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CHAPITRE III

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Table des matières

Jean Beson n’était âgé que de soixante-six ans, mais son dos voûté, ses traits altérés et sillonnés de nombreuses rides lui en faisaient paraître dix de plus.

Et cependant, il n’y avait pas bien longtemps encore, sa taille était droite et ses membres pleins de vigueur.

Mais, depuis un an, il avait eu à supporter de si grands chagrins et de si rudes privations, qu’il en était devenu presque caduc.

Autrefois, étant maître maçon, il s’était amassé un petit magot assez rondelet qui lui avait permis d’épouser une bonne et brave fille de son pays,–une Franche-Picarde,–laquelle était pauvre d’écus, mais riche d’un grand amour pour lui.

Un gros garçon, le seul enfant qu’ils eurent jamais, leur était né après deux ans de mariage.

Quel bonheur! quelle allégresse! Leur ménage devint un vrai paradis. Vous dire si le gars était choyé, dorloté, serait superflu.

Pierre,–ils l’avaient nommé Pierre, du nom de sa mère Pierrette,–Pierre, du reste, méritait bien toute la tendresse qu’on lui prodiguait, car plus il avançait en âge et plus on découvrait en lui de nouvelles qualités.

Et vraiment il en avait beaucoup et de réelles.

Bâti comme son père, c’est-à-dire à chaux et à sable, il était fort et musculeux, mais doux comme un mouton. De plus, son esprit qui commençait à s’éveiller indiquait qu’il ne serait pas d’une intelligence commune.

Aussi, Jean et sa femme se montraient-ils justement fiers de leur rejeton.

Hélas! un jour, au milieu de tant de joie, le malheur s’abattit tout à coup.

Par un beau matin de printemps, la Pierrette, tenant son fils et son époux pressés sur son cœur, rendit son âme à Dieu.

Le chagrin du père et de l’enfant fut sans égal.

A cette époque, le petit Pierre avait quinze ans et était assez homme déjà pour sentir qu’un vide immense venait de se faire dans sa vie; l’intensité de la douleur passa, mais il lui en resta toujours une ombre de tristesse et de mélancolie.

Quant à Jean, un pli attristant lui avait creusé le front entre les deux sourcils, pli qui, au lieu de s’atténuer avec le temps, s’accentua au contraire chaque jour davantage.

Pierre exerça d’abord l’état de son père; mais celui-ci, ayant remarqué les dispositions précoces du petit, et pensant qu’il pouvait être plus qu’un maçon, résolut de lui laisser apprendre l’architecture. C’était, comme il le disait, presque la même chose; seulement, au lieu de gâcher son plâtre soi-même, on le faisait gâcher par les autres.

L’enfant mordit vite à son nouveau métier, car il avait l’instinct de la construction, et il fit de si bonnes études et de si rapides progrès que, quatre ans après, il était reçu architecte.

–Allons, monsieur mon fils, lui dit Jean ce jour-là, vous êtes mon patron; c’est moi qui dorénavant manierai la truelle sous vos ordres... Et ne crains rien, je ne chômerai pas pour cela, car je me charge de te trouver de l’ouvrage en. veux-tu en voilà.

En effet, l’année ne se passa pas sans que le jeune homme eût la commande de plusieurs travaux importants; travaux qu’il exécuta avec tant d’art, avec un goût si original et si savant en même temps, que, du jour au lendemain, son nom acquit une véritable notoriété, et que ses confrères furent obligés de le saluer comme un maître qui venait de se révéler.

–A! si la pauvre Pierrette était encore de ce monde, comme elle serait fière du petit! pensait le vieux Jean, dont la joie était amoindrie par le souvenir de la défunte.

«Mais elle le voit de là-haut, sans doute, et elle se réjouit de son triomphe!»

Pierre ne se laissa pas griser par la gloire de ses premiers succès; il travailla, produisit sans cesse, et vingt chefs-d’œuvre sortis de son cerveau fécond le rendaient tout à fait célèbre à trente ans.

