Читать книгу La cathédrale de Strasbourg pendant la Révolution. (1789-1802) - Rodolphe Reuss - Страница 11
VI.
ОглавлениеPendant que le cardinal de Rohan refusait ainsi de revenir de l'étranger, les membres du Grand-Chœur de la Cathédrale de Strasbourg, enhardis sans doute par la longanimité du gouvernement et de l'administration départementale, poussaient l'audace jusqu'à faire tenir à leurs fermiers une circulaire, datée du 18 septembre, qui portait „que le décret du 2 novembre et tous ceux qui en sont la suite, ne peuvent concerner les biens ecclésiastiques des églises catholiques et luthériennes d'Alsace.” Aussi l'on „conseillait sérieusement” aux paysans, non seulement de ne pas acheter des biens appartenant au Grand-Chœur, mais ”de continuer à livrer aux vrais propriétaires desdits biens… les canons et redevances ordinaires… Ce ne sera que par ruse et finesse, par force et par violence, y disait-on, que les biens que vous tenez à ferme vous seront ôtés.”
Une pièce plus explicite encore, imprimée sans lieu ni date, mais appartenant évidemment à ces mêmes semaines d'automne 1790, était intitulée: „A tous les habitans des Villes, Bourgs et Villages des seigneuries du Prince-Evêque et du Grand-Chapitre de la Cathédrale et principalement aux fermiers des terres de l'Eglise de Strasbourg.” Elle était signée du Grand-Ecolâtre de la Cathédrale, prince Joseph de Hohenlohe, évêque de Léros i. p., coadjuteur de l'Evêché et principauté de Breslau. „Elevé en Alsace, disait le rédacteur de ce document curieux, cette province depuis quarante ans est devenue ma patrie. Je l'ai toujours aimée; les Alsaciens sont mes compatriotes. L'avis que j'adresse dans ces circonstances aux habitants des lieux qui appartiennent au Prince-Evêque ou au Grand-Chapitre, peut être utile à tous les Alsaciens. C'est cet espoir qui me détermine à donner à cet avis la plus grande publicité.
Le moment où vous reconnaîtrez son importance, où vous vous féliciterez d'y avoir déféré, n'est pas éloigné. Ceux que cet avertissement aura garanti du piège, raconteront à leurs enfants quelles séductions, quels mensonges on avait mis en usage pour compromettre leur fortune; le spectacle de leur bonheur sera le prix des soins que je me serai donné pour les sauver……”
Suit un tableau des plus idylliques, dépeignant le bonheur, vrai ou supposé, des paysans qui, depuis des siècles, ont cultivé les terres de l'Evêché, sans voir augmenter la modique redevance qu'ils payaient à l'Eglise. „Ce qui mettait le comble au bonheur de vos pères, c'était l'assurance que rien ne pourrait l'interrompre. Votre sort semble attaché à celui de la Cathédrale… Les traités solennels qui garantissent les droits, les privilèges du Prince-Evêque et du Grand-Chapitre, ceux du Clergé…, ces traités, mes chers compatriotes, subsistent dans toute leur force; ils sont la base sur laquelle repose votre bonheur: rien ne peut l'ébranler. L'Empire et son auguste Chef, ainsi que toutes les Couronnes garantes ne le permettront pas. On se garde bien de vous le dire. On ne vous dit pas non plus, qu'en dehors de cette redoutable sauvegarde, les biens de l'Eglise sont inaliénables, que personne au monde n'a le droit de les envahir ou d'en disposer…. De là cet anathème du Concile de Trente prononcé contre tous ceux qui oseraient vendre ou acheter ces biens, ou même seulement prêter leur ministère à ce commerce sacrilège.
„D'après ces vérités, jugez, mes chers compatriotes, ce que vous devez penser des gens qui font tant d'efforts pour vous engager à acquérir des biens ecclésiastiques. J'apprends avec joie que tous les bons laboureurs, écoutant la voix de leur conscience, de l'honneur, de leur véritable intérêt, se sont refusés à ces perfides sollicitations. C'est donc à ceux qui pourraient se laisser tromper que j'adresse cet écrit. Je les avertis solennellement que ces biens, pour lesquels on excite leur cupidité, ne peuvent être vendus, que l'Assemblée, qui se dit Nationale, n'a pas le droit d'en disposer; que ceux qui auront l'imprudence d'en acquérir quelques parties, perdront le prix qu'ils en auront donné; qu'ils le perdront sans ressource, sans recours. La grande publicité de cet avertissement ne leur laissera même pas le faible prétexte de dire: Je l'ignorais.”
