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§ 3.

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Table des matières

L'affranchi qui avait acheté Arvins était l'intendant d'un des plus riches patriciens de Rome. Claudius Corvinus avait hérité, il y avait seulement quelques années, de deux cents millions de sesterces[1], dont la plus grande partie était déjà dissipée. Aussi citait-on sa maison comme l'une des plus somptueuses du mont Cœlius. Les parquets en étaient de marbre de Caryste, les colonnes de bronze, les statues d'ivoire, et les bains de porphyre. On y trouvait autant de salles de banquet, ou triclinium, que de saisons, et les lits de ces salles étaient de citre incrusté d'argent, les coussins de duvet de cygne, les housses de soie de Babylone. Tous les murs avaient été tendus d'étoffes attaliques; des voiles de pourpre brodés d'or étaient suspendus au-dessus des tables de festin.

[1] 41,906,666 fr. 40 cent.

Lorsque l'affranchi arriva avec l'enfant à ce palais splendide, il sonna à une porte de bronze: l'ostiarius sortit de sa loge où il était enchaîné près d'un molosse, et ouvrit avec empressement; le conducteur d'Arvins fit alors demander le Carthaginois.

C'était l'interprète chargé de se faire entendre des trois cents esclaves de Corvinus. Occupé de commerce avant sa captivité, il avait parcouru toutes les mers sur les navires de sa nation, et parlait presque toutes les langues des peuples maritimes.

L'affranchi lui livra le jeune Celte, afin qu'il le fît revêtir d'un costume convenable, et qu'il lui donnât les instructions nécessaires.

Le Carthaginois conduisit l'enfant au logement occupé par les esclaves.

—Quelqu'un t'a-t-il déjà instruit de tes nouveaux devoirs? lui demanda-t-il.

—Je n'ai reçu que des leçons d'hommes libres, répondit sèchement Arvins.

L'interprète sourit.

—Tu es bien le fils de ces Gaulois qui ne craignent que la chute du ciel, reprit-il ironiquement. Cependant, ici je t'engage à craindre de plus les coups de lanières. Tu sauras d'abord qu'en ta qualité d'esclave, tu n'es pas une personne, mais une chose; ton maître peut faire de toi ce qu'il lui plaira: te mettre à la chaîne sans raison, te flageller pour se distraire, ou même te faire manger par les murènes de son vivier, comme Vedius Pollion.

—Qu'il use de son droit, dit Arvins.

—Corvinus n'est point méchant, continua le Carthaginois; c'est un des beaux de Rome, et il a pour principale occupation de se ruiner. Il ne se lève d'habitude qu'à la dixième heure (quatre heures du soir), pour se mettre entre les mains de ses familiers, qui le parfument, peignent ses joues avec de l'écume de nitre rouge, et frottent son menton de psilotrum pour lui faire tomber la barbe; cent cinquante esclaves sont employés ici pour sa seule personne, et ont chacun des fonctions différentes.

—Quelles seront les miennes? demanda Arvins.

—Tu seras employé à la conduite des chars, répondit l'interprète. Suis-moi; je vais te montrer ton royaume.

Il conduisit le jeune Celte aux remises, et lui montra les différents chars qui s'y trouvaient à l'abri.

—Voici d'abord, lui dit-il, les petorita, équipages à quatre roues, imités de ceux des Germains, et qui servent au transport des provisions ou des esclaves; plus loin, les covini, chars couverts dans lesquels le maître sort lorsqu'il pleut. Ces voitures légères, ornées d'ivoire, d'écaille et d'argent ciselé, que tu vois à notre droite, s'appellent rhedæ; Corvinus s'en sert d'habitude pour les promenades. À notre gauche sont les litières garnies de tapis de Perse et de rideaux de pourpre.

Arvins était émerveillé de tant de magnificence. L'interprète le conduisit aux écuries pavées de lave, dont tous les rateliers étaient de marbre de Luna.

—Les cinquante mules qui sont rangées là, lui dit-il, sont destinées à traîner les chars de Corvinus; quant aux soixante cheveux que tu vois de l'autre côté, ils servent aux esclaves numides qui précèdent l'équipage du maître lorsqu'il sort. Maintenant que tu connais les lieux, je vais te conduire au chef des écuries pour qu'il te donne ses ordres.

