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CHAPITRE PREMIER

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Par une froide et brumeuse matinée du mois de décembre1865, une vingtaine d’individus, hommes et femmes, formaient queue devant le bureau du mont-de-piété de la rue Servan, dont la porte était hermétiquement close quoique l’heure réglementaire, c’est-à-dire neuf heures, fût sonnée depuis dix minutes à l’intérieur même du bureau.

Il fallait que ces pauvres hères eussent bien besoin des quelques francs que l’administration allait peut-être daigner leur prêter, pour rester à affronter ainsi la bise aiguë qui cinglait violemment leur peau, les faisant grelotter si fort qu’on les eût crus tirés par des fils invisibles.

Sur la plupart d’entre eux, du reste, l’affreuse et noire misère étalait sa hideur: les habits décolorés et râpés jusqu’à la trame, les robes trouées et effiloquées montraient assez le dénûment complet dans lequel se trouvaient leurs propriétaires.

Aussi, presque tous n’étaient-ils porteurs que de bien petits, bien minces paquets, renfermant quelques nippes ramassées au fond des malles et des armoires, ou dont ils s’étaient dévêtus une demi-heure auparavant, ne gardant sur eux que le vêtement nécessaire pour pouvoir sortir... décemment.

Le visage bleui, les mains gercées, ils attendaient avec impatience l’instant où ils seraient enfin admis à entrer, fixant constamment sur la porte leurs yeux où perlaient des larmes glacées. Plusieurs essayaient, par un piétinement continuel, d’empêcher le sang de se figer dans leurs veines, car le brouillard, qui devenait de plus en plus intense, les gelait jusqu’à la moelle des os.

Tout à coup, les têtes se dressèrent et quelques exclamations de joie se firent entendre. C’était la porte du bureau qui venait de s’ouvrir. La queue y disparut tout entière en moins d’une minute. Puis, tous ceux qui la composaient s’approchèrent rapidement de la plate-forme en bois où se déposent les nantissements, chacun cherchant à passer le premier; ce qui, ayant produit un peu de tumulte, la voix du directeur résonna puissamment:

–Monsieur Désiré, imposez donc silence, s’il vous plaît.

–Silence donc! nasilla. M. Désiré, petit vieillard rondelet à mine débonnaire, chargé de prendre les nantissements et de distribuer les numéros.

On se tut aussitôt, et l’ordre se mit dans les rangs.

M. Désiré, placé de l’autre côté de la plate-forme qui le séparait du public, ainsi que tous les autres employés, ouvrit alors une boîte dans laquelle se trouvaient des fiches en fer-blanc portant un chiffre découpé à jour.

–Voyons, à qui le premier? demanda-t-il en tendant un numéro.

–A moi, à moi! répondirent cinq ou six voix masculines.

–Je vois que nous n’arriverons jamais comme ça, reprit-il en riant. Pour lors, honneur aux dames, les hommes après.

Il y eut bien quelques murmures parmi ceux-ci, mais cependant ils s’écartèrent pour laisser passer les femmes, par lesquelles commença la distribution des numéros et la prise’ des paquets.

Tout le monde servi, chacun alla prendre place sur le banc de bois qui courait le long du mur.

S’il faisait froid dehors, une atmosphère tiède régnait dans le local, qui avait conservé un peu de sa chaleur de la veille et était, en outre, chauffé depuis une demi-heure par un gros poêle de fonte placé dans l’enceinte réservée aux employés. Rien que par son ronflement sonore, il donnait déjà une douce sensation de bien-être.

Le directeur du bureau, celui qui estimait les nantissements, était placé derrière une cloison, afin d’empêcher les regards curieux d’arriver jusqu’à lui.

C’était de là que partait sa voix, annonçant les sommes offertes:

–Cinq francs, numéro7!... Trois francs, numéro2!... Six francs, numéro4!..., etc., etc.

Rarement, ce matin-là, les prêts montaient plus haut que ce dernier chiffre.

Les titulaires de ces numéros répondaient:

–Bon!

