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CHAPITRE VI

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Lorsque Pierre quitta le vieux Beson, il était sinon consolé, du moins apaisé.

Souvent, dès lors, il retourna chez lui; et insensiblement, sous cette bienfaisante influence, il en vint à envisager plus froidement son infortune.

Bien qu’il n’y ait jamais eu d’explication entre sa femme et lui, ils sentaient tous deux qu’une barrière infranchissable les séparait désormais; leurs relations quotidiennes devinrent pour ainsi dire nulles, et c’est tout au plus s’ils se rencontraient pour les actes communs de la vie.

Jean suivait la marche des choses d’un œil anxieux

Qu’allait-il résulter de tout cela?

Il ne reconnaissait plus Pierre, ni au moral ni au physique.

–La coquine me tue mon fils! murmurait-il les dents serrées.

En effet, ce grand beau garçon taillé en Hercule, aux joues jadis pleines et vermeilles, avait maintenant les pommettes saillantes, les yeux caves et la tête inclinée en avant, voûtant les épaules.

Lui naguère encore si hardi à la tâche, si passionné pour son art, était à présent parfois quinze jours sans entrer dans son atelier, ou bien commençait un travail et subitement, sans motif apparent, l’abandonnait pour n’y plus revenir.

Le vieillard comprenait qu’ une crise était imminente, et il se demandait comment il pourrait la conjurer.

Il s’ingénia, se creusa la cervelle, chercha sans relâche et, un jour enfin, poussa une exclamation de joie en s’écriant comme Archimède: j’ai trouvé!

Il s’était rappelé que Pierre avait été chargé, il y avait de cela huit mois environ, c’est-à-dire alors qu’il était encore heureux, d’un projet de palais pour un riche musulman du Caire.–.

Ce projet, complètement achevé, reposait dans les cartons de son fil, sans que celui-ci pensât actuellement à s’en occuper davantage.

Or, voici quelle était l’idée de Jean:

Pierre, qui de prime abord devait confier la conduite des travaux à un habile confrère, afin de demeurer près de ceux qu’il aimait, car il ne voulait pas les exposer aux’ tracas d’un si long voyage, partirait lui-même au Caire et emmènerait avec lui sa femme et sa fille.

Probablement alors qu’Angèle, ne subissant plus l’influence funeste de l’atmosphère parisienne, ne se voyant plus entourée des mille tentations de la vie à outrance, reviendrait à son mari, sinon par amour, du moins par le besoin de se sentir un appui dans un pays où elle se trouverait isolée.

Puis il se pourrait que là-bas, où, par suite du climat, ni l’existence ni les mœurs ne sont les mêmes, où le cerveau pense autrement, où l’ être est entièrement transformé, il se pourrait que là-bas, se disait-il, les deux époux se vissent d’un œil tout différent que celui avec lequel ils se voient ici.

–Ai-je tort, ai-je raison?

«Je n en sais rien, mais c’est toujours un moyen à en ayer, conclut-il.»

Et tout joyeux de sa découverte, il attendit la visite de Pierre avec impatience.

Dès qu’elle eut lieu, il aborda franchement la question et lui dit tout ce qu’il put puiser dans sa cervelle pour le rallier à son idée.

D’abord Pierre résista.

–Non, objectait-il, je ne saurais partir ainsi, deux raisons s’y opposent: la première, c’est qu’il me faudrait te quitter...

–Quant à cela, mon enfant, interrompit Jean, je comprends ta peine et la partage, car il m’en coûtera beaucoup aussi, crois-le bien, de ne plus t’avoir près de moi; mais songe que ton absence ne durera guère qu’un an, que ce sera bien vite passé, et surtout qu’il y va, peut-être de ton bonheur. Tu ne dois donc pas être arrêté par cette première raison, et si la seconde...

–La seconde, reprit Pierre, la voici: ce voyage me remettrait dans une trop grande intimité avec ma femme et, pour le monde, je serais tenu de jouer une comédie de tous les instants. j

«Le monde me contraindrait à lui sourire, à lui parler tendrement alors que ma bouche serait remplie de reproches amers que j’aurais peine à contenir, et je sens que cela est au-dessus de mes forces.

