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Sonny referma le piano et plaça feuille et crayon sur le couvercle de l'instrument: la nouvelle composition exigeait beaucoup de concentration, qui lui manquait ces derniers jours.

Il se leva de la banquette, sortit du studio et ouvrit la porte-fenêtre du salon pour aller au jardin: il avait besoin d'air froid pour se secouer.

Depuis qu'il avait revu Loreley à la patinoire, il pensait souvent à elle et, bien qu'il cherche à s'impliquer dans son travail, il n'arrivait pas à chasser de son esprit les images de ce visage à la beauté nordique et de cette unique fois ensemble. Cela lui était déjà arrivé de coucher avec une femme pour une seule nuit et de dormir ensuite tranquillement; il ne comprenait pas pourquoi cela devait être différent avec Loreley, pensa-t-il en entendant un piétinement.

Il vit la gouvernante, une femme d'âge moyen au visage émacié, s'approcher en secouant un vêtement gris foncé.

«Monsieur Marshall, il fait froid dehors! Mettez cette veste, lui dit-elle dès qu'elle fut assez près pour la lui tendre.

–Merci, mais je me sens bien comme ça.

–Vous allez tomber malade avec seulement une chemise… Et à moitié ouverte en plus! Elle posa la veste sur son bras et ferma les premiers boutons de la chemise. Il l'arrêta.

–Louise, je ne suis pas un enfant. Je sais ce que je fais.»

Une bourrasque souleva un tas de feuilles mortes du sol: quelques-unes finirent dans les cheveux de la femme qui, agacée, tenta de les enlever. «Vous voyez quel temps? Il y aura bientôt une averse! Laissez-moi faire.» Elle le regarda d'un air résolu, de ses petits yeux sombres enfoncés dans leur orbite.

Sonny lui prit la veste du bras et la posa sur ses épaules. Il savait qu'elle ne partirait pas avant qu'il ne se soit couvert. Le zèle de la gouvernante était parfois aussi agaçant qu'une piqûre de moustique, mais elle l'appréciait et semblait n'avoir d'autre façon de lui montrer son affection, sinon de le tenir à l'oeil.

Quand Louise retourna à ses tâches, Sonny reprit sa promenade le long du sentier qui le mènerait jusqu'à la fontaine.

Il la regarda à une certaine distance, se concentrant sur les deux jets d'eau: le premier se dressait pour ensuite s'incurver et retomber dans la vasque en dessous; le second au contraire descendait dans celle au sol en une cascade de minces ruisseaux.

«Ester. Cascades et fontaines la fascinent…» murmura-t-il.

Sa voix trahissait la souffrance qu'il éprouvait encore.

Il secoua la tête: pourquoi encore penser à cette femme? Elle avait fait son choix et était heureuse avec Hans aujourd'hui; cela allégeait la douleur de l'avoir perdue. Un sourire amer lui échappa. Il ne pouvait pas perdre ce qu'il n'avait jamais eu.

«Mais s'il n'était pas là, Ester serait ici avec moi maintenant, dans cette maison et…»

Il chassa ces mots gênants de la main. Ça suffit! Il devait détourner son attention sur autre chose ou sur quelqu'un d'autre. Sur une jeune femme aux longs cheveux blonds et aux yeux bleus par exemple.

Loreley revint occuper ses pensées, qui se troublèrent en cherchant un ordre logique, tandis que les images devenaient par moments nettes, par moments floues, suivant les souvenirs de cette unique nuit passée avec elle. Il éprouva le désir de l'avoir là, même juste pour bavarder, peut-être devant une coupe de champagne. Mais cette fille lui échappait toujours, elle ne semblait pas disposée à vouloir le revoir. L'idée qu'elle s'en était voulue de s'être donnée à lui ne le laissait pas en paix avec lui-même.

Au diable! Les deux seules femmes qu'il avait aimées ne lui avaient procuré que des ennuis et de la souffrance: il n'avait pas l'intention d'en ajouter une troisième.

«Salut Sonny! le salua une voix féminine dans son dos.

Un léger soupir lui échappa avant de se retourner.

–Salut, Lucy. Comment se fait-il que tu sois venue jusqu'ici? Le Comté de Nassau était loin de Manhattan.

–Quel accueil chaleureux! Ne t'épuise pas trop à m'embrasser, je ne voudrais pas que tu froisses tes vêtements. Je ne le prends pas mal, et je te le prouve immédiatement…» Sans quitter son visage des yeux, elle agita une main en l'air, comme pour réclamer l'attention de quelqu'un.

Sonny détourna le regard derrière elle et vit la gouvernante se diriger vers eux avec une bouteille et deux coupes posées sur un plateau. Il se renfrogna. «Je vois que Louise s'est démenée dans la cave.

–Ne te fâche pas: tu sais que j'ai un certain ascendant sur elle. Lucy était la seule qui arrivait à adoucir le caractère rigide et tranchant de la femme.

–Je ne comprends toujours pas la raison…

Dès que Louise fut près d'eux, Lucy prit le champagne.

–À toi de la déboucher, lui dit-elle en la lui tendant.

–Ma promenade est terminée à ce qu'il semble, observa-t-il en prenant la bouteille.

–Tu es de mauvaise humeur! Louise m'avait prévenue. Et moi qui me suis pomponnée!» Elle fit la moue.

Sonny la regarda. Elle portait une courte et élégante robe bleue qui laissait deviner les courbes généreuses de sa poitrine et la ligne sinueuse de sa taille. Ses cheveux étaient ramassés sur sa nuque en un chignon doux: elle était belle, oui, mais il la connaissait depuis qu'elle était enfant et continuait à la voir comme la petite soeur de son ami Paul.

«Excuse-moi, je me sens nerveux. Si tu es venue jusqu'ici et que tu as voulu du champagne, il doit y avoir une bonne raison. À quoi devons-nous trinquer cette fois?

–C'est le cas, en effet. Elle s'empara des coupes et poursuivit quand Louise eut battu en retraite. Tu te souviens de l'essai que je devais faire au théâtre?

–Bien sûr que je m'en souviens. Et alors?

–Je l'ai fait et… Ils m'ont prise!

Il écarquilla les yeux, stupéfait.

–Je n'arrive pas à y croire!

–Ah, merci! Tu sais vraiment comment me faire sentir fière de moi.

–On ne pourrait pas s'arrêter et faire une pause? râla-t-il.

–Je suis venue ici pour fêter mon nouveau et unique travail, et je voudrais que tu sois heureux pour moi.

–Tu m'avais dit que tu étais retournée à tes études cette fois, mais je ne t'ai pas crue. Et tu me prouves que, quand tu veux, tu peux en être capable. Je suis heureux pour toi. Il la vit sourire.

–Merci!»

Sonny versa le champagne dans les deux coupes qu'elle serrait dans ses mains, puis en prit une. «Félicitations pour ta carrière dans le théâtre, alors.»

Ils firent tinter le cristal et burent en silence.

Ce fut Lucy qui reprit la parole. «Tu sais, j'en avais assez de me voir avec le visage paralysé pour sourire pendant des heures devant un appareil photo. C'est bien mieux de jouer et d'avoir un contact direct avec les gens.

–Je ne peux pas te donner tort.»

Elle lui demanda de remplir son verre, le vida d'un trait et le lui tendit à nouveau.

Sonny la regarda boire avec entrain et fronça les sourcils.

«J'espère que tu te surveilles avec l'alcool. Ça fait un moment que je te vois t'y adonner.

–Ne t'inquiète pas, je ne bois pas tant que ça. Et surtout, je ne deviendrai jamais comme ton ex-femme Leen, si c'est ce que tu crains: je ne suis pas si désespérée.

–Bien, j'espère vraiment!

–Je vais de l'avant comme tu vois, et sacrément bien; c'est toi qui es encore lié à ton passé. Quand te décideras-tu à te libérer de ce qu'il t'est arrivé? Tu as changé par rapport à l'année passée, mais je ne voudrais pas que tu dévies de ta route vers quelque chose de mauvais et nocif pour toi.

–Mais qu'est-ce que tu racontes? lui demanda-t-il irrité.

–Voilà, tu vois? J'aurais bien envie de te répondre du tac au tac, mais je me sens trop heureuse aujourd'hui pour vouloir me disputer. Et maintenant, je suis sérieuse.

–Je te préfère comme tu étais avant, dans ce cas.

Elle gonfla les joues et souffla l'air dehors.

–Écoute: tu te souviens de ce que tu m'as dit le soir où Ester devait quitter New York et que je t'ai accusé de ne pas être assez amoureux d'elle, parce que tu t'étais résigné à la laisser partir sans lutter?

Sonny ferma les yeux et chercha ces heures néfastes dans sa mémoire. C'était un peu avant que Leen essaie de le tuer. Lucy était arrivée dans son dos en lui apportant à boire, exactement comme elle l'avait fait peu avant.

–Non. Ça ne me revient pas à l'instant.

–Tu m'as dit: "J'ai comme une épingle plantée dans le coeur. Une douleur subtile, persistante, qui ne me laisse pas en paix, mais avec laquelle je vais devoir cohabiter jusqu'à je ne sais quand. Je suis juste mieux préparé que toi à la supporter."

–Mes compliments quelle mémoire!

–Je ne pourrais pas espérer faire du théâtre si je n'en avais pas. Et cette réponse est restée imprimée dans mon esprit. Mais revenons à ceci: "Je suis juste mieux préparé que toi à la supporter”. Tu dirais de nouveau ça, aujourd'hui? Il me semble que je réagis mieux que toi à la douleur.

–Vraiment?! Et qu'est-ce qui te fait penser ça?

–Le fait que j'essaie de m'améliorer, alors que tu ne fais qu'empirer.

–Bah, c'est facile de s'améliorer quand on part d'en bas…» Il s'interrompit. Merde!

La phrase lui avait échappé. Il avait touché son point faible cette fois: l'estime de soi.

Il entendit son amie retenir sa respiration.

«Pardonne-moi, Lucy, je ne voulais pas être si blessant, vraiment…» s'empressa-t-il de dire en posant une main sur son bras.

Elle baissa les yeux sur la coupe qu'elle tenait entre ses doigts, comme si elle contemplait les bulles qui remontaient du fond vers la surface, puis le regarda à nouveau en face, les yeux brillants. «Jusqu'il y a peu, tu ne m'aurais jamais dit une méchanceté de ce genre. Moi peut-être, mais pas toi. Ça ne t'évoque rien?

Sonny soupira.

–Ça m'évoque que c'est peut-être mieux d'interrompre cette conversation et de se revoir à un meilleur moment. Je ne suis pas d'humeur aujourd'hui à ce qu'il semble et je m'en tire avec des phrases malheureuses, c'est pour ça que j'aurais préféré que tu m'appelles avant de me faire une surprise. Même si ça me fait plaisir de te voir, il y a des moments où c'est mieux de rester seul. Ça ne veut pas dire que je ne t'aime pas. Il lui sourit.

Lucy lui prit le verre et la bouteille des mains.

–Bien! Dans ce cas, la prochaine fois qu'on se reverra, fais en sorte que ce soit toi qui apportes le champagne: je n'arrive pas du tout à imaginer quelle raison tu auras de célébrer quelque chose pour l'instant, mais quoi que ce soit, je serai très contente de la partager avec toi.» Elle tourna les talons et le planta là dans le jardin, près de la fontaine.


Lucy posa la bouteille et les verres sur le bar du salon puis, d'un sourire forcé, salua Louise qui la précéda pour lui ouvrir la porte de la maison. Son sourire s'évanouit quand elle monta en voiture pour laisser à ses yeux la liberté d'exprimer ses émotions par des larmes.

Elle ne savait plus que faire. Ses tentatives pour secouer Sonny de cette forme d'apathie cachée derrière un comportement inadéquat et incohérent avec ce qu'il avait toujours été se révélaient chaque fois inutiles. Il n'était plus lui-même depuis longtemps.

Tout avait commencé quand il avait découvert que sa fiancée, Leen, devenue par après sa femme, l'avait trompé avec Hans. Par la suite, ce déclin s'était poursuivi en assistant à la chute de sa femme dans l'alcoolisme et les jeux de hasard, et avait culminé le jour où sa petite fille avait perdu la vie dans un accident de la route à cause de cette même femme qui, au lieu de la protéger comme aurait dû le faire une mère, l'avait entraînée avec elle dans sa perte.

L'arrivée d'Ester dans la vie de Sonny avait empiré la situation.

Lucy n'était pas capable de faire plus que ce qu'elle faisait pour cet homme. Elle s'était rapprochée de lui parce que, partageant la même peine, ils s'étaient retrouvés à sortir souvent ensemble pour s'aider l'un l'autre à surmonter leur propre crise. Mais Sonny ne voulait ou n'arrivait pas à oublier. Elle n'avait pas oublié qu'elle était amoureuse du frère d'Ester, bien au contraire; mais elle tentait d'y penser le moins possible et d'avancer, sans que le passé la prenne au piège comme un poisson dans un filet.

Jack ne lui avait même pas dit au revoir avant de disparaître de sa vie: il était clair qu'elle ne comptait pas assez pour lui. Pas du tout même!

«Jack, où que tu sois…, dit-elle à voix haute. Va te faire foutre!» cria-t-elle en écrasant l'accélérateur du pied.

Masques De Cristal

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