Читать книгу Au bord du lac - Souvestre Émile - Страница 5
§ 2.
ОглавлениеQuand le jour de la vente arriva, on parfuma les Celtes à la sortie du bain; on peigna soigneusement leurs longues chevelures, on y mêla quelques ornements, en ayant soin toutefois de conserver le caractère d'étrangeté qui prouvait leur origine. Enfin, la quatrième heure venue, après avoir posé sur leur front la même couronne de feuillage qu'ils avaient lors de leur entrée à Rome, et leur avoir suspendu au cou un petit écriteau sur lequel étaient relatées les qualités de chacun, on les fit monter sur des échafauds dressés devant la taverne, en leur adjoignant une quinzaine d'anciens captifs dont le propriétaire espérait se défaire à l'aide de l'affluence qu'attirerait la vente des Armoricains.
D'après la loi qui ordonnait aux maquignons de déclarer l'origine de leurs esclaves par des signes extérieurs, ces derniers ne portaient point la couronne de feuillage qui distinguait les prisonniers de guerre; mais leurs pieds frottés de craie annonçaient qu'ils étaient d'outre-mer. Quelques-uns d'entre eux étaient coiffés d'un bonnet de laine blanche pour annoncer que le maquignon ne répondait point de leurs qualités, et ne voulait prendre, à leur égard, vis-à-vis des acquéreurs, aucune des responsabilités dont la loi le chargeait.
Pour la seconde fois le Forum romain étalait sa splendeur devant les habitants de l'Armorique; mais si les pauvres captifs avaient retrouvé dans le repos un peu de leur ancienne force, leurs âmes n'étaient ni moins tristes ni plus accessibles aux distractions. Tout ce luxe de marbre, de bronze, de monuments, était à peine remarqué par la plupart d'entre eux. Une seule chose les frappa, ce fut l'aspect presque désert de cette place au milieu de laquelle ils avaient vu, quelques jours auparavant, circuler des flots de population. C'était le moment où les magistrats rendaient la justice, où les négociants traitaient les affaires de commerce dans les basiliques, où les acheteurs étaient occupés dans les tavernes. Quant aux oisifs, ils se trouvaient, comme toujours, là où était le mouvement, sérieusement occupés de regarder le travail des autres, et de le juger sans y prendre part.
Dans une heure ou deux, la physionomie du Forum allait complétement changer. La population romaine devait inonder cette place; mais d'ici là les captifs étaient maîtres de leurs mouvements et de leurs pensées.
Ils employèrent ces moments d'attente à de derniers adieux. Les mains purent encore se presser une fois; on put échanger quelques larmes; parler de ceux qui étaient morts; répéter le nom du pays dans cette douce langue celtique qu'il faudrait bientôt abandonner pour celle des maîtres!
Les plus forts essayèrent de donner quelques consolations aux plus faibles en leur parlant de vengeance. Ils répétèrent que tout n'était point perdu de l'Armorique, puisque les dieux qui la protégeaient veilleraient toujours sur ses enfants exilés; mais parmi les voix qui s'élevèrent pour encourager les généreuses fiertés, celle du vieux druide Morgan se faisait surtout écouter.
—Ne montrons point lâchement les blessures de nos cœurs aux ennemis, répétait-il d'un accent calme et fort; après avoir versé notre sang devant eux, ne leur donnons pas la joie de voir encore couler nos pleurs. Quelles que soient les misères que ce peuple nous tienne en réserve, aucune agonie ne pourra être aussi cruelle pour nous que celle que nous avons éprouvée quand on nous a arrachés de force du sol paternel. Puisons donc du courage dans cette pensée que nous avons désormais subi les plus dures épreuves. Que les femmes elles-mêmes, si de nouvelles douleurs viennent les atteindre dans leurs enfants, ne laissent échapper aucun cri, et que le cœur de l'Armoricaine soit assez grand pour ensevelir toutes les larmes de la mère!
Le regard de Morgan planait sur ceux qui l'entouraient avec une expression de sublime commandement; mais quand il vint à rencontrer les yeux de Norva qui se fixaient avec anxiété sur son fils, une ombre de pitié le traversa, et sa voix passa subitement à un accent plus doux.