Ou bien:

–J’accepte!

Ou encore:

–Que ça! Vous ne pouvez pas un peu plus, monsieur?...

Puis, ils quittaient le banc et s’avançaient pour régulariser le prêt avec un autre employé chargé de l’inscription du nom et de l’adresse, et qui remettait aux emprunteurs l’argent en même temps que la reconnaissance.

Quelquefois, oh! douleur!... un paquet était rapporté à son propriétaire.

–On ne prête pas là-dessus, disait M. Désiré, auquel incombait cette tâche délicate; ou bien: Ça n’a pas une valeur suffisante.

Alors, timide et honteux, le pauvre diable se dépêchait de renouer les quatre coins du linge qui enveloppait son bagage, et, les joues empourprées, s’esquivait aussitôt.

Au bout d’une heure, les infortunés que nous avons vus stationner à la porte étaient presque tous expédiés; le coup de feu du matin avait eu lieu, les employés pouvaient donc reprendre haleine.

Toutefois le service continuait, mais moins rapide.

Un grand silence s’était fait, car ceux qui attendaient avaient assez de s’entretenir avec leurs pensées sans chercher à converser tout haut.

Soudain, une petite voix argentine et pure comme du cristal rompit ce silence.

Une fillette de sept ans environ, au visage maigre et pâle, venait d’entrer et de déposer un paquet assez volumineux au pied de la séparation, n’étant ni assez grande ni assez forte pour le hisser jusqu’à la plate-forme.

–Monsieur Désiré, je vous prie, voulez-vous me prendre mon paquet que voici?

Et disant cela, elle se haussait sur la pointe des pieds pour se faire remarquer.

M. Désiré leva les yeux, regarda devant lui, et, n’apercevant rien, demanda a:

–Qui donc me parle?

–Moi, reprit la fillette en agitant sa petite main au-dessus de sa tête.

–A! c’est encore toi, mon enfant? dit M. Désiré qui s’ était levé, attends un peu, je vais sortir t’aider.

Mais au même moment un jeune homme, nouvellement arrivé, prit le fardeau de la petite et le passa à l’employé, en même temps que son nantissement à lui, un lot de livres classiques retenus par une courroie.

En récompense de ce service, il fut gratifié par l’enfant d’un «Bien merci, monsieur!», auquel il répondit par un sourire; puis, ayant appuyé son coude sur la plate-forme, il plaça son menton dans sa main et attendit qu’on estimât ses livres, ne remarquant pas qu’il était l’objet de l’attention de la bambine, qui, de ses grands yeux clairs et intelligents, s’était mise à le considérer attentivement.

Celui qui provoquait ainsi la curiosité d’une enfant de sept ans devait avoir tout au plus une vingtaine d’années, à en juger par son visage juvénile et presque imberbe, car c’est à peine si sur sa lèvre supérieure se distinguait l’ombre d’une moustache naissante.

D’une physionomie ouverte et sympathique, les cheveux châtains et bouclant naturellement, les yeux bleu foncé et profonds, la taille élevée et bien prise, les traits réguliers, il était, ma foi, un très joli garçon en outre, les attaches fines et élégantes de ses extrémités révélaient en lui une distinction native.

Et quoiqu’il portât des vêtements usés et peu en rapport avec les heureuses proportions de ses formes, l’ensemble de sa personne prévenait tout de suite en sa faveur.

A coup sûr il plaisait à la petite, car elle ne le quittait pas des yeux.

Mais brusquement l’enfant fut arrachée. à sa contemplation par la voix de M. Désiré, qui lui rendait son paquet.

–Nous ne prêtons pas sur des ustensiles de cuisine d’aussi-peu de valeur, lui dit le préposé, qui paraissait tout contrit de faire cette commission.

–Oh! vous ne me donnez rien, monsieur?. Quoi rien?

–Nous ne pouvons pas, ma pauvre petite!

–Oh! quel malheur!... Rien!... Oh! monsieur, je vous en prie!

