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CHAPITRE V

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Table des matières

Deux mois après, Mlle Angèle de Brouilles devenait Mme Pierre Beson, et les nouveaux époux allaient habiter un charmant petit hôtel situé rue Murillo, près du parc Monceau.

Cet hôtel, que Pierre avait construit quelques années auparavant, venait de lui être vendu dans des conditions très avantageuses par son propriétaire, forcé de quitter la France.

Le vieux Jean, malgré les instances de son fils, qui, désirant l’avoir à ses côtés, lui avait offert le rez-de-chaussée, ne voulut rien changer à sa vie et resta dans sa bicoque de la place du Trône, qu’il habitait depuis trente-cinq ans et où il avait vu mourir sa chère Pierrette.

Angèle avait apporté à son mari35,000francs de dot, car il avait fallu, sur les45,000qui lui revenaient de son père, défalquer le prix du pavillon, quoiqu’elle n’en eût profité que quelques mois et que, par suite de son mariage, il restât en jouissance à sa tante.

Pierre, de son côté, en avait environ le double en réserve, sans compter ses revenus annuels, se chiffrant en moyenne à30,000francs et susceptibles de s’élever encore.

L’hôtel lui avait été laissé pour200,000fr., payables en dix ans, et le premier versement ne devait s’effectuer que l’année suivante.

Ils avaient donc pu s’installer assez luxueusement, et c’était Mme Beson qui avait-été chargée par son mari de le meubler selon son goût et-sa fantaisie.

Elle avait usé largement de la permission et fait de l’hôtel un petit Eldorado.

Il est vrai que deux années des revenus de Pierre avaient à peine suffi pour cela.

Les premiers mois de leur mariage, Pierre et Angèle burent constamment à la coupe du bonheur, quoique, pour chacun d’eux, elle fût remplie d’un nectar bien différent.

Pierre puisait son ivresse dans le profond amour qu’il avait pour sa femme, tandis que la félicité d’Angèle n’était, et cela à son insu, que la conséquence de l’éblouissement d’une vie nouvelle et tant enviée, et de la joie immense de se voir enfin libre et indépendante.

Lorsqu’elle se rappelait l’existence végétative et humiliante qu’elle avait menée chez sa tante, elle ressentait pour celui qui lui avait dévoilé toutes ces séductions une réelle gratitude, et elle s’efforçait ’autant qu’elle le pouvait de la lui prouver par les attentions les plus délicates.

Mais était-ce là de l’amour?

Il ne serait pas venu à l’esprit de Pierre d’en douter un seul instant; aussi, convaincu d’être payé de retour, sa passion n’en était-elle que plus vive et plus forte.

Durant une année, ce ne fut donc qu’un rêve magique formé, pour lui, de toutes les délices de l’amour, et pour elle, de tous les enivrements de la vie mondaine.

Pourtant il n’est pas de si beau songe qui ne finisse, et le réveil eut enfin lieu.

Un beau matin, Pierre, qui n’avait absolument rien fait depuis son mariage, sentit tout à coup les rouages de son cerveau, inertes pendant si longtemps, reprendre leur mouvement et provoquer en lui une fièvre de travail extraordinaire.

Il voulut d’abord réprimer ces transports soudains en se replongeant plus que jamais dans son amour, mais tous ses efforts furent vains, et il comprit qu’il devait se remettre au plus vite à son labeur d’autrefois.

D’autant plus que, n’ayant pour fortune que ce qu’il gagnait et très endetté par suite de son installation, il devenait urgent qu’il rattrapât le temps perdu.

Il s’était réservé pour atelier un élégant belvédère dans lequel il avait fait transporter tout l’attirail de l’ancien.

Quand il y entra pour la première fois et qu’il se trouva au milieu de ses cartons et de ses instruments, vieux compagnons de ses heures de travail et de lutte, il se sentit pénétré d’une douce joie et s’en voulut d’être resté douze grands mois sans venir les voir.

Il éprouvait un véritable plaisir à les toucher, à les manier.

Il lui semblait que chacun d’eux eût un langage particulier qu’il entendait parfaitement.

C’était comme une sorte de reproche qu’ils lui adressaient de les avoir ainsi délaissés.

A leur contact, il eut bientôt reconquis toute son ardeur, toute sa force créatrice.

Les nombreuses idées qui, à son insu, s’étaient amassées. en lui, se heurtaient tumul tueusement dans sa tête, cherchant une issue toutes à la fois s; et il lui fallut plusieurs jours pour les coordonner et leur assigner une forme précise.

Cela lui permit t d d’établir une transition entre la vie oisive d’où il sortait et celle qui allait recommencer pour lui.

Dès lors son existence fut partagée entre son amour et ses travaux, et, par cela même, n’en acquit que plus de charmes.

Ce changement eut aussi pour effet de transformer sa tendresse.

Ce ne fut plus cette passion folle, éperdue sans frein, qui avait neutralisé é ses facultés en les absorbant; c’était maintenant un amour calme, réfléchi, et qui, au lieu d’entraver son esprit, lui servait au contraire de stimulant.