Quelle que puisse être l'opinion du lecteur sur le fond même de la question, il avouera qu'il est difficile d'imaginer une attaque plus directe contre une loi votée par la représentation nationale et sanctionnée par le roi. L'immense publicité donnée aux deux pièces que nous venons d'analyser, ne pouvait donc manquer d'exciter une fermentation générale dans les départements du Rhin. M. de Dietrich, dès qu'il eut connaissance de la notification du Grand-Chapitre, colportée à travers la ville par le bedeau de Saint-Pierre-le-Jeune, se hâta de l'expédier à Paris, où l'on en donna lecture dans la séance du 15 octobre suivant. Elle provoqua, comme on le pense bien, un vif mouvement d'indignation dans la majorité, qui la renvoya d'urgence au Comité des biens nationaux. Celui-ci présenta son rapport dans la séance de l'Assemblée Nationale du 17 octobre; on vota des remercîments à la municipalité de Strasbourg, et le président en fonctions fut chargé de se retirer auprès du roi, pour le prier d'envoyer sur-le-champ les ordres nécessaires en Alsace, afin d'en faire exécuter enfin les décrets du 2 novembre. En vain l'abbé d'Eymar, le défenseur habituel des privilégiés d'Alsace à la Constituante, qui n'avait point assisté à la séance, adressait-il de Strasbourg un mémoire justificatif, fort habilement rédigé, au président de l'Assemblée Nationale. S'il réussissait à se disculper (et ce nous semble avec bonheur) de l'accusation de faux lancée contre lui par quelques-uns des orateurs de la gauche, il devait échouer forcément dans sa tentative de représenter les dispositions de ses collègues du clergé comme éminemment pacifiques et conciliantes. „Je supplie, disait-il, l'Assemblée Nationale d'être en garde contre ceux qui, faisant parade d'un faux zèle, excitent à chaque instant ses inquiétudes, provoquent ses rigueurs contre de prétendus ennemis de ses décrets et lui peignent les ecclésiastiques de cette province sans cesse occupés à soulever le peuple. Ce qui serait le plus propre à le soulever, monsieur le président, c'est s'il voyait de telles calomnies accueillies, car il sait bien qu'elles sont sans fondement[8]…” Il fallait une assurance rare pour parler ce langage à la représentation nationale au moment où l'on faisait distribuer dans tous les villages du Haut-et du Bas-Rhin les objurgations politiques et les anathèmes ecclésiastiques que nous avons fait passer tout à l'heure sous les yeux du lecteur. Aussi la lettre de M. d'Eymar ne produisit-elle aucun effet sur ses collègues, et lui-même en infirmait singulièrement la valeur en donnant sa démission de député dès le mois de novembre et en allant rejoindre à l'étranger le prélat émigré, dont il était le vicaire-général.
[Note 8: Lettre de M. l'abbé d'Eymar, député du clergé d'Alsace. (Strasbourg, 31 octobre 1790.) S. lieu ni date. 4 pages in-4°.]
Cependant les ordres, sollicités par la Constituante, étaient arrivés en Alsace et le 5 novembre, le Directoire du district de Strasbourg, le plus dévoué de tous aux idées nouvelles, répondait indirectement aux manifestes de l'évêque et du Grand-Chapitre en faisant afficher la mise en vente des premiers biens nationaux dans le département du Bas-Rhin. Mais, même dans notre ville, personne n'osa s'exposer aux revendications futures du clergé et pendant plusieurs semaines aucun acquéreur ne se présenta. Cette démarche provoqua seulement des protestations nouvelles de la part de l'évêque de Spire, dont le diocèse s'étendait sur la partie septentrionale de notre département, puis de celle du Grand-Chapitre de la Cathédrale, qui déposait ses doléances au pied du trône dans le langage suivant:
„Sire,
„C'est avec la plus profonde douleur que le Grand-Chapitre de la Cathédrale de Strasbourg se voit contraint de porter à Votre Majesté des plaintes de l'oppression inouïe qu'il éprouve. Certes, il est affreux d'ajouter une peine, une inquiétude à toutes celles dont le cœur paternel de Votre Majesté est assiégé. Tant qu'il a été possible d'espérer que l'Assemblée Nationale, mieux informée, aurait égard aux réclamations de l'Eglise de Strasbourg, que le temps et la réflexion l'éclaireraient sur leur justice et leur importance, et sur les conséquences de la violation éclatante de tant de traités, nous avons souffert, avec une résignation digne de notre amour pour Votre Majesté, les procédés les plus révoltants.
„Depuis que nous avons uni nos justes réclamations des droits les plus sacrés à celles que les autres princes et Etats de l'Empire ont portées à la diète de Ratisbonne, on a mis le comble à cette étonnante spoliation. Les effets de la Cathédrale inventoriés, le scellé apposé aux archives, les maisons estimées et mises en vente, ne nous laissent plus de doute sur le projet de notre destruction. La nouvelle organisation du clergé y met le sceau; elle troublera les consciences, elle portera un coup mortel à la religion elle-même dans ces provinces.
„Le devoir le plus saint et le plus impérieux nous oblige donc de protester solennellement au pied du trône contre ces excès et nous force d'invoquer la médiation et la protection de l'Empire et des couronnes garantes des traités qui assurent notre existence.
„Nous admirons, Sire, nous invoquons vos vertus, et la confiance qu'elles nous inspirent nous fait espérer que Votre Majesté daignera prendre sous sa sauvegarde la réserve de tous nos droits.”
