésiastiques en général, alors qu'elle ne devait que notifier la cessation des cérémonies canoniales, et nullement celle du culte public de ces trois églises. L'était-elle à dessein? Les chanoines se méprirent-ils, de propos délibéré, sur le sens de l'injonction que leur transmettait l'autorité civile? Beaucoup le crurent alors[18], et plusieurs, sachant de quelles petites perfidies sont capables les partis en temps de lutte, pencheront sans doute à le croire encore aujourd'hui. Toujours est-il que le résultat de cette démarche, dont la municipalité n'avait reçu aucune notification préalable, faillit être désastreux; les chanoines des trois chapitres, touchés de la notification, firent cesser brusquement tous les offices, tant à la Cathédrale qu'aux deux églises de Saint-Pierre, sous prétexte de se montrer soumis à la loi, qui pourtant ne visait que les collégiales pour l'heure présente.
[Note 18: Voy. par exemple le Pol. Litt. Kurier du 17 janvier 1791. Dans la Déclaration du procureur-général syndic du département, etc. (s. l. ni d.), publiée quelques jours plus tard, M. de Schauenbourg n'explique aucunement son attitude ambiguë, mais nous fournit d'abondants témoignages de son antipathie pour M. de Dietrich. Il va jusqu'à affecter de croire que les pièces officielles, imprimées par ordre du maire, sont supposées!]
Quand le lendemain, les cloches, qui depuis tant d'années appelaient les fidèles au culte, ne se firent point entendre, l'émotion fut grande dans le public, on le croira sans peine. On avait donc eu raison de dire que la loi nouvelle en voulait à la religion même et que l'ère des persécutions allait s'ouvrir! Le ressentiment du maire et des administrateurs du district est également facile à comprendre. Ils étaient officiellement responsables de la tranquillité publique et se voyaient brusquement à la veille de troubles nouveaux, sans avoir été prévenus des mesures qui vraisemblablement allaient les faire naître.
M. de Dietrich écrivit encore à la hâte, le 15 au soir, aux curés des paroisses de Saint-Laurent, de Saint-Pierre-le-Vieux et de Saint-Louis, pour les inviter à célébrer le service divin, le lendemain, comme à l'ordinaire; et pour les prier de passer le soir même à l'Hôtel-de-Ville, afin de s'entendre avec eux sur la réglementation des offices dans les paroisses catholiques. Il envoyait en même temps à M. Dupont, le remplaçant temporaire d'Ignace Pleyel, comme maître de chapelle de la Cathédrale, l'ordre formel de fonctionner le lendemain à la grand'messe de la Cathédrale, avec tous ses acolytes, afin de remplacer les chantres du Grand-Chœur. Il fallait en effet montrer aux bonnes âmes, inquiétées par les bruits répandus dans le public, qu'on ne songeait aucunement à supprimer les services des paroisses, en prononçant la suspension des chapitres conformément à la loi.
Mais en même temps que la municipalité essayait de rassurer ainsi les catholiques de la ville, elle voulut marquer aussi son entière obéissance à l'Assemblée Nationale, en faisant afficher, ce même samedi, 15 janvier, un arrêté qui enjoignait aux ecclésiastiques fonctionnaires publics de prêter le serment, selon la formule votée le 26 décembre 1790, dans les lieux indiqués par ladite loi, et ce, dans le délai de huitaine. Deux jours au plus tard avant l'expiration de ce délai, les ecclésiastiques devraient venir déclarer à la Mairie leur intention de prêter le serment, et se concerter avec le maire pour fixer le moment de la prestation solennelle. L'arrêté du 15 janvier n'avait rien à voir, au fond, avec la suppression des chapitres; mais sa publication n'en fut pas moins malencontreuse, car elle contribua pour sa part à entretenir l'agitation dans les esprits. Depuis si longtemps on parlait du serment obligatoire sans qu'on l'eût réclamé du clergé; celui-ci s'était habitué à croire qu'on n'oserait plus le lui demander. Cette brusque invitation à se décider dans la huitaine, montrait tout à coup aux plus insouciants combien la crise devenait aiguë et réclamait une décision immédiate de la part de tous ceux qui voulaient continuer à figurer parmi les salariés de l'Etat. Aussi les meneurs du parti, voyant le désarroi général, pensèrent sans doute qu'autant valait entamer de suite le combat que de recommencer à nouveaux frais huit jours plus tard. Ils décidèrent donc de maintenir dès ce jour la grève du clergé séculier, qui pourtant aurait pu fonctionner tranquillement une semaine de plus, avant de se prononcer, au vœu de la municipalité, pour ou contre l'acceptation des lois ecclésiastiques nouvelles.
Le maire avait fait imprimer, dès le soir même du 15 janvier, la lettre adressée par lui aux administrateurs du district, les lettres écrites aux différents curés, la réponse du Directoire du district, toutes les pièces officielles en un mot, qui devaient permettre au public de juger en connaissance de cause le prologue du grand conflit qui allait s'engager à Strasbourg, comme dans la France entière. La bourgeoisie éclairée des deux cultes se prononça, comme on pouvait le prévoir, en grande majorité, d'une manière approbative. Pour elle, les ecclésiastiques étaient avant tout, selon la phrase consacrée d'alors, des „officiers de morale publique”, salariés par l'Etat, et comme tels, devant obéissance aux prescriptions légales, plus encore que les simples citoyens.