Angèle, dans les commencements de son mariage, avait, comme elle se l’était promis, renoué plusieurs des anciennes relations de son père, et elle ne s’était pas fait faute de se rendre aux nombreuses invitations qui en étaient résulté.

Pierre ne possédait absolument rien de l’homme du monde, ni les allures ni les goûts; mais se trouvant bien partout où était sa femme il se laissait conduire aveuglément par elle, se contentant d’être heureux à ses côtés.

Jeune et belle, Mme Beson, en quelque endroit qu’elle se présentât, était toujours fêtée et choyée, et l’encens qu’on brûlait sur ses pas lui procurait une si douce ivresse qu’elle recherchait toute occasion d’en subir le charme.

Cela était même devenu une nécessité de son existence.

Aussi, quand Pierre se remit à travailler et que, plusieurs fois, elle dut rester à l’hôtel pendant qu’on dansait chez Mme la marquise de C... ou la baronne de W..., son mari ne l’accompagnant pas à cause d’un labeur pressé qu’il ne pouvait abandonner ou parce qu’il se trouvait dans le feu d’une composition importante, éprouva-t-elle pour lui une sorte de ressentiment.

Trois ans s’écoulèrent, pendant lesquels un enfant leur vint au monde, une fille.

L’amour de Pierre ne fit encore que s’accroître de cet heureux événement, et Angèle elle-même oublia momentanément dans les douceurs de la maternité le chagrin de ne plus être adulée comme autrefois.

Mais, hélas! sa nature légère et superficielle reprit bientôt le dessus, et, tout en le cachant soigneusement à son mari, elle en arriva à avoir le regret de ses triomphes passés, triomphes qu’elle n’obtenait plus maintenant que par hasard.

Pierre, inhabile à sonder le cœur de sa femme, la croyait très heureuse ainsi, et se félicitait tout bas de ne plus remarquer chez elle ces goûts mondains et luxueux que jadis, elle avait si prononcés.

Pauvre Pierre, qui ne s’apercevait pas que chaque jour, chaque heure, un abîme plus profond se creusait au-devant de lui!

Car l’ennui, ce poison lent mais terrible, s’était glissé dans l’âme d’Angèle et faisait naître en elle les plus funestes pensées.

Souvent, son enfant sur ses genoux, insensible à ses caresses, à ses baisers, elle songeait. aux premiers temps de son mariage, qui n’avaient été qu’une longue suite d’enchantements.

Puis, elle se reportait loin, bien loin en arrière.

Elle se revoyait à l’époque où, étant à la pension, elle formait avec ses compagnes des rêves d’avenir.

Combien de fois n’avait-elle pas caressé le sien délicieusement

–Le sien, qui était celui de beaucoup d’autres de ces jeunes filles, auxquelles on donne une éducation supérieure et raffinée qui engendre chez elles des désirs de mondanité et de grandeurs, mais auxquelles on oublie de donner en même temps la fortune; aussi la plupart, en entrant dans la vie, n’y trouvent que désillusions et déceptions, et, soit qu’elles se marient, soit qu’elles restent filles, font généralement ou de tristes épouses ou de misérables déclassées.

Elle rêvait alors que son mari serait un beau cavalier, riche, élégant, distingué, appartenant à une des premières familles nobles de France et qui lui ouvrirait les salons de la haute aristocratie; qu’elle aurait chevaux, voitures, commanderait à de nombreux domestiques; mènerait la vie de château l’été et la vie de Paris l’hiver; qu’elle voyagerait, visitant les grandes capitales d’ Europe: Madrid, Venise, Pétersbourg, Vienne, Londres, etc...; puis l’Orient et ses splendeurs, laissant partout un renom d’élégance et de luxe.

Son existence ne serait tissue que de soie et d’or.

Hélas! qu’il était loin ce rêve charmant!

Son beau cavalier, élégant et distingué, était un gaillard de cinq pieds et demi, aux épaules larges, à la carrure puissante, et dont les manières se ressentàient du milieu dans lequel il était né.

Sa vie de plaisirs avait tout juste duré un an, et sa richesse se bornait à l’hôtel qu’ils habitaient... et qui n’était pas encore payé!

Qu’il lui semblait triste cet hôtel, maintenant qu’elle n’avait plus pour l’embellir le souvenir de la fête de la veille ou la joie de penser au souper du lendemain.

Et pour elle qui mettait sa vie dans le fracas du monde, le calme austère du foyer devenait une gêne, une contrainte.

Puis, autre sujet d’amertume, elle avait acquis la certitude qu’elle n’avait jamais aimé son mari et qu’elle ne l’aimerait jamais.

Quant à la reconnaissance qu’elle lui avait vouée autrefois, c’est à peine si sa mémoire en gardait une légère et fugitive empreinte.

–Ainsi, se disait-elle, raisonnant à son point de vue égoïste et futile, me voici liée pour la vie à un homme que je n’aime pas, qui n’a ni mon caractère, ni mes idées, dont l’humeur n’est pas compatible avec la mienne et qui est le fils d’un maçon!