Ici, du moins, dans ce grand Paris où personne ne s’occupe de son voisin, je peux être moi-même; ma tristesse, mon chagrin ne sont ni remarqués ni commentés, tandis que là-bas notre qualité d’étrangers, ma situation, nous rendraient le point de mire de tous, et je te le répète, à moins de mettre à nu mon cœur ulcéré, de dévoiler mes tourments et de servir ainsi de pâture aux propos des oisifs ou des malveillants, je serais forcé d’avoir un masque trompeur sur le visage, ce qui ne ferait qu’ajouter encore à mes angoisses.»

Jean s’attendait à cette résistance, aussi ne se rebuta-l-il pas.

Il combattit cette seconde raison comme il avait combattu la première, et il insista tellement, il réfuta si péremptoirement t toutes les objections que Pierre pût lui opposer, qu’il resta maître de la place et obtint de ce dernier la promesse formelle qu’il part tirait au Caire avec sa femme et leur petite Jeanne.

La victoire gagnée de ce côté, il ne restait plus qu’à déterminer Angèle e à a suivre son mari. Ce fut encore Jean qui se chargea de cette négociation.

A son grand étonnement, celle-ci accepta d’emblée et même avec joie; cela entrait tout à fait dans son esprit.

En effet, à quoi bon lui servait d’être à Paris, puisqu’elle ne profitait ni de ses plaisirs ni de ses fêtes?

N’était-il pas préférable de voyager, même avec un mari qu’on n’aimait pas?’Au moins jouirait-elle alors des agréments et des imprévus du voyage.

Puis l’ Orient, dont elle avait si souvent rêvé, lui apparaissait comme un point lumineux au delà des mers et l’attirait. L’Orient, dont elle avait lu tant de descriptions enthousiastes, était sans nul doute un paradis terrestre, un véritable Eden où il devait faire bon vivre.

Oh! certes, oui, elle voulait bien partir, et le plus vite possible même.

Les apprêts du départ ne furent pas longs.

Jean, craignant qu’un obstacle quelconque ne surgît tout à coup et ne l’entravât, ne leur laissait pas une seconde de répit.

Lui-même surveilla l’empaquetage des malles et lui-même les boucla; et, pressant l’un, activant l’autre, il se démena si bien que, le lendemain du quinzième jour après sa conversation avec son fils, M. et Mme Beson s’embarquaient à Marseille, sur le paquebot l’Étoile-du-Sud, à destination du Caire.

A la fin de la qu i nza i ne su i vante, Jean parcourait le journal dans un estaminet, quand, tout à coup, il poussa un sourd gémissement et tomba brusquement à la renverse sur le sol où il resta sans mouvement.

L’infortuné venait de lire sous le litre: «Un grand sinistre maritime», une nouvelle ainsi conçue e:

Le paquebot l’Étoile-du-Sud, de la Com pagnie Herman n et fils, de Marseil le, s’est perdu corps et biens sur les côtes du Maroc pendant une violente tempète.

Seuls, un matelot et une petite fille ont pu échapper r à la mort.

Le matelot, après avoir recueilli l’enfant dans une barque, est parvenu à aborder non loin de Tanger.

Ces malheureux doivent être rapatriés incessamment par les soins du consul français.

On informe que la petite fille, qui a dit s’appeler Jeanne Beson, pourra être réclamée par sa famille à l’administration de la Compagnie Hermann et fils.

«N.B.–D’après le dire du matelot, ils seraient les seuls survivants de ce terrible naufrage.»

Les personnes présentes crurent d’abord Jean frappé d’apoplexie, tant était grande son insensibilité; mais un médecin mandé en toute hâte, ayant reconnu en lui un reste de vie, le fit transporter à l’hôpital le plus proche, où des soins énergiques finirent par le ranimer.

Pendant vingt jours il eut un pied dans la tombe.

Cependant sa vigoureuse nature reprenant le dessus, il ne tarda pas à entrer en convalescence et reçut enfin son exeat.

En rentrant dans son logis après deux mois d’absence, il se demanda d’où il venait et pourquoi il en était sorti, cherchant en vain à rassembler ses souvenirs.

Son cerveau avait reçu une telle secousse qu’il ne se rappelait rien encore; tout était vague, confus dans son esprit.

L’instinct seul l’avait guidé jusqu’à son domicile.

Plusieurs jours durant, il ne quitta pas le fauteuil sur lequel il s’était jeté en arrivant; sans idée définie, comme hébété, à peine songeait-il à prendre quelque nourriture.