–Ça nous est impossible, mon enfant, va demander chez toi si on n’aurait pas quelque. chose en plus, alors verrons-nous peut-être à accepter le lot pour trois francs.

–C’est tout ce que nous possédons, monsieur!... Oh! donnez-moi quelque chose... si vous saviez... mon pauvre grand-père!...

La fillette n’en put dire davantage et éclata en sanglots.

En vain sollicita-t-elle de nouveau à plusieurs reprises; ce fut chaque fois la même réponse.

Se décidant enfin à reprendre son paquet qui devait être bien pesant pour elle, la pauvrette, elle gagna la porte, toujours pleurant.

Le jeune homme aux livres avait assisté ému à cette scène; la peine de l’enfant avait paru lui faire mal et il l’avait vue partir d’un regard attendri. Ayant reçu huit francs pour son nantissement, il sortit à son tour.

A dix pas du bureau, assise ’à terre, la tête cachée dans un pan de sa robe, là petite continuait à se lamenter.

Il s’approcha d’elle.

–Dis-moi, mon enfant, l’interrogea-t-il, tu as donc bien du chagrin?

–Oh! oui, monsieur, répondit-elle avec des hoquets dans la voix.

–Et pourquoi as-tu tant de chagrin? Veux-tu me le dire?

–C’est parce que mon grand-papa a faim, bien faim, depuis deux jours... et puis il n’y a pas de feu chez nous... alors il fait bien froid aussi!...

Le jeune homme, que l’émotion gagnait de plus en plus, fit une légère pause avant de reprendre:

–Et toi, tu dois également avoir faim et froid?

–Oh! oui, bien faim... et bien froid... tenez, voyez!...

Et elle lui montra ses petites menottes rouges et boursouflées.

–Mais moi ce n’est rien, ajouta-t-elle vivement et comme se repentant d’avoir pensé à elle, grand-papa a bien plus froid et bien plus faim que moi, j’en suis sûre, car il est si vieux!...

–Quelle misère! murmura l’adolescent.

Puis, soudain, fouillant dans sa poche

–Tiens, dit-il à l’enfant, prends cette pièce de cent sous et porte-la à ton grand-père; avec ça, vous pourrez toujours avoir un peu de feu et de pain pour aujourd’hui.

Et il Lendit une belle pièce de cinq francs toute neuve à la fillette. Celle-ci semblait ne pas comprendre et regardait alternativement la pièce et celui qui l’offrait, sans avancer la main.

–Voyons, prends donc! répéta le jeune homme, et cours vite à la maison, on doit t’attendre avec impatience.

–Mais, monsieur, vous n’êtes pas de là-dedans, vous, pour me prêter? hasarda enfin la petite en désignant le bureau.

–Non, en effet, mais peu importe, prends tout de même.

–Alors, voici mon paquet, gardez-le jusqu’à ce que grand-papa vous rende votre argent.

–C’est inutile, emporte-le; j’ai confiance en ton grand-père, et il me remettra cette somme dès qu’il le pourra.

–Oh! non, pas comme ça a; si vous ne voulez pas de mon paquet, je ne veux pas de votre argent.

Et l’enfant se reprit à pleurer.

Le jeune homme parut contrarié de ce refus, auquel probablement il ne s’attendait guère. Il réfléchit un instant, puis adroitement glissa les cinq francs dans le tablier de la petite et s’éloigna à grands pas.

Celle-ci dégagea aussitôt sa tête et, voyant son bienfaiteur à une grande distance déjà, elle voulut courir après lui pour lui rendre sa pièce; mais la crainte d’abandonner ses objets fit qu’elle resta immobile, tendant en avant sa main ouverte dans laquelle reluisaient les cinq francs, et criant de toutes ses forces:

–Monsieur, monsieur!... votre argent... je n’en veux pas, reprenez-le!...

Peine perdue!... celui qu’elle s’évertuait à appeler venait de tourner l’angle de la rue et de disparaître à ses yeux.

La Bigame

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