—Norva, dit-il, tu es la femme d'un chef; songe que du palais de nuages qu'il habite maintenant, mon frère te regarde: ne le fais pas rougir aux yeux des héros.
—Je tâcherai, répondit la mère.
—Et toi, enfant, ajouta le vieillard en se tournant vers Arvins, toi qui dans quelques heures peut-être ne seras qu'un triste rameau détaché de sa tige, rappelle-toi que l'Armorique est ta patrie, et qu'avant le jour où Rome a foulé ta terre natale, les Celtes, qu'elle a chargés de chaînes, vivaient libres et heureux sous leurs grandes forêts. À nos vainqueurs donc toute ta haine! et quand nos dieux, les seuls vrais et puissants, permettront que le moment de la délivrance arrive pour ton pays, montre à cette nation que, nous aussi, nous sommes dignes d'être maîtres; car nous savons faire souffrir! Si jamais, à la vue d'un de nos ennemis, tu te sentais pris d'un sentiment de pitié, écoute tes souvenirs, et tous te diront, qu'à défaut d'autre héritage, les Armoricains ont transmis à leurs enfants celui de la vengeance.
Les éclairs qui jaillirent des yeux d'Arvins contenaient plus de promesses que les plus énergiques paroles. Morgan, le noble et courageux vieillard, mais le prêtre d'une religion sans pardon, parut heureux des sentiments qu'il venait d'exciter; il posa sa main sur la tête de l'enfant en signe de bénédiction, se tourna vers la mère et ajouta:
—Ne crains rien pour ton fils, Norva; il a déjà le cœur assez fort pour que les maux de la vie passent sur lui sans l'avilir.
Le clepsydre du temple de Castor marquait la cinquième heure; c'était le moment où la place du Forum allait être envahie par la foule; le maquignon imposa silence aux esclaves.
Norva se pressa contre Morgan et essaya de mettre son enfant encore plus près d'elle; car elle se sentait fortifiée par cette double protection d'amour et de pitié. Arvins serra la main de sa mère contre son cœur, et lui jeta un regard qui contenait toutes les suppliantes soumissions de l'enfant, jointes aux fières résolutions de l'homme.
Les curieux ne tardèrent pas à entourer les tavernes d'esclaviers qui se trouvaient sur les différents points du Forum. Chacun des maquignons, une baguette à la main, et se promenant devant les tréteaux, cherchait à attirer l'attention de la foule en enchérissant sur les impudents mensonges de ses voisins.
—Venez à moi, illustres citoyens, criait le propriétaire de Norva et de son fils; aucun de mes confrères ne pourra vous donner des esclaves doués de qualités aussi merveilleuses que les miens. Vous savez que je suis connu depuis longtemps dans le commerce pour la supériorité de ma marchandise. Regardez plutôt, continua-t-il en désignant un Armoricain d'une trentaine d'années, remarquable par l'élégance de ses formes et l'énergie de ses attitudes; où trouverez-vous un homme aussi fort et aussi beau? N'est-il pas digne de poser pour un Hercule? Et bien, nobles Romains, croyez-m'en sur ma parole, car rien ne me force à mentir, cet esclave est mille fois plus précieux encore par sa probité, son intelligence, sa sobriété, sa soumission, que par cette beauté qui vous étonne. Quel est donc celui de vous qui ne ferait pas volontiers un léger sacrifice pour acquérir un aussi rare trésor?
Plus la foule grossissait autour de la taverne du maquignon et plus il redoublait de bavarde effronterie. On eût dit que la figure ignoble de ce marchand d'hommes, personnification vivante de toutes les passions honteuses et brutales, était jetée là comme contraste devant ces belles têtes celtiques qui ne reflétaient, pour la plupart, que de fiers instincts et de sérieux sentiments.