Mais le petit peuple catholique et les femmes de toutes les classes ne jugeaient pas la question à ce point de vue juridique ou philosophique. Ces groupes nombreux se sentaient lésés dans leurs intérêts religieux, et leurs consciences s'alarmaient à l'idée de perdre bientôt les conducteurs spirituels dont ils avaient suivi jusqu'ici docilement les conseils. Leur mécontentement s'exhalait en plaintes plus ou moins violentes; on avait beau leur dire que la Constituante ne voulait nullement expulser brutalement les curés et vicaires en fonctions, ni interrompre en aucun lieu l'exercice salarié du culte public. Ceux-là même qui refuseraient le serment seraient admis à continuer leurs fonctions jusqu'après l'élection de leurs successeurs [19]. Les masses n'entrent jamais dans l'examen des nuances, qu'il s'agisse de questions politiques ou religieuses. Il leur faut des drapeaux aux couleurs bien voyantes, même un peu criardes, des professions de foi bien explicites et bien ronflantes, et le clergé disposait pour la bataille d'un signe de ralliement et d'un mot d'ordre, à nuls autres pareils, le maintien de l'unité de l'Eglise et de la liberté des consciences.
[Note 19: Copie d'une lettre du Comité ecclésiastique à MM. les officiers municipaux de Strasbourg, du 16 janvier 1791. Strasb., Dannbach, 1791, 4 pages in-4°.]
Aussi le dimanche, 16 janvier, vit-il les différentes églises catholiques de Strasbourg remplies d'une foule compacte de fidèles des deux sexes, venus les uns pour voir s'il se passerait quelque chose, ou ce qui allait se passer, les autres pour supplier le Ciel d'intervenir en faveur de la bonne cause. Tout ce monde était ému, plus bruyant que recueilli, et des voix s'élevaient parfois pour accuser la tyrannie du gouvernement et la municipalité. Cela se faisait avec d'autant moins de gêne que les prêtres ne se montraient nulle part, ce jour là, soit pour éviter, comme ils le dirent plus tard, les insultes de quelques exaltés, soit encore pour réveiller dans les âmes dévotes le sentiment attristant de leur futur abandon spirituel. Des groupes de soldats et de gardes nationaux stationnaient dans l'enceinte sacrée, suivant de l'œil les manifestants les plus exaltés et procédant, le cas échéant, à leur arrestation provisoire.
Nous avons conservé un tableau assez fidèle de la disposition des esprits dans le parti catholique à Strasbourg en cette journée, dans une lettre écrite sur les lieux, le lendemain même, par un membre du Conseil général du Haut-Rhin, bon catholique, qui séjournait pour affaires dans notre ville. Voici quelques passages de cette lettre de M. Mueg:
„… Il y a beaucoup de fermentation à Strasbourg par rapport aux lois de la Constitution civile du Clergé et le serment qu'on exige des prêtres; les Collégiales et le Grand-Chœur ont cessé samedi dernier leurs heures canoniales; mais ils ont déposé au Directoire du département des protestations très énergiques contenant le motif de leur obéissance, qui est de prévenir les troubles. En effet, le peuple catholique a vu cette diminution trop sensible de l'éclat du service divin avec le plus grand chagrin. On se porte avec empressement dans les églises pour y faire des prières publiques, auxquelles les prêtres n'assistent point, parce qu'ils n'oseraient le faire sans s'exposer à être poursuivis comme perturbateurs du repos public… Hier, dimanche, dans l'après-dîner, un insolent qui s'est trouvé à ces prières publiques, à la Cathédrale, s'est permis de dire tout haut qu'il n'y aura point de repos jusqu'à ce qu'on ait massacré ces gueux de prêtres. Cela a excité une rumeur. Des soldats d'artillerie présents lui ont mis la main sur le corps. La sœur de ce particulier, qui se trouvait aussi à l'église, voyant son frère aux prises, s'est jeté entre lui et les soldats, et je crois qu'il leur est échappé [20]. Cela a fait tant de train que le maire en a été averti… On a envoyé un ou plusieurs détachements aux portes de la Cathédrale, et pendant le reste de la soirée et toute la nuit, la ville a été croisée par nombre de patrouilles. On craint le moment de la prestation du serment des prêtres, fixé à dimanche prochain, et plus encore le jour de l'élection des nouveaux fonctionnaires, à laquelle il faudra en venir, si l'Assemblée Nationale persiste dans la rigueur de ses décrets…. Le Directoire du département est dans le plus grand embarras; il en a écrit à l'Assemblée Nationale [21]….
[Note 20: Nous devons faire remarquer qu'il y a une version infiniment plus vraisemblable de cet épisode de la Cathédrale dans la Geschichte der gegenwärtigen Zeit (17 janvier 1791). D'après ce journal, cet interrupteur aurait demandé, sur un ton séditieux et usant de paroles inconvenantes, la réouverture du chœur et aurait été empoigné là-dessus par quelque artilleurs patriotes et conduit à la Mairie.]
[Note 21: Nouvelle Revue catholique d'Alsace. Rixheim 1886, p. 118.]