Tout d’un coup la mémoire lui revint, lui jetant à la tète un flux de sang qui de nouveau faillit l’abattre.

Mais cette fois sa douleur s’épancha en d’abondantes larmes qui, en le soulageant, empêchèrent une rechute.

Il pleura, pleura longtemps, cria sa souffrance, se tordit sous son étreinte; puis, quand ses yeux n’eurent plus de larmes, quand ses nerfs épuisés ne le secouèrent plus et qu’il put avec un calme relatif envisager sa situation, il songea à ce qu’il lui restait à faire.

Sa première pensée fut de se tuer pour aller rejoindre sa chère Pierrette et son pauvre Pierre, qui l’attendaient là-haut!...

Il caressa même cette idée noire avec un âpre plaisir.

Enfin, il serait donc réuni à sa femme et à son fils, les deux plus grandes affections qu’il ait jamais eues en ce monde!

Mais, heureusement, il se souvint qu’une enfant, qu’il s’accusa avec remords d’avoir rendue orpheline, n’avait plus que lui sur terre, et, quoique la mort lui eût paru bien douce, il comprit qu’il se devait désormais entièrement à la petiote que la Providence lui laissait.

Rejetant alors au loin son idée de suicide, sans perdre un instant il partit pour Marseille, d’où, n’ayant pris que juste le temps nécessaire à l’accomplissement des formalités de la réclamation, il revint aussitôt à Paris avec la petite Jeanne.

L’enfant ne cessait de lui demander qu’il la ramenât auprès de son papa et de sa maman qu’elle n’avait pas vus depuis si longtemps!

La catastrophe ayant eu lieu la nuit, la pauvrette ne se rendait pas compte de ce qui s’était passé; elle se rappelait seulement qu’après avoir embrassé un soir son père et sa mère, espérant les revoir le lendemain comme d’habitude, elle s’était réveillée dans un bateau bien plus petit que celui sur lequel elle se trouvait la veille, en compagnie d’un homme qu’elle ne connaissait pas.

Que tous deux étaient arrivés dans un endroit où il y avait beaucoup de sable, qu’ils étaient sortis du bateau et avaient marché longtemps, longtemps, à travers des bois et des plaines, jusqu’à ce qu’ils trouvassent des maisons qui ne ressemblaient pas du tout à celles de Paris.

Alors que là, elle et son compagnon avaient été reçus dans une de ces maisons par des messieurs et des dames qui paraissaient avoir du chagrin en la regardant et auxquels elle avait demandé é son papa et sa maman.

Qu’on lui avait répondu qu’elle les verrait bientôt, qu’ils étaient à Marseille où on allait l’envoyer avec l’homme qui l’accompagnait.

Mais qu’à Marseille elle ne les avait pas trouvés.

Et de nouveau elle insistait près de son grand-père pour qu’il l’amenât vers son papa et sa maman qu’elle voulait embrasser tout de suite, tou! de suite.

Chacune de ces demandes était un coup de poignard pour le pauvre maître maçon, qui ne savait que répondre.

–Ils vont revenir, lui disait-il; ils t’ont quittée parce qu’ils sont allés se promener très loin, trop loin pour continuer à t’emmener; c’est pour ça qu’ils t’ont renvoyée près de moi, mais, à leur retour, ils auront plein de belles choses pour leur petite Jeanne.

Et de crainte que l’enfant ne vît la douleur peinte sur ses traits amentablement altérés et ne s’affligeât davantage, il souriait, en disant cela, dévorant de grosses larmes qui lui brûlaient le cœur!...

D’abord ces raisons s n’apaisèrent guère le chagrin de l’enfant, qui sans cesse demandait son père e et sa mère.

Cependant Jean ayant occupé son esprit par de nombreuses distractions, elle finit peu à peu par ne plus le questionner qu’à d’assez longs intervalles.

–Ils sont donc allés bien loin, bien loin, qu’ils tardent tant à revenir? lui demandait-elle encore quelquefois.

–Oh! oui, bien loin, mon enfant!

–Enfin, reprenait la petite naïvement comme se parlant à elle-même, pourvu qu’ils n’aient pas oublié leur petite Jeanne!

Et elle poussait un profond soupir.

La Bigame

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