Déjà plusieurs marchés avaient été conclus, plusieurs arrêts de séparation avaient été prononcés entre des êtres aimés. Plus d'un vieillard avait vu s'éloigner le fils sur lequel il s'appuyait; plus d'un enfant avait vu partir sa mère; et tous pourtant tenaient religieusement la promesse qu'ils avaient faite de ne point donner leur douleur en spectacle à des ennemis. On étouffait un soupir, on refoulait une larme dans son cœur à chaque nouveau compagnon qu'on voyait se perdre au loin dans la foule, et si le courage d'une mère l'abandonnait au départ de son enfant, on se plaçait devant elle, afin que ses gémissements n'arrivassent point jusqu'aux maîtres!
Toutes les scènes de ce drame poignant, mais silencieux, retentissaient dans l'âme de Norva. À chaque coup qui tombait sur un de ses frères, elle sentait comme une nouvelle faculté douloureuse se développer au fond de son cœur, mais quand elle était près de défaillir, elle levait les yeux sur Morgan, et la vue de cette tête impassible lui rendait son courage.
Pendant quelques instants cependant le cœur de la pauvre femme fut inondé de joie; une mère et son enfant venaient d'être achetés par un même maître! Mais le souvenir et la douleur lui revinrent vite; il y avait autour d'elle tant d'enfants sans mère, tant de mères sans enfants!
Il ne restait plus qu'une dizaine d'Armoricains parmi lesquels se trouvait encore le groupe de Morgan, de Norva et d'Arvins, quand les yeux d'un affranchi s'arrêtèrent avec une attention marquée sur ce dernier.
Le maquignon, toujours à l'affût de ce qui se passait autour de son étalage, s'avança rapidement du côté de l'enfant, et posant le bout de sa baguette sur son épaule.
—Regardez-moi cela, noble Romain, s'écria-t-il en se tournant du côté de l'affranchi; ne diriez-vous pas, à voir ce jeune garçon si grand et si robuste, qu'il est au moins dans sa quinzième année? eh bien, je puis vous garantir qu'il n'a que neuf ans; jugez de ce qu'il deviendra un jour. Cette race armoricaine est vraiment merveilleuse.
Norva n'avait pu se défendre d'un frémissement en voyant la baguette du maquignon se poser sur son fils. Quant à Arvins, il ne donna aucun signe d'abattement pendant l'examen fort long de l'acheteur.
Enfin, après s'être convaincu que l'enfant lui convenait, celui-ci en proposa trois cents sesterces. Quelques voix élevèrent ce prix jusqu'à quatre cents sesterces, puis l'on n'entendit plus aucune nouvelle proposition.
Comme dernier enchérisseur, le Romain s'avança alors sur les tréteaux, auprès d'un homme qui avait devant lui une petite table, sur laquelle se trouvaient des balances d'airain; et, prenant un as à la main:
—Je dis, répéta-t-il, que, d'après le droit des quirites, ce jeune garçon est à moi, et que je l'ai acheté avec cette monnaie et cette balance.
Puis il laissa tomber l'as dans un des plateaux.
Ce bruit fut comme un coup de mort pour Norva, car il avait également précédé le départ de chacun de ses compagnons. L'enfant se troubla un moment en voyant la pâleur de sa mère; mais un coup d'œil de Morgan suffit pour ramener le calme dans son attitude.
Le vieillard se pencha vivement vers Norva, murmura quelques paroles à son oreille, et la pauvre mère se redressa vivement.
Cette scène fut trop rapide sans doute pour être remarquée par aucun étranger. Morgan parut le croire, du moins, car il lança sur la foule romaine son même regard de dédain.
Le maquignon vint prendre Arvins, afin de le réunir aux anciens esclaves de l'affranchi, qui attendaient leur nouveau compagnon aux pieds des tréteaux. Un geste brutal sépara l'enfant de la mère, et les lèvres de la pauvre femme n'eurent pas même le temps de se poser sur le front de son fils.
—Au revoir, ma mère, cria Arvins; nous nous reverrons dans peu, j'espère; car je compte sur ma force et ma patience.—Au revoir, Morgan.
—Adieu, cria celui-ci en étendant la main vers lui.
Et son bras resta longtemps sans se baisser, car il cachait à la foule curieuse la pâle tête de Norva!