Le 13 novembre 1790 le même corps ecclésiastique faisait parvenir également au Directoire du département du Bas-Rhin la protestation suivante:
„Lorsqu'au mépris des traités garantis par les premières puissances de l'Europe, sans égard aux réclamations du Grand-Chapitre de la Cathédrale de Strasbourg, il se voit dépouillé de ses possessions, de ses droits, de ses privilèges, et qu'il est au moment de se voir chassé de son église; lorsque l'étrange organisation qu'on prétend donner au clergé de la Basse-Alsace, après l'avoir dépouillé de ses biens, malgré ces mêmes traités, prépare la ruine de la religion dans cette province, l'honneur et les intérêts les plus saints nous commandent de protester à la face de l'Europe contre les décrets spoliateurs et destructeurs de l'Assemblée Nationale.
„Nous venons de porter au pied du trône nos plaintes respectueuses. Nous avons supplié Sa Majesté de prendre sous sa sauvegarde la réserve de nos droits. Nous invoquons la protection de Sa Majesté impériale et royale, celle de tout l'Empire et des hautes puissances garantes. Nous déclarons solennellement par les présentes au Directoire séant à Strasbourg que nous protestons contre tout ce qui s'est fait et tout ce qu'on pourrait encore entreprendre contre le prince-évêque et le Grand-Chapitre de la Cathédrale de Strasbourg, et nous ajoutons à cette déclaration solennelle celle de notre amour, de notre dévouement et de notre profond respect pour la personne sacrée de Sa Majesté.
„Signé de la part et au nom du Grand-Chapitre de la
Cathédrale de Strasbourg,
„JOSEPH, prince de Hohenloë-Bartenstein,
„pro tempore senior, coadjuteur de Breslau.”
Ce qui montre bien combien les foules sont crédules, c'est qu'au moment même où des actes aussi explicites faisaient éclater à tous les yeux la disposition véritable du haut clergé de notre province, des bruits circulaient en ville affirmant des vues et des sentiments tout contraires. On prétendait que le cardinal allait revenir à Strasbourg, qu'il y avait même repris domicile, qu'il allait administrer son diocèse en se conformant aux lois nouvelles; on racontait que deux ecclésiastiques marquants, Zaiguélius et Brendel, venaient de prêter le serment civique à l'installation du tribunal de district, etc. Les cœurs flottaient entre la colère et la crainte, entre l'espoir d'une réconciliation au moins passagère et le désir d'en venir une bonne fois aux mains avec l'adversaire intraitable. Cet équilibre instable des esprits dans la population strasbourgeoise, à ce moment précis de notre histoire, se marque d'une façon curieuse dans les élections qui eurent lieu en novembre pour le renouvellement des officiers municipaux et des notables de la commune. Il ne fut possible à aucun parti d'organiser des listes assurées d'un succès immédiat. Les scrutins se prolongèrent pendant plusieurs jours, et deux ou trois noms à peine réussissaient à sortir à la fois, avec une majorité suffisante, de l'urne électorale. Mais en définitive les éléments progressistes triomphèrent, non sans peine, à Strasbourg.
Un épisode singulier s'était produit au cours du scrutin. Dans les douze sections on distribua des placards, allemands et français, adressés aux citoyens de Strasbourg, et proposant d'élire comme notable „M. Louis-Regnard-Edmond Rohan[9], évêque de Strasbourg et cardinal”. On y lisait aussi que „M. Rohan était prêt à signer la formule du serment civique”[10]. C'était une fausse nouvelle, à coup sûr, mais il serait intéressant de savoir si l'on avait à faire dans ce cas aux naïves chimères de quelques conciliateurs à outrance, ou plutôt à quelque mystificateur émérite, qui se gaussait aux dépens de la crédulité de nos bons ancêtres. En présence de l'aigreur croissante qui perçait de toutes parts, c'est sans contredit à cette dernière hypothèse qu'il convient de donner la préférence. Personne ne pouvait plus attendre alors sérieusement un événement pareil ni se bercer d'espérances si trompeuses. Aussi la mauvaise humeur du parti vaincu dans la lutte se manifesta-t-elle d'une façon visible jusque dans la délibération du Conseil général du département, prise sur la réquisition de son procureur-syndic, le lendemain même du scrutin. Alléguant l'audace irréligieuse de certaines polémiques dans la presse, et notamment un article des Affiches de Strasbourg, du 19 novembre, „dans lequel le divin Auteur de la religion chrétienne et ses apôtres sont comparés à des sectaires”, cette pièce officielle invitait la municipalité de Strasbourg „d'enjoindre aux auteurs des papiers publics d'être plus circonspects à l'avenir, de porter à la religion les respects dont nos législateurs nous ont donné l'exemple, et dont l'amour de l'ordre et de la tranquillité aurait dû leur faire une loi, sous peine d'être poursuivis comme perturbateurs du repos public”. Des „perturbateurs” autrement inquiétants que quelques journalistes constitutionnels allaient cependant entrer en scène et faire éclater l'orage qui menaçait depuis de longs mois les masses récalcitrantes et leurs hardis meneurs en Alsace.
[Note 9: Le décret du 19 juin 1790 avait aboli les titres de noblesse.]
[Note 10: Geschichte der gegenwartigen Zeit et Pol. Litt. Kurier du 19 novembre 1790.]