–A présent, monsieur l’architecte, lui fit observer un jour son père, il va falloir songer à t’établir. Tu as atteint l’âge où l’on doit prendre femme, et ta célébrité, la grande fortune que tu ne peux manquer d’acquérir d’ici peu, celle que tu as déjà même, te permettent de conclure ce qu’on appelle un beau mariage.

«Je ne veux pas te dire par là d’épouser une femme à la robe pleine d’écus. Non, j’entends seulement que tu t’allies avec une personne d’une certaine condition.

Car, vois-tu, Pierre, moi je ne suis qu’un maçon, un ouvrier à la cervelle un peu bornée et dont le sens ne va pas au delà d’un travail manuel, tandis que toi, tu es d’une intelligence et d’un esprit supérieurs, qui te donnent le droit de frayer avec un monde dans lequel tu es appelé à vivre désormais.

Je sais bien, mon cher enfant, que tu as le cœur trop haut placé pour jamais renier ton vieux papa. Sous ce côté-là, je suis tranquille; mais tu pourrais peut-être penser que je te verrais d’un mauvais œil contracter une union comme celle dont je te parle.

Je te dis tout cela, Pierre, parce que, dans le temps, tu m’as entendu rabâcher souvent que c’était folie de chercher à franchir le cercle dans lequel la destinée nous avait placés. Mais, vois-tu, c’était pour moi que je parlais alors. J’aurais fait triste figure dans une classe supérieure à la mienne; ouvrier j’étais né, ouvrier je devais rester. Il n’en est pas de même de toi. Tu es parvenu à gravir des degrés sur le premier desquels il m’a été impossible, à moi, de mettre même le bout du pied. Or, il ne faut pas redescendre l’échelle, et je craindrais qu’il n’en fût ainsi si tu épousais une femme de la classe ouvrière.

Donc, mon ami, cherche une compagne dans une sphère plus élevée, et quand tu en auras trouvé une pour laquelle tu te sentiras un grain d’amour, amour que tu sauras partagé, cela va sans dire, eh bien! nous ferons la noce et je deviendrai grand-père.

Tu m’as compris, n’est-ce pas? Alors, c’est entendu, je vais attendre que tu me présentes ma bru.»

Pierre avait écouté le vieux sans l’interrompre, et, quand il eut fini, il resta pensif.

Jean, voulant laisser son fils tout à ses réflexions, se disposait à s’éloigner, quand celui-ci le pria de rester près de lui encore quelques instants.

–Père, lui dit-il, je voudrais t’entretenir à propos de ce que tu viens de me conseiller.

–Ah bah! est-ce que mon projet aurait été devancé, et aurais-tu déjà en perspective?... Diable, mon gaillard!

Et il revint près de son fils, sur lequel il fixa un regard scrutateur.

–Mon bon père, reprit le jeune homme, puisque tu as cru devoir aujourd’hui aborder ce sujet d’une façon aussi franche, je veux, de mon côté, faire preuve envers toi d’une franchise égale. Me le permets-tu?

–Parbleu! si je te le permets; je t’en ai dit assez, je crois, pour que tu n’aies pas à te gêner dans tes confidences.

«Voyons, rien qu’à ton air je devine qu’il y a quelque amourette sous roche. Hein! c’est cela, n’est-ce pas? Allons, conte-moi la chose.

–Eh bien! oui, cher père, je dois te l’avouer, tu as deviné. Depuis plusieurs mois je suis épris, profondément épris d’une jeune personne qui précisément appartient à une haute classe de la société.

Et si, jusqu’à présent, j’ai évité de te parler de cette inclination, c’est que je craignais, me souvenant de ce que tu m’avais si souvent répété autrefois, d’encourir ton blâme. Mais ce que tu viens de me dire ayant levé tous mes scrupules, je n’hésite plus à te révéler mon secret.»