Arvins se rendit avec l'interprète près de l'esclave chargé des équipages; celui-ci fit connaître au Carthaginois quelles seraient les fonctions de l'enfant, et son conducteur lui transmit ces explications. Lorsqu'il eut achevé:

—Je n'ai plus à te faire qu'une recommandation, ajouta-t-il, c'est de garder toujours le silence devant le maître, lorsque tu auras appris la langue latine. Il est si fier avec ses esclaves, qu'il ne leur adresse jamais la parole. Lorsqu'il leur commande, c'est par signe ou en écrivant sur ses tablettes. Maintenant, tu peux aller chercher ton diarium ou ration journalière, puis tu te mettras au travail.

Tout ce qu'Arvins venait de voir et d'entendre était si nouveau pour lui, que sa douleur en fut, sinon diminuée, du moins suspendue. Mais ce fut bien autre chose lorsqu'il vit sortir, au milieu de ses clients, des joueuses de flûte et des prêtres saliens, Claudius Corvinus, revêtu de la toge de pourpre, les cheveux parfumés de cinnamome, les bras polis à la pierre ponce et tout chargés d'anneaux incrustés de pierres précieuses. Il ne s'était jamais fait l'idée de tant d'opulence. Telle était en effet, à cette époque, la vie des riches patriciens de Rome, que leurs maisons ressemblaient moins à des demeures privées qu'aux cours efféminées des plus puissants rois de l'Asie. On n'y entendait que la voix des chanteurs; des couronnes de roses de Pestum, abandonnées par les convives, jonchaient toujours le seuil, et un parfum de festin s'exhalait sans cesse des soupiraux entr'ouverts. Chaque matin, une foule de clients remplissaient le vestibule pour recevoir la sportule ou distribution journalière de cent quadrans[2], par laquelle le patron s'assurait leurs voix aux élections des magistratures. Lui-même se montrait quelquefois à ces faméliques courtisans, passant au milieu d'eux d'un pas nonchalant, et la tête penchée vers l'esclave nomenclateur, qui lui répétait à l'oreille le nom de chacun.

[2] 1 fr. 17 cent.

Le reste du jour était consacré aux promenades à pied, sous les portiques du Forum, ou, en char, sur la voie Appienne. Puis venait le repas du soir, auquel accouraient les parasites, et qui se prolongeait le plus souvent jusqu'au jour.

La table de Claudius Corvinus était citée pour sa délicatesse. Il faisait partie de ce sénat de mangeurs qui avaient proposé des prix publics à ceux qui inventeraient de nouveaux mets; et son cuisinier, acheté au prix énorme de deux cent mille sesterces[3], était le même auquel l'illustre gourmand Apicius avait fait présent d'une couronne d'argent comme à l'homme le plus utile de la république. Aussi le triclinium de Corvinus était-il toujours garni de convives appartenant aux plus nobles familles ou aux plus hautes magistratures de Rome.

[3] 40,916 fr. 66 cent.

À la surprise qu'un genre de vie si nouveau devait exciter chez Arvins, succéda bien vite le mépris. Élevé dans les habitudes frugales de sa nation, et accoutumé à dédaigner tout ce qui n'ajoutait ni à la force de l'homme, ni à sa sagesse, il détourna les yeux avec un superbe dégoût de cette profusion sans but, et se remit à penser tristement à l'Armorique.

Le souvenir de sa mère lui était d'ailleurs toujours présent; c'était le seul amour qui lui restât, le dernier intérêt de sa vie; il espéra qu'à force de recherches il pourrait découvrir dans Rome le maître qui l'avait achetée.

Mais pour essayer cette enquête difficile, il fallait avant tout pouvoir se faire entendre. Il se mit donc à étudier le latin avec toute l'ardeur que peut donner une passion unique et profonde. Malheureusement, sa langue, accoutumée au rude accent celtique, se refusait à de plus molles inflexions. Sa mémoire ne retenait qu'avec une sorte de paresse haineuse les mots de ce peuple ennemi; on eût dit que tous les instincts patriotiques se révoltaient en lui contre le langage du vainqueur. Mais la volonté de son cœur, plus patiente et plus forte, finit par dompter ces répugnances; quelques mois s'étaient à peine écoulés, qu'Arvins put comprendre ce qu'on lui disait, et y répondre.

Il commença alors ses recherches; mais il s'aperçut bientôt que, pour les rendre profitables, le loisir et la liberté lui manquaient. Son temps appartenait au maître, et c'était à peine s'il disposait, chaque jour, de quelques heures. Aussi, plusieurs mois se passèrent-ils sans qu'il pût rien apprendre sur le sort de Norva.

Triste et découragé, l'enfant cherchait en lui-même par quel moyen il pourrait rendre ses perquisitions plus fructueuses, lorsqu'un spectacle dont il fut témoin vint changer toutes ses préoccupations.

Au bord du lac

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