Et elle se reprochait d’avoir été si prompte à se marier.

Elle avait cru se rendre libre e, et elle se. sentait plus enchaînée qu’auparavant.

Au lieu de voir dans sa fille un lien la rattachant à son mari, faute d’amour par le bonheur qu’il lui avait donné d’être mère, elle ne trouvait là, au contraire, qu’un sujet de plus de ressentiment; car si c’était son enfant à elle, c’était aussi le sien, à lui, c’est-à-dire l’enfant d’un homme que tout éloignait et éloignerait à jamais de son cœur.

L’esprit continuellement rempli de ces mauvaises pensées, son âme finit par s’enfieller, et elle en vint à concevoir une véritable haine pour Pierre.

Lui, dont l’amour était toujours aussi fort, aussi aveugle, ne remarqua pas d’abord le changement opéré dans l’attitude de sa femme à son égard.

Mais l’antipathie de celle-ci se manifestant chaque jour davantage et presque ouvertement, il fallut bien enfin que le bandeau lui tombât des yeux.

Ce fut un coup de foudre.

Il en resta atterré et sans forces.

Nous avons dit qu’au commencement de leur union, Angèle lui avait créé l’illusion de l’amour par les soins et les attentions dont elle l’entourait.

Quoique les causes eussent cessé, l’illusion avait continué; et voilà que tout à coup il s’apercevait que cette femme à laquelle il s’était voué sans compter, à laquelle il avait élevé un autel dans son cœur, qu’il adorait comme une divinité, que cette femme enfin qui avait fondu son âme avec la sienne en l’âme de ce chérubin voltigeant sans cesse à leurs côtés, non seulement ne l’aimait plus, mais encore le haïssait!

Il ne se doutait pas, l’infortuné, qu’elle ne l’avait jamais aimé.

Un noir chagrin s’empara de lui.

Il essaya d’abord de se raidir contre son malheur; par moments même il voulut le nier, mais ses yeux, hélas! à présent dessillés, ne lui en montraient que trop toute l’étendue.

Alors la souffrance devint horrible.

Souvent encore, entraîné par sa passion, il était sur le point de prodiguer à sa femme ses caresses des premiers jours, quand soudain se souvenant, il s’éloignait d’elle avec effroi refoulant les élans de son âme, maîtrisant les incitations de sa chair!...

Plus de ces abandons charmants, plus de ces doux entretiens qui le délassaient de son labeur; une sorte de confusion, de honte, s’emparait de lui dès qu’il se trouvait près de l’ingrate.

Mais qu’avait-il donc fait pour être ainsi frappé? Avait-il été un seul jour moins tendre, moins affectueux? son cœur n’avait-il pas été constamment et sans restriction à elle, tout à elle?

Il s’interrogeait et ne voyait rien qui pût le rendre coupable et lui mériter une semblable infortune.

Ah! s’il avait pu connaître les pensées intimes de sa femme, comme il eût été loin de s’accuser!

Sa chute fut profonde.

D’une nature trop exquise pour s’abaisser à faire montre d’un sentiment qu’il savait ne pouvoir désormais lui être rendu, il s’enferma dans sa douleur et dévora son chagrin.

Il devint morose, taciturne, eut des inégalités d’humeur sans motifs, et finalement une maladie morale commença à le miner sourdement.

Dans son égoïsme, Angèle, loin de le plaindre, n’en fut au contraire que plus irritée contre lui, car, n’appréciant tout que superficiellement, elle crut à son tour que son mari lui avait retiré son affection, et elle ne vit là qu’un grief de plus à sa charge.

Le vieux Jean, dans les visites fréquentes que lui faisait son fils, avait facilement remarqué la transformation subite et navrante de ce pauvre garçon; mais par délicatesse il ne l’avait jamais interrogé, lorsqu’un mat i n il le vit entrer, pâle, défait, puis aussitôt se précipitant dans ses bras.

Là, la tête cachée dans la poitrine du vieux maçon, Pierre lui décharge a enfin son cœur.

O! comme il en dit! comme il dépeignit sa misère, son horrible torture!...

Longtemps le pauvre père écouta ses plaintes navrantes; il pleura avec lui et partagea sa souffrance.

Puis, de même qu ’une mère qui console son enfant, il puisa dans son affection paternelle les plus douces paroles, les plus tendres accents, et, peu à peu, l’angoisse du malheureux devint moins vive, moins cuisante.

Il y avait déjà bien des jours que Jean s’était rendu compte de la situation des deux époux et avait prévu ce qui arrivait, mais devant l’aveuglement de Pierre il n’avait eu garde de s’en ouvrir.

––C’est peut-être un bien qu’il ait ainsi confiance, pensait-il, et le moment où il verra clair ne viendra toujours que trop tôt!

Ce moment était venu, lui jetant dans les bras son fils abattu, anéanti, brisé!

La Bigame

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