–Et tu agis bien, mon garçon. Parbleu! ça me vexait de voir que tu avais l’air de ne pas penser au mariage. C’est beau la gloire, la– célébrité, la fortune, mais ça ne suffit pas pour assurer le bonheur. Ça y contribue, je ne dis pas, mais pour qu’il soit complet, vois-tu, il faut les joies de la famille. Il n’y a encore que ça de vrai ici-bas.

Sur ce, ne doutant pas que tu n’aies fait un choix heureux, je te demanderai de me mettre en relation avec les parents de la future Mme Pierre Beson, afin que nous puissions hasarder une demande en règle.

Demain, après, la semaine prochaine, quand tu voudras enfin, pourvu que ça ne traîne pas trop.

–Elle n’a pas de parents, du moins pas de parents directs.

–Ah! c’est une orpheline?

–Oui.

–Et elle s’appelle?

–Angèle de Breuilles.

–Saperlot te! rien que ça, une fille noble!

Mais à qui dois-je m’adresser alors?

–A sa tante, Mme la comtesse de Moringes, qui habite Saint-Germain, et avec laquelle elle vit depuis sa sortie de la Légion d’honneur, où elle a été élevée, comme fille d’un ancien officier général, M. le marquis de Breuilles, mort sur le champ de bataille en Afrique.

–Et comment as-tu connu cette jeune personne?

–Il y a six mois environ, je fus mandé par Mme de Moringes pour l’édification d’un petit pavillon mauresque au milieu du jardin de sa propriété, pavillon destiné à servir d’atelier à sa nièce qui s’occupe de peinture. Pendant que je le faisais construire, je reçus souvent la visite de Mlle de Breuilles, qui parut s’intéresser vivement aux travaux accomplis sous ses yeux.

«Cela nous procura l’occasion de lier conversation ensemble, et, peu à peu, je sentis mon cœur envahi par un sentiment que je ne connaissais pas encore.

Je crus remarquer aussi que, de son côté, Mlle de Breuilles n’éprouvait aucun ennui à causer avec moi. Bref, comment te dirai-je? Le pavillon, qui aurait pu être construit en six semaines, ne le fut qu’en trois mois, et, le jour où le drapeau flotta sur son dôme, je risquai l’aveu de mon amour à celle qui l’avait fait naître, en lui offrant de devenir son époux.

Pour toute réponse, elle me pria d’en parler à sa tante.»

–Voyez-vous us ça!... et en as-tu parlé?

–Je n’ai pas osé, mais d’après certaines paroles échappées à Mme de Moringes, lors de ma dernière entrevue avec elle pour le règlement des comptes, il m’a été permis de supposer que sa nièce avait dû lui en toucher quelques mots.

–Alors, ce serait presque une affaire conclue? Et moi qui ne me doutais de rien! Mais pourquoi diable, mon garçon, fais-tu ainsi le cachottier avec le vieux?

–J’avais si peur, comme je viens de te l’avouer, que tu n’approuvasses pas cette union.

–Je ne saurais que te louer, mon enfant, de ce scrupule; mais puisque moi-même je suis venu au-devant de ton désir, tu peux donc sans crainte, dès aujourd’hui, me mettre de moitié dans ton bonheur.

«Et si les choses sont aussi avancées que tu me l’annonces, dans deux mois j’embrasserai: Mme Pierre Beson.»

–Oh! père, comme tu es bon de consentir à ce mariage!... Si tu savais combien je vais être heureux!...

–Parbleu! j’y compte bien, et, pour ne pas te faire languir, demain j’endosse ma redingote neuve et je cours à Saint-Germain faire une demande officielle.

Le jeune homme sauta au cou de son père.

Le lendemain, ainsi qu’il l’avait promis à son fils, Jean Beson, mis sur son trente et un, selon son expression,–prenait à la gare Saint-Lazare le train à destination de Saint-Germain.

